Ma vie sans lui

Journal intime de la vie d'après

La vie au ralenti

Si l'on excepte les tout premiers jours où j'étais sous cloche, chez mes parents, dans un état second d'incrédulité totale par rapport à ce qui venait d'arriver, j'ai repris peu à peu pied dans le monde, mais je suis dans une sorte de ralenti. Un comme dans un film très très lent où il ne se passerait pas grand chose mais où chaque mouvement est décomposé à l'extrême.

Je passe de longs moments à regarder dans le vide, plongée dans mes pensées, sans même en avoir conscience (ce sont mes proches qui m'ont raconté). Et puis c'est reparti, je tiens une conversation “normale”, je ris à une blague ou je m'énerve sur un truc lié à l'actualité ou à la politique, avant de replonger dans cet état second où je ne suis plus là.

Mon cerveau tourne lui aussi au ralenti. J'avais souvent cette impression-là quand mon amoureux était là, parce que le sien carburait à une vitesse bien supérieure au mien (on en riait souvent). Aujourd'hui, je mets plus de temps pour prendre une décision, je fais répéter des choses à mes collègues, à mes élèves, pour être bien sûre de ce que je fais, voire je demande un délai de réflexion, ce qui était rare chez moi auparavant. Je tourne au ralenti comme une convalescente qui n'aurait pas encore retrouvé toutes ses forces.

C'est d'ailleurs ce que je suis, finalement. Un deuil, ça assomme, ça casse, ça tabasse. J'ai eu des jours (notamment ceux après les cérémonies funéraires) où je me suis effondrée physiquement, juste bonne à me rouler en boule dans mon lit et essayer de dormir (sans y parvenir, mais c'est une autre histoire).

Depuis quelques jours, ça va un peu mieux. Le rythme du boulot m'aide à reprendre mes repères, l'énergie que réclament mes élèves aussi. Le plus dur, après une journée difficile, c'est de savoir que mon amoureux ne sera pas là pour me faire un câlin, alors que c'est justement de ça dont j'ai besoin et de rien d'autre. Quelqu'un pour me prendre dans ses bras et me réconforter.

Je me répète comme un mantra “Il ne sera plus jamais là”, “plus jamais là”, “plus ja-mais” pour être certaine de bien intégrer l'idée. Cela finira peut-être par fonctionner, à la longue...

Là où il est

Depuis que mon amoureux est mort, je lui parle beaucoup, souvent, et à voix haute. Je l'ai fait tout de suite, d'instinct, quand le médecin du Samu est venu m'annoncer que malgré les efforts de tous ces gens sur place, ils n'étaient pas parvenus à le réanimer. Cela faisait déjà un bon moment que je pleurais, que je sanglotais, sans bien savoir ce qu'il était possible d'attendre de ces gens qui faisaient l'impossible. D'ailleurs, à un moment, il était déjà venu me dire “je ne vous cache pas que c'est très mal engagé, il est en arrêt cardio-respiratoire depuis trop longtemps”, sans doute pour me préparer. Mais hébétée, anesthésiée par la violence de ce que je vivais, j'y croyais encore, fermement. C'est pour ça que lorsque cela a été vraiment fini, mes sanglots ont fini dans des cris que tout le quartier a dû entendre. Et ces cris disaient que non, ce n'était pas possible, qu'il ne pouvait pas me laisser comme ça. Ces cris s'adressaient déjà à mon amoureux.

Depuis, je n'ai pas cessé de lui parler, parfois calmement pour lui dire ce que je ressens, parfois dans un soupir pour exprimer mon ras-le-bol qu'il me laisse gérer tout son bordel, parfois dans un cri de colère pour lui reprocher d'être parti sans prévenir, si brusquement que je n'ai pas pû lui dire au revoir comme je l'aurais voulu. La plupart du temps, je lui parle en pleurant, pour déverser ma peine, ce chagrin qui ravage tout et me coupe les ailes. Un jour sans doute, je lui parlerai dans un sourire pour lui rappeler un bon souvenir ou un moment heureux mais c'est encore un peu tôt.

Je lui parle, tout le temps, à voix haute et dans ma tête aussi mais où est-il, lui, m'écoute-t-il seulement ?

J'ai été élevée dans la foi catholique mais j'ai pris de très grandes distances avec l’Église en tant qu'institution. Pour autant, j'ai encore une sorte de spiritualité mais je crois que pas une fois, depuis qu'il est mort, je n'ai prié (je sais que d'autres l'ont fait, invoquant Dieu ou Allah et ça m'a profondément touchée mais moi, je n'ai pas réussi).

J'aimerais bien croire qu'il est là, quelque part, qu'il me regarde et qu'il m'aime (comme il me le disait souvent dans ses messages vocaux, dont un que j'ai retrouvé enregistré sur mon ordinateur et que je me repasse souvent). Des personnes me disent que “là où il est”, il veille sur moi ou alors qu'il a rejoint sa maman. J'adorerais qu'il en soit ainsi, vraiment, sincèrement. Je le cherche parfois dans un papillon qui passe ou un coup de vent fugace qui traverse les arbres, je le supplie de me faire un signe, n'importe lequel, mais il faut se rendre à l'évidence, je crois qu'il n'est nulle part. Je parle dans le vide qu'il a laissé, je parle toute seule.

Ce qui est curieux, c'est que je continue. Je ne sais pas, je ne sais plus, je suis perdue.

Le toucher

Alors d'accord, la météo est particulièrement fraiche pour une mi-septembre. Ici, il fait 5°C le matin et la bise n'apporte pas la chaleur que le soleil de l'après-midi pourrait générer. J'ai froid, donc, et je n'arrive pas à me réchauffer.

Je pense que je suis aussi froide à l'intérieur de moi. Mon cœur est gelé. Mon amoureux avait ce don de me réchauffer toute entière, rien qu'avec la chaleur de sa peau. Ma bouillotte naturelle. Ses mains valaient n'importe quelle chaufferette et si d'aventure elles devenaient froides, c'est qu'il y avait quelque chose qui clochait (maladie, stress intense).

Mon amoureux était roux, un vrai rouquin avec la peau diaphane qui va avec (et les éphélides aussi). Comme se mettre au soleil lui était interdit, sa peau était d'une douceur de bébé. C'était un bonheur de la caresser, un bonheur velouté et infini dont je ne me suis jamais lassée.

Sa barbe rousse était également douce parce qu'il en prenait grand soin. J'adorais fourrager dedans, pour le plaisir de défaire ce qu'il avait patiemment peigné, brossé, huilé. C'était moi, la barbière en cheffe, qui rectifiait, taillait, redonnait forme à cette prolongation de lui-même dont il était si fier. Nous aurions dû céder à ce rituel le matin où il est mort.

L'avant-dernière fois où j'ai touché mon amoureux, son décès venait d'être prononcé et il avait été débarrassé des tubes et autres perfusions qui avaient tenté de le ramener à la vie. J'ai été autorisée à soulever le drap pour lui dire adieu. Allongé sur le sol de la cuisine, il était encore chaud mais pas ses mains. Quelque chose clochait, définitivement. Je l'ai serré contre moi et je lui ai parlé quelques minutes, c'était presque comme s'il dormait (d'ailleurs, il était en pyjama). Durant les 2 heures qui ont suivi, nous avons attendu les pompes funèbres et je ne voyais plus qu'une chose de lui, les orteils de son pied droit qui dépassaient du drap et qui étaient en plein soleil. Je me disais “Zut, il va brûler”.

La dernière fois que je l'ai touché, c'était une semaine plus tard, avant la fermeture de son cercueil. J'ai d'ailleurs retardé ce moment le plus possible et j'ai vraiment hésité. Il était allongé, avec sa veste kaki et sa casquette dans cette chambre funéraire, alors qu'il faisait plus de 30°C dehors, c'était ridicule, il allait avoir trop chaud. Sa barbe avait été entretenue, elle était bien nette. Par contre, ses mains jointes, je n'ai pas aimé, ce geste ne lui ressemblait pas. Après un long moment, j'ai fini par les toucher. Je n'aurais pas dû. Il était glacé. Et ça, ce n'était pas lui, mon feu follet, mon soleil.

Depuis, je suis glacée à l'intérieur moi aussi. La météo n'a rien à voir là-dedans.

La solitude

Après la mort de mon amoureux, j'ai été immédiatement très entourée. J'ai appelé mes parents, comme une petite fille blessée appelle à l'aide. Mes sœurs sont aussi venues très vite et j'ai reçu d'innombrables coups de fil et messages de la famille plus éloignée. J'ai prévenu mes collègues, mes amis ici, le téléphone n'a cessé de sonner, de vibrer, de donner du réconfort sous forme de mots ou d'images qui m'ont été d'un grand secours.

Parfois les gens me disaient à quel point ils étaient désolés de ne pas trouver les mots, de ne rien pouvoir faire mais le fait de les savoir là, quelque part, en train de compatir à mon chagrin, de penser à mon amoureux disparu, c'est quelque chose d’extrêmement précieux. Nous faisions communauté dans la peine, nous formions une grande chaine d'humanité et je me suis sentie reliée à tout le monde, y compris les personnes que je ne connaissais absolument pas (ses collègues, par exemple).

Les mots reçus tout au long de ces premières semaines sans lui ont été d'un grand réconfort et en même temps, ils venaient aviver le déchirement d'avoir perdu cet homme merveilleux, qui a laissé auprès de tous ceux qui l'ont connu un souvenir fort et singulier.

Et pourtant.

Pourtant, même au milieu de cette communauté de chagrin, même au milieu des gens nombreux qui sont venus lui rendre un dernier hommage il y a une semaine, je me suis rendue compte que j'étais seule. Cet homme était ma moitié, je lui disais souvent qu'il remplissait ma vie de bonheur et d'amour, qu'avec lui, je me sentais enfin “complète”. Maintenant qu'il est parti et qu'il ne reviendra plus jamais, je me sens si seule que je pourrais en crever.

Faire sans.

Quand on me demande comment je vais, je réponds un peu automatiquement que je fais avec mais en vérité, j'apprends surtout à faire sans. Il y a beaucoup de choses qui me manquent. J'ai l'impression de fonctionner en mode dégradé, un peu au ralenti. C'est une sensation étrange, je n'ai pas été habituée à cela.

Sans sa présence, la nuit à mes côtés. Son corps doux et tout chaud, ma bouillotte naturelle. Je dormais si bien quand il était là. Je faisais même la sieste, allongée contre lui, le weekend, alors que ce n'est pas quelque chose que je pratiquais avant.

Sans son regard sur moi, ses grands yeux verts qui me regardaient comme si j'étais un trésor, son regard pétillant de malice et de tendresse.

Sans ses bras couverts de taches de rousseur qui me serraient contre lui, qui m'enveloppaient de douceur, dans lesquels je sentais que rien de mal ne pouvait m'arriver.

Sans ses textos, qui arrivaient à toute heure de la journée, juste pour dire “je suis arrivé au boulot” ou “je pense à toi”, “le train a du retard” ou “je t'aime, je t'aime tellement”. Je n'arrive d'ailleurs pas à archiver nos conversations, épinglées sur mon téléphone, que je saisis parfois pour vérifier mais non, il ne m'écrira plus jamais.

Sans ses mots doux. J'en avais fait une note de blog pendant le confinement, alors même que notre relation n'en était qu'à ses débuts. Il ne m’appellera plus son aurore boréale ou sa petite belette d'amour et ça, c'est une des choses qui me manque le plus.

Sans son amour, enfin. Il va falloir que j'apprenne à vivre sans son amour et ça, c'est une chose dont je ne pense pas être capable un jour. Cet amour était tellement immense que plus jamais je ne serai aimée comme ça et l'idée à elle seule me déchire le cœur.

Un goût de larmes

Ce matin, j’ai pleuré en regardant un écureuil virevolter autour du tronc d’un arbre, par la fenêtre du collège. Mon amoureux, c’était mon écureuil roux, mon feu follet. Il sautait du coq à l’âne, tout le temps, avec brio et intelligence, me perdant en route la plupart du temps mais j’avais fini par me faire une raison : cet homme était définitivement bien plus brillant que moi, à sa manière atypique et déroutante. La vie avec lui était un feu d’artifice permanent (ou presque), c’était stimulant.

Le fait que cet amoureux de la vie, cet esprit vif, toujours en mouvement, soit tombé comme ça, d'un coup et qu'en moins de 15 min, il soit parti est proprement inconcevable pour moi. Le vide qu'il laisse est vertigineux. Le simple fait de penser qu'il ne sera plus jamais là me suffoque et fait déborder mes yeux.

Au début, c'était tout le temps. Aujourd'hui, un mois après, il y a des moments où j'ai l'impression d'avoir intégré l'idée. Et puis elle me rattrape violemment et en fait non, je n'ai pas du tout accepté cette réalité, elle me broie le cœur, encore et toujours.

Je me demande encore comment je vais faire sans lui. Le risque est grand que je ne trouve plus goût à rien. C’est le cas actuellement. Je n’ai plus envie de cuisiner, de me balader, de regarder une série (même celle que nous avions commencée ensemble, la veille de sa mort), je n’ai même plus goût à la lecture, ce qui ne m’est jamais arrivé en près de 50 ans. Je me force, un peu.

Tout à l'heure, en rentrant du boulot, j'ai vu un autre écureuil roux. Mort, celui-là, sur le bord de la route. J'ai pleuré encore. Et encore une fois en ouvrant la boite aux lettres, vide. Et en ouvrant la porte sur laquelle son nom est écrit.

La vie a un goût de cendres et de larmes, c'est de la merde, je n'en veux pas.

Allongée par terre, dans la cuisine, je contemple la dernière chose qu'a vue mon amoureux afin de rendre son dernier souffle. Le plafond, blanc et constellé de petites taches, sans doute des éclaboussures liées à la cuisson, elles étaient déjà là quand j'ai loué l'appartement.

J'aurais aimé avoir été la dernière chose qu'il a vue mais à mon souvenir, ses yeux mi-clos ne me voyaient pas, ils ne voyaient peut-être même pas ce foutu plafond dégueulasse, peut-être qu'ils voyaient déjà l'autre côté. Je lui parlais, je lui disais de continuer à respirer calmement comme il le faisait, après cette violente crise qu'il venait de faire, je lui disais que c'était bien, que les pompiers arrivaient, tu les entends, ils seront bientôt là.

Et puis cette respiration un peu forcée s'est ralentie, je l'ai vu arriver, pendant quelques secondes, le moment où à force de ralentir, elle allait s'arrêter. Je lui ai parlé, massé la poitrine, j'avais envie de le frapper, de le cogner, il ne fallait pas qu'il s'arrête de respirer, non, ne t'arrête pas. J'étais terrifiée.

Le dernier souffle a été si léger que je l'ai à peine entendu.

Allongée par terre, dans la cuisine, je ferme les yeux, comme il l'a fait. Je crois qu'il savait, lui, que c'était fini.

Moi, un mois plus tard, je ne suis toujours pas tout à fait sûre que ça l'est. Par moments, cette incertitude me ravage les tripes. Il n'est pas possible qu'il m'ait laissée comme ça, sur le sol de la cuisine, c'est une possibilité nulle, ça ne peut pas être arrivé. Je suis dans un cauchemar, il va revenir, il est en déplacement, il me fait une blague.

Lui avait conscience que c'était fini. Avant sa dernière série de respirations laborieuses, il s'est tourné vers moi et m'a dit “Désolé...”. Ce mot me coupe le souffle, encore maintenant.

Avant-propos

Le 12 aout 2024, à l'heure du petit-déjeuner, mon amoureux est mort. Il n'était pas malade, il n'avait pas de problèmes de santé ni de condition médicale particulière, il n'était pas vieux, nous rentrions de vacances où nous avions joyeusement marché sur les sentiers de Lozère pendant une semaine quand tout à coup, il a fait un malaise et voilà. Ni les premiers soins donnés par les pompiers, ni les grands moyens déployés à coup d'hélicoptère n'ont permis de le sauver. Il était mort quand ils sont arrivés et il n'y a pas eu de miracle.

Depuis, je survis. J'oscille entre incompréhension et colère, entre chagrin et souvenirs, dans cette zone grise où je n'ai pas encore tiré un trait sur lui, sur nous, sur ce que nous avions construit et ce qu'il nous restait à vivre. Ma vie est entrée brutalement dans une sorte de tourbillon qui m'aspire vers le grand vide qui réside au fond de mon ventre.

Demain, cela fera 31 jours. Il a été incinéré, conformément aux seuls souhaits qu'il avait formulés un jour, puis ses cendres ont été dispersées dans la forêt qu'il aimait tant, une initiative que j'ai prise seule mais je pense qu'il aurait apprécié. Beaucoup de gens sont venus lui rendre hommage, cela a été un beau moment, de l'avis général, plein d'émotions et d'humanité.

Et aujourd'hui, je me retrouve seule, face à l'immensité de son absence qui me dévore le bide et qui par moments, me submerge de chagrin.

Alors je vais écrire. Je ne sais pas encore bien quelle forme cela va prendre mais je vais essayer de poser des mots sur cette disparition, pour apprivoiser cette “vie d'après lui”.