Suis-je (assez) intelligente ?
Je me rappelle très bien quand je vivais encore à Lyon, quand j'étais encore étudiante, et que j'étais persuadée d'être une erreur de casting. L'école que j'avais intégrée recrutait des personnes très intelligentes, et j'étais convaincue que ça n'était pas mon cas.
Arrivée à l'ENS par erreur
Après les classes prépa, j'ai intégré l'ENS de Lyon : une école qui avait la réputation de réunir des gens très intelligents. Je suis rentrée très bien classée au concours. Mais très vite, je me suis rendue compte qu'il y avait eu erreur.
Je n'étais pas du tout aussi brillante que certains de mes camarades. J'avais juste beaucoup travaillé et j'avais eu de la chance, mais je n'étais pas particulièrement intelligente. Je le savais déjà car en prépa j'avais réussi mais en travaillant régulièrement. L'ENS me l'a rapidement confirmé : j'avais passé 5 ou 6 heures à essayer de faire le premier de TD de physique statistique, et je n'avais rien compris. Je trainais avec quelques garçons qui n'avaient rien préparé, ou bien juste un peu, et qui avaient l'air de maîtriser.
Pendant ces années dorées (payée nourrie logée pour apprendre), j'ai eu un énorme sentiment de ne jamais être à ma place. Je me sentais nulle, j'avais un bon gros syndrome de l'impostrice.
L'échelle de l'intelligence
J'avais l'impression de partager avec mes camarades une sorte d'échelle d'intelligence sur laquelle on plaçait les gens. On en parlait pas vraiment explicitement, sauf pour mettre en avant une personne vraiment très forte, et systématiquement, c'était un garçon.
Des preuves d'intelligence
Il y avait plein de signes qui montraient qu'on était, ou pas, très intelligent.
Je me rappelle de ce gars qui ramenait le Cohen-Tanoudji (gros bouquin de mécanique quantique avec plein de maths) au foyer, l'endroit où on venait normalement boire des coups et déconner. Si ça se trouve, il aimait lire des trucs compliqués avec un verre de bière et du bruit autour. Mais peut-être qu'il faisait comme ceux qui mettent des gros livres bien en évidence derrière eux quand ils font des visios. En tous cas, moi ça me renvoyait que je n'étais clairement pas passionnée au point d'amener des livres de sciences au bar, et qu'il me fallait un environnement hyper calme, et tous mes neurones, pour ouvrir ce genre de livre, pas comme lui. J'étais donc moins intelligente.
L'autre preuve d'intelligence, c'était de ne pas travailler, et de réussir les examens quand même. Pas de bol pour moi, c'était réellement ce qui arrivait à mon copain. Il venait en cours où il prenait des notes et posait quelques questions, et puis il ne rouvrait jamais aucun cours. Moi j'étais une laborieuse, j'avais besoin de travailler pour réussir.
J'ai compris plus tard que ce n'est pas pareil de grandir avec un père chercheur ou avec une mère psy, d'avoir fait 3 années de prépa ou seulement deux. Et que si j'étais moins forte en maths, c'était parce que c'était une compétence que j'avais quand même moins travaillé. Il m'a fallu des années pour déconstruire le mythe qui dit que l'intelligence qui fait qu'on réussit en maths est un don.
- Sur le sujet du don qui serait inné mais qui en fait ne l'est pas du tout, je recommande l'excellent livre : Peak: Secrets from the New Science of Expertise de Anders Ericsonn et Robert Pool.
Sexisme intégré
Je me rappelle des discussions pour savoir qui était le génie, la personne ultra brillante, qui aurait dû intégrer Ulm (l'école encore plus prestigieuse), mais qui avait terminé avec nous, et qui serait le Cédric Villani de notre promotion. Les noms qui circulaient parmi nous n'étaient évidemment que des noms de garçons. Je n'ai jamais pensé pendant ces années que ça aurait pu être l'une d'entre nous, l'une des filles.
Pourtant, on avait une femme enseignante qui était vraiment brillante d'après les autres enseignant·es. Mais elle n'était pas une très bonne enseignant·e, et son mari avait l'air encore plus brillant. Il y avait beaucoup plus de légendes sur l'intelligence de son mari, qui faisait de la physique statistique et qui était méprisant, que sur elle qui faisait de la mécanique des fluides et qui était gentille.
20 ans plus tard, la personne qui me semble avoir eu la carrière scientifique la plus brillante du point de vue de la puissance de l'intelligence scientifique de ma promo, c'est une fille que je ne connaissais pas très bien. Elle était discrète, elle était l'une des rares filles à être allée en M2 recherche, et elle est aujourd'hui médaille de bronze du CNRS.
Et aujourd'hui je suis intiment convaincue que les femmes sont aussi intelligentes que les hommes et qu'il y a des tas de chercheuses brillantissimes. Juste, que le monde de la recherche, et le monde de la communication autour de la recherche, sont des mondes extrêmement sexistes. Les femmes galèrent plus pour réussir, et leurs résultats sont moins valorisés que ceux des hommes.
- Pour aller plus loin sur ce qu'on peut faire pour lutter contre le sexisme dans les études de sciences, j'ai adoré l'écoute de l'épisode du podcast « Les couilles sur la table » avec Isabelle Collet : Des ordis, des souris et des hommes.
Le culte de l'excellence
Sans le vouloir, l'institution nourrit cette culture toxique.
Classer les élèves
Je pense que les enseignant·es nourrissent cette culture toxique lorsqu'iels pensent qu'il y a réellement un sens à classer les étudiant·es (et non leurs résultats).
Je me rappelle une copine qui est partie faire un semestre à l'étranger. Elle y a eu des meilleures notes qu'à l'ENS. À son retour les enseignant·es de l'ENS ont décidé de lui baisser sa moyenne de quelques points car elle ne valait pas autant. Il était inconcevable qu'elle aurait pu mieux réussir là-bas car elle avait choisi des matières qui lui convenaient mieux, ou parce que les enseignant·es y étaient meilleurs.
Une seule compétence valorisée
J'ai eu l'impression qu'il y avait une seule compétence vraiment valorisée : la capacité à mener des raisonnements calculatoires. Cela renforce l'idée qu'il existe une seule compétence qui vaille, et que c'est l'intelligence qui caractérise la valeur d'un·e élève. Je me rappelle aussi mon directeur de thèse dépité que je n'arrive pas à mener un gros calcul et me dire : « Mais tu n'as pas eu le concours toi ?? ». « Bah si, mais pas grâce aux épreuves écrites 🫣 »...
À l'inverse, je dois reconnaître qu'il y a eu quelques initiatives chouettes pour valoriser d'autres compétences. Je me rappelle ce prof qui nous a dit que l'examen porterait sur notre capacité à comprendre la physique et pas à faire des maths : j'étais super excitée ! Ou ces enseignant·es de M2 qui nous ont interrogé sur un article de recherche et pas sur notre capacité à faire des calculs de bourrin en temps limité. Merci à eux.
La mécanique du jugement
Juger celleux qui sont en dessous
À la différence des maths, quand on dit que Bob est plus intelligent qu'Alice, en général, ce n'est pas neutre. Implicitement, on dit que Bob a plus de valeur qu'Alice. Et puis on va se rattraper en disant que Alice a d'autres qualités hein, elle est très gentille par exemple. (Je hurle intérieurement en écrivant ce paragraphe puant de sexisme).
Or donc, j'ai l'impression que quand on croit que cette échelle existe, et qu'elle compte pour nous définir, on ne veut pas être trop en bas de l'échelle. Du coup, c'est rassurant de juger que certaines personnes sont moins intelligentes que moi. Ça veut dire que je suis plus haut sur l'échelle avec les gens intelligents, non ?
Un mécanisme pervers
Mais ces échelles sont perverses. On n'est jamais tout en haut de l'échelle, on est toujours la nulle de quelqu'un d'autre.
Je pense qu'à cette époque je méprisais celleux que je pensais en dessous, et j'enviais ceux qui étaient au dessus Et je me sentais nulle quand je les regardais. C'était une mécanique vraiment nulle dont je ne suis pas du tout fière.
Je vois encore plusieurs copines qui méprisent vraiment fort les personnes qu'elles considèrent comme moins intelligentes qu'elles. Je suis souvent du côté des personnes qu'elles classent comme “ plus intelligentes”. D'un côté c'est flatteur, mais en vrai, c'est merdique.
- Ces copines sont souvent condescendantes et parfois maltraitantes avec des personnes qu'elles ne jugent pas assez intelligentes. Et ça me fait mal de voir ça.
- Et surtout, plus égoïstement, elles sont souvent pénibles avec moi. J'ai l'impression qu'elles cherchent à me montrer mes erreurs, ce que je ne sais pas ou que je n'ai pas compris pour pouvoir m'appuyer un peu sur la tête et monter elles un peu plus haut sur l'échelle.
J'ai réalisé assez récemment que j'appréciais ces copines qui souvent me renvoient une image flatteuse, mais que je suis toujours sur le qui-vive de la remarque passive-agressive bien désagréable. Est-ce qu'on peut avoir une amitié entre deux personnes qui se voient à des places différentes sur une échelle de valeur ? Je n'en sais rien...
Conclusion
Je me suis fait du mal, et j'en ai fait à d'autres en renforçant cette culture toxique de l'intelligence logico-mathématiques. En fait, je suis convaincue que d'en parler et d'expliquer comment cette mécanique du jugement fonctionne aide à s'en défaire.
J'ai vraiment pris conscience en thèse que je jugeais sur l'intelligence, quand j'étais dans un environnement moins toxique, et que j'ai pu constater la diversité des personnes qui faisaient de la recherche autour de moi. Mon parcours en sciences de l'éducation m'a ensuite convaincue que la performance est le fruit d'autre chose qu'une intelligence qui serait innée. Cet article me permet de rajouter une petite pierre pour :
- Déconstruire le mythe de l'intelligence scientifique innée. Il n'y a pas de don qui fait qu'une personne devient Einstein. Il y a certes une petite prédisposition, mais c'est surtout : un environnement qui permet de cultiver la compétence parce qu'on a les bons guides, les bonnes lectures, du temps à y consacrer, une bonne santé physique et mentale, etc.
- Déconstruire l'échelle de valeur associée à cette intelligence scientifique. Ma thèse m'a appris que la recherche était une aventure collective et qu'il y avait besoin de compétences diverses. Mon directeur de thèse est brillant, mais il n'aurait jamais eu cette carrière s'il n'avait pas été entouré de gens moins créatifs/brillants mathématiquement, mais très rigoureux et très patients. Il y a vraiment besoin de tout un tas de qualités et de compétences très différentes en recherche, et c'est encore plus vrai aujourd'hui.
- Nourrir une réflexion plus large sur le poids des jugements de valeur dans nos relations amicales et familiales. Je viens d'une famille grossophobe, classiste, élitiste, sexiste, qui croit en la valeur travail... J'ai mis du temps à voir que j'étais jugeante, à voir que je ne supportais pas être jugée, à comprendre à quel point j'étais construite sur ces jugements. Et à commencer à les déconstruire...
Work In Progress...