Des commentaires jugeants

On est nombreux·ses à se dire que c'est mal de juger. Et pourtant, j'ai l'impression qu'on fait plein de commentaires qui sont en fait des jugements et qui sont socialement tolérés.

Je voulais revenir dans cet article sur quelques commentaires jugeants que j'ai trouvés blessants ou agaçants.

1. Quelques commentaires jugeants

a) Le commentaire jugeant caricatural

À un évènement militant, un homme d’une quarantaine d’années est venu me dire que c’était « une honte » (je cite) que je sois élue à un poste à responsabilité dans mon mouvement alors que je ne suis pas venue tracter pour cet évènement. Ici, le jugement négatif est explicite. Cet homme considère que la valeur d’un·e militant·e se juge uniquement à sa présence lors du tractage, et à sa capacité à sacrifier le reste de sa vie pour cet engagement.

Ce soir là j’étais assez sure de moi. Je suis convaincue que chacun·e apporte à un mouvement ce dont il/elle a envie ou est capable, et que c’est toujours mieux que de ne rien faire car on a peur de ne pas faire assez. Je n’ai donc pas été trop affectée par ce jugement. Si j'avais assisté à cette scène alors que je venais d'intégrer le groupe, je me serai probablement dit que ça n'était pas un lieu pour moi car je ne correspondait pas à la norme valorisée. Et je serai probablement partie.

b) Le commentaire jugeant implicite

Nous sommes quelques femmes à discuter d’où nous faisons nos courses. L’une des femmes a dit  : « ah non mais moi je vais jamais dans les supermarchés, je vais toujours au maraîcher ». Ça peut sembler anodin, mais le ton disait clairement une fierté, et du coup, en creux, un jugement négatif par rapport au fait d’aller faire ses courses au supermarché. J'ai été mal à l'aise quand cette femme d’une classe sociale plutôt élevée dise ça devant des femmes qui, je le savais, n'avaient pas ce comportement de consommation. Un peu plus tard, quand on partageait le repas ensemble, et que je me régalais du dessert, la personne qui l'avait apporté m’a dit en me chuchotant à l’oreille : « c’est de chez Lidl ». Je ne sais pas si c'était lié à la remarque en début de soirée.

Pour moi, ce commentaire était implicitement jugeant. Il réaffirmait que c'est bien d'avoir cette pratique de consommation et en osant le dire à voix haute, ça dit que c'est la pratique sociale valorisée dans notre petit groupe. Or ce commentaire était classiste. C'est un privilège d'avoir les moyens et le temps de faire ses courses à différents endroits, etc. J'étais gênée car ce commentaire pouvait faire que certaines personnes invitées se sentent mal à l'aise ou faire moins partie du groupe.

c) L’antiphrase jugeante

Il y a quelques temps, ma mère a pris l'avion pour un voyage avec des copines, et c'était OK de son point de vue car elle ne l'avait pas pris depuis très longtemps. J'étais hyper déçue et j'ai du dire quelque chose comme « Si ça te fait plaisir, chacun est encore libre de faire ce qu'il veut pendant ses vacances ». Et je n'ai aucun doute sur le fait qu'elle savait très bien que je désapprouvais. Tout comme je perçois totalement qu'elle désapprouve dès que je sors d'une alimentation parfaitement bio et équilibrée quand elle me dit : « Écoute, tu fais bien ce que tu veux maintenant ».

Et vu comme ses remarques m'agacent, je ne doute pas de l'avoir aussi agacée.

d) Le commentaire jugeant positif

Dans une discussion où on s’était promis de ne pas émettre de jugement, une personne dit en réponse à un témoignage : « c’est courageux de pouvoir aujourd’hui poser des limites ». Cette réflexion est positive et pourtant je la trouve jugeante. Je me suis beaucoup dit : ça ne fait jamais de mal de dire du positif. En fait, je ne crois plus que ça soit le cas et je trouve que les choses sont plus compliquées que ça.

Quand ma mère me dit « c’est bien que tu sois allée courir », je me sens jugée. J'ai l'impression qu'on me distribue des bons points comme si on cherchait à me dresser, et ça m'agace.

Quand une amie m’a dit « bravo d’avoir osé dire xxxxx à yyy», ça me met mise super mal à l’aise. Je me suis demandée pourquoi elle me félicitait, j’avais l’impression qu’elle se plaçait au dessus de moi en faisant ça. Qu’elle se prenait pour ma psy ou pour ma mère.

Le pompon, c'est mon oncle qui dit souvent : « Je n'aurais pas mieux fait » 🤭. Je suis toujours hyper choquée quand j'entends cette expression de la part de quelqu'un à qui je n'ai pas demandé de m'apprendre quelque chose.

2. Qu’est-ce qu’on pourrait faire à la place ?

Souvent, quand des situations me mettent mal à l’aise, je ressens le besoin d’écrire pour les analyser, mieux les comprendre, et me demander ce que j’aurais pu faire de différent : – si j’avais été à la place de l’autre personne, – et de là où j'étais.

a) Le caricatural

Je ne sais pas exactement ce que voulait l’homme qui m’a dit que seul les personnes qui vont tracter sont des vrai·es militant·es. Peut-être avait-il un (énorme) besoin de reconnaissance ? Ou bien cherchait-il un moyen d’extérioriser sa colère ? Ou bien il était juste sexiste et cherchait un prétexte pour essayer d’écraser une militante qui a de la reconnaissance qu’il n’a pas ? En essayant de lui prêter la meilleure des intentions, on pourrait imaginer qu’il essayait d’exprimer sa frustration et sa colère, et dans ce cas, on pourrait recommander une parole en « je » :

Proposition : « Quand j’ai vu qu’on n’était que 2 à tracter, j’ai été déçu et en colère.  »

Et moi, comment aurais-je pu réagir ? J’ai argumenté sur le fond : la valeur d’un·e militant·e ne se mesure pas au nombre de tracts distribués. On est inclusif et accueillant et donc on est reconnaissant·es de chaque petite ou grande chose qu’une personne fait pour le collectif. J’étais assez contente de mes arguments, mais clairement, on a été dans un dialogue de sourds.

Je lui ai aussi demandé s’il avait été content de tracter, pour contrer son besoin d’avoir une médaille, en mode : « on ne te demande pas de te sacrifier pour le groupe ». Cet argument a porté, mais comme un coup, pas comme quelque chose qui nous réconcilie et nous rapproche (en même temps, je ne crois pas que c’était ce que je cherchais).

Dans son livre « Where to draw the line. How to set healthy boundaries», l’autrice recommande de poser des barrières claires à certains comportements qui ne sont pas acceptables, et je pense que celui-ci en fait partie. À la lecture de son livre, je me dis que j’aurais pu dire :

« Je n’accepte pas que tu portes des jugements de valeur sur les militant·es de ce groupe, soit tu arrêtes, soit j’arrête de discuter avec toi ».

b) Le commentaire jugeant implicite

Moi aussi je fais toutes mes courses de légumes au maraîcher ou à la biocoop. Mais je sais que c’est un privilège (j’en ai le temps et les moyens financiers). D’un côté, j’ai envie de me dire que dans ce contexte, la meilleure option serait de se taire.

Et en même temps, je crois beaucoup à l’exemple et à l’exemplarité pour faire évoluer les normes sociales. En disant où j’achète mes légumes, je normalise le fait de les acheter ailleurs qu’en supermarché. Alors comment présenter ce que je fais sans impliquer que ne pas faire pareil c’est mal ?

J’ai l’impression qu’il y a plusieurs stratégies :

  1. Show, don’t tell : rendre visible ce que je fais, sans en faire un fromage. Dire par exemple : « Je reviens des courses chez le maraîcher », sans aller plus loin.
  2. Expliquer ce que je gagne à avoir un certain comportement. Je peux par exemple dire : « Je suis vraiment contente d’acheter mes légumes chez le maraîcher car comme ça j’ai toujours des légumes de saison, et j’ai bonne conscience d’aider des jeunes agriculteurs locaux qui font du bio ».
  3. Avoir une formulation plus mesurée : « j’essaie d’aller autant que possible chez le maraîcher et pas au supermarché pour mes légumes ».

Et qu’est-ce que j’aurais pu répondre quand j’ai assisté à cet échange ?

Sur le moment, j’ai juste dit : « £moi je n’y arrive pas, j’achète les citrons au supermarché bio* ».

J’aurais pu aussi faire un appel à nos valeurs que je sais partagées :

« On est d’accord que chacun·e fait comme elle peut et qu’on ne juge pas des comportements des autres ? ».

Ou en mode CNV (Communication non violente) :

« Quand tu dis ça, j’ai l’impression que si je ne fais pas comme toi, alors tu auras une mauvaise opinion de moi ».

c) L’antiphrase

L’antiphrase est une sorte de « non-commentaire » qui en est en fait un. Il me semble que l’idéal dans ce cas est de s’abstenir de commenter. Toutes les informations que l’on entend ne demande pas une réponse de notre part ! (ça c'est une note à moi-même). D'ailleurs, ce matin, quand mon interlocuteur m'a dit que pour lui les vacances c'était 3 semaines au soleil en Guadeloupe, je me suis tue. Point. Et c'était la bonne réaction à avoir je pense.

Avec ma mère, j'aurais pu dire ce que je ressentais. Je le lui ai d'ailleurs dit plus tard : « ça me rend triste de voir que tu te mets à prendre l'avion car je me dis que si même les personnes écolos comme toi s'y mettent, on est vraiment foutus ».

De l'autre côté, je ne sais jamais quoi répondre quand on me fait ce genre de commentaires. En général, ça me met mal à l’aise et je ne réponds rien. À la réflexion, je me dis que je pourrais essayer deux stratégies :

1) Questionner : « Pourquoi est-ce que tu fais ce commentaire ? ». 2) Poser une limite : « Je ne souhaite pas t’entendre commenter mes choix de vie quand je ne te demande pas ton avis, et là c’est un commentaire en creux. Si tu le refais, je raccroche. ».

d) Le commentaire jugeant positif

Le commentaire positif est celui qui me travaille le plus depuis plusieurs années. J’aime faire des compliments sincères, et ça me semble hyper important. J’ai du mal à trouver la frontière entre le compliment et le commentaire jugeant. En y réfléchissant pour cet article, j’ai l’impression qu’une des pistes est de parler en « je » :

Conclusions

J’ai entendu plusieurs fois : « il suffit qu’on se rappelle le cadre en début de réunion et qu’on se dise qu’on est bienveillant·es et non jugeant·es ». Et peu de temps après, cette même personne exprime des propos jugeant, sans s’en rendre compte.

J’ai aussi eu une discussion avec une personne très proche que je trouve très jugeante et qui m’a expliqué ne pas du tout l’être, et y faire très attention.

Je suis donc convaincue qu'il ne suffit pas de vouloir ne pas être jugeante pour ne pas exprimer de jugements. Comme toutes les habiletés sociales, ça s'apprend. Et cet article de blog était pour moi autant une manière de transmettre ce que j'ai appris / lu qu'un prétexte pour réfléchir sur mes pratiques et imaginer d'autres manières de m'exprimer.

Pour aller plus loin

J’ai cherché des ressources sur le jugement, et je n’ai pas trouvé ce que je cherchais. Je suis donc preneuse de recommandations de lectures / podcast / … !

Et pour poursuivre la discussion, on peut se retrouver sous ce fil sur mastodon comme je ne sais pas activer les commentaires sur ce blog, et que j'ai hâte de vous lire !