Le long du Nil

Notre trajet le long du Nil commence par une promenade en voiture jusqu'au barrage situé au nord de Louxor. La route est assez fréquentée, mais bon il n'y a pas tant que ça de routes dans ce pays, et beaucoup de choses s'y passent puisque c'est le seul axe routier à longer le fleuve de ce côté.

Chaque intersection est agrémentée d'un dos d'âne très efficace, d'un café, de véhicules arrêtés, de policiers (on croise beaucoup de policiers dans une dictature militaire. D'ailleurs il est interdit de les prendre en photo, ainsi que de photographier des bâtiment de l'armée, ou d'être en possession de jumelles), de marchands de pains et de gens qui attendent un transport. On croise beaucoup de cannes à sucre transportées principalement sur des charrettes tirées par des ânes étiques ou des triporteurs.

Tous ces ralentisseurs donnent une conduite égyptienne : rouler à 140 pendant 40 secondes, freiner jusqu'à l'arrêt, passer l'obstacle et hop c'est reparti pour accélérer à fond, doubler un camion qui est en train de dépasser une moto qui double une charrette, pendant qu'un bus arrive en face... ha il est temps de s'arrêter de nouveau.

La ville d'Esna, notre destination, a grandi trop vite et semble n'être composée que de ces immeubles à ossature en béton armé et murs de brique nue qu'on voit partout ici. Sans oublier les fers qui dépassent au dernier étage.

Esna

Le site ancien d'Esna est un temple, ou plutôt la salle hypostyle d'un temple de l'époque romaine ; sa situation est particulière : 9 m sous le niveau de la ville (le limon déposé par le fleuve représente donc 5 cm d'épaisseur par décade, j'aurais pensé plus. Évidemment le niveau du terrain a cessé d'augmenter en 1964).

esna

À l'époque des touristes anglais de la fin de 1920 on ne visitait que le tiers supérieur du bâtiment. Dommage car ces salles sont à mon goût les endroits les plus impressionnants des temples. Évidemment, elles ont été construites pour cela : on s'y déplace difficilement à cause de la densité des piliers, le clair-obscur favorise le recueillement et les couleurs, préservées et restaurées sont d'un éclat extraordinaire. La mythologie est au plafond, les récits plus terre-à-terre (ambassades, conquêtes et histoires de famille) recouvrent les piliers et les murs.

plafond

Esna est depuis l'antiquité un centre de production agricole : les piliers sont sont ici d'une diversité remarquable et représentent toutes sortes de plantes cultivées dans le coin. Une équipe d'archéologues est au travail, on peut constater la différence des couleurs, avant-après leur intervention, c'est spectaculaire. Le temple a été, ici comme ailleurs, utilisé comme logement / cuisine et le noir de fumée a tout recouvert mais sous cette crasse les couleurs ressortent aussi vives qu'il y a deux mille ans. Je me demande à quel point la suie a protégé les couleurs, en tout cas l'améthyste ou le corail ont conservé leur éclat.

piliers

À la sortie du site, qui est entouré de tous côtés par une ville très proche, nous traversons le souk pour rejoindre le quai. Nous croisons quelques beaux restes d'immeubles ou maisons construits en terre, datant du début du XX°, ainsi que des écoliers, des femmes faisant des courses, des types sur des motos chinoises, des étals de viandes et de tripes installés dans la rue en terre, des épiciers... et curieusement pas un seul touriste.

maison

Les autres touristes doivent passer à travers le souk moderne construit pour eux, merci Amin de nous avoir fait passer par la ville (je ne m'y serais pas aventuré seul).
Plus tard nous en croiserons également assez peu (des touristes), car les dahabieh voyagent en décalé par rapport aux ferrys qui font le même trajet deux fois plus vite et si nous sommes intégrés à un groupe assez imposant (70 personnes peut-être, réparties sur 5 bateaux voyageant de concert), nous nous diluons sur les sites en nous éparpillant au sein de groupes plus petits, chacun disposant de son propre guide.

esna

Le moment est donc venu de la croisière lente, effectuée dans un luxe décadent et en traversant des paysages de toute beauté (d'autant que, de loin, on voit moins la crasse et le plastique qui décorent chaque mètre carré de terrain), agrémentés parfois de visites.

Le Nil

C'est un voyage, hélas trop court et au rythme alangui, qui se déroule au fond d'une vallée où par définition le regard ne peut porter que dans deux directions. Le paysage est difficile a décrire, à la fois linéaire, perdu que nous sommes sur ce ruban de vie au milieu du désert, mais aussi toujours changeant. Avec des fulgurances de temps suspendu et de calme absolu :

brume

Souvent l'on ne voit que les rives, c'est-à-dire un foisonnement de toutes teintes de vert, parfois quelques bâtiments en émergent, ici un minaret, là des quais de chargement et régulièrement, des collines ocres offrent un peu de champ, et une couleur de plus à la palette.

nil

Les rives sont très vertes : après tout, l'espace cultivable est gagné sur le sable du Sahara aussi dattiers, manguiers et bananiers poussent-ils les pieds dans l'eau.

Un des objets artificiels qu'on croise le plus souvent est la pompe, depuis les stations de pompage opérées par une équipe et pour une zone ou un village, jusqu'à celle qui se déplace à la main et est mue par un générateur à gasoil (le carburant ne coûte presque rien ici). On voit partout des tuyaux qui plongent dans le fleuve ; les agriculteurs qui utilisent des installations collectives (canaux et martellières) paient une redevance et tous inondent régulièrement leurs parcelles.

D'ailleurs un de premiers soirs nous allons nous promener jusqu'à un village de cultivateurs où une des familles manifestement les plus influentes est celle en charge de la station de pompage.

village

Ensuite viennent les barques de pêcheurs, que je ne pensais pas voir en si grand nombre : on croise, surtout le matin et le soir, des dizaines de barques, à peine suffisamment grandes pour contenir les deux individus qui l'utilisent, un aux rames et l'autre à dérouler (ou enrouler bien sûr) un filet.

La largeur du fleuve change peu et en-dehors des collines c'est surtout le présence d'îles qui va influer sur sa physionomie ; certaines sont cultivées, d'autres non mais toutes sont un refuge pour les centaines d'oiseaux qui nichent, pèchent et barbotent parmi les roseaux.

Les gens

Finalement la remontée en bateau reste le meilleur moyen de visiter la Haute-Égypte et c'est marrant de penser que ce faisant on vit une expérience très proche de celle des touristes du début du siècle (enfin du XIX°).

D'ailleurs la population qu'on croise sur cette croisière ne me contredira pas, elle est comme nous représentative de la bourgeoisie mondialisée, blanche et occidentale qu'on pouvait déjà, j'imagine, rencontrer ici il y a 110 ans. Sur notre dahabieh, ce sont par exemple des espagnols avec leurs enfants installé à Londres et Vancouver, une famille de profs de Boston, un australien (instantanément renommé crocodile dundie par Valérie mais qui en réalité bosse dans la finance et se définit sans aucune ironie comme réfugié économique) de Singapour qui passe manifestement sa vie à voyager et deux couples d'anglais qui auraient l'un et l'autre parfaitement leur place chez Agatha Christie. Tout ce beau monde est très aimable et pratique avec aisance l'art de discussions d'une totale platitude qui présentent l'avantage de se dérouler en anglais pour épicer notre séjour d'une touche d'exotisme supplémentaire.

Le contraste avec la pauvreté de la population égyptienne, bien qu'amorti par le fait qu'on la distingue à peine lors des escales, est également tout aussi vif qu'au XIX°. Avec cette différence majeure qu'entre-temps le tourisme est devenu la seule industrie du pays.

Cela se traduit de notre point de vue par un nombre important de ferrys qui font la navette entre Louxor et Assouan de manière industrielle : quand on les croise, c'est par groupe de trente ou quarante bateaux à la file. Notre chance est qu'ils ne peuvent pas s'arrêter en l'absence de quai suffisamment profond, d'où une relative tranquillité lors des haltes

Haute-Égypte

Le décor change à partir de la première cataracte, c'est-à-dire Assouan ; enfant, j'imaginais un genre de Niagara, ce n'est bien entendu pas le cas. C'est plutôt qu'à partir d'ici on entre dans une zone de chaos rocheux où le fleuve connaît une succession de rapides, et en amont duquel il avait creusé un canyon dans la roche.

Il est aisé de comprendre pourquoi le site forme une frontière naturelle qui a séparé Égypte et Nubie pendant si longtemps. Malheureusement pour les Nubiens, la zone sud d'Assouan est riche en ressources minérales et notamment en or. C'est aussi bien entendu un verrou commercial vers le reste de l'Afrique, verrou que les pharaons ont fini par faire sauter en l'envahissant et en faisant disparaitre les cultures locales.

Et malheureusement pour nous, il est aujourd'hui difficile voire impossible de se rendre compte de ce que pouvaient être les paysages et la vie quotidienne en haute-Égypte depuis l'édification du barrage Nasser qui a fait disparaitre toute la zone sous le lac artificiel.

On en a un petit aperçu lors de la visite du musée nubien d'Assouan où se trouvent notamment un ensemble de photographies, fin XIX° – début XX°.