Tu lis quoi cet été, toi ?
Récemment, sur l'application messagerie d'un groupe militant, on a commencé à s'échanger nos lectures de l'été. Alors que je me réjouissais de toutes ces idées de lectures, en même temps que je me désolais de ce que je n'aurais jamais le temps de tout lire, je me suis demandée si cette pratique n'était pas excluante...
Hiérarchie des genres
Ado, je lisais tout. Je m'ennuyais chez mon père, chez ma grand-mère, au collège, donc je lisais tout ce que je trouvais.
Jeune adulte, j'ai eu ma période romans de gare, que je lisais surtout dans le train et dans les transports.
Je lis encore quelques romans l'été. Je veux que ça soit de très bons romans. Pas un roman policier de gare, ou plein de bons sentiments ou de SF. Nan, je veux de la littérature, des classiques, ou des romans modernes. Et puis si possible, en version originale quand c'est en anglais.
Je me suis rapidement rendue compte que je classais les genres littéraires. Tout en haut, l'essai philosophique à la « Le mythe de Sisyphe » de Camus que je me rappelle essayer de lire en prépa (sans grand succès). Tout en bas, la romance, les livres fleur-bleu, ou les livres guimauves comme « L'alchimiste » de Paulo Coelho. Au milieu, les romans policier bien travaillés, comme « Le nom de la rose » d'Umberto Eco ; ou les grands classiques comme Zola, Zweig ou Herman Hesse.
Je fais donc partie des gens qui jugent fort les livres. Avant, je me faisais un avis en 30 secondes sur les gens en regardant leur bibliothèque ou leurs lectures. Maintenant je crois que j'enregistre juste l'information des lectures que cette personne aime sans l'utiliser pour nous classer sur une sorte d'échelle sociale.
Récemment, j'ai organisé une causerie féministe chez moi. Mon but était de faire se parler des femmes de milieux sociologiques différents. On a préparé cet échange avec une copine et j'ai proposé qu'à un moment chacune puisse recommander une lecture. Et ma copine m'a fait remarquer à juste titre que c'était une super mauvaise idée. Ça risquait de mettre mal à l'aise celles qui n'auraient pas eu un livre intello, ou juste un livre tout court, à recommander. Elle me rappelait à quel point nos lectures sont un marqueur social.
Bavardages culturels
Quand je suis arrivée à l'ENS, je me sentais pas du bon milieu quand mes camarades discutaient d'opéra et de musique classique (je ne connais que Carmina Burana), savaient tous skier, et avaient tous des références en politique. Ça a participé à mon sentiment de ne pas être à la bonne place et à mon mal-être à cette période, et je suis sure qu'essayant d'être à la hauteur, j'étalais comme de la confiture ce que j'avais de capital culturel et mettait mal à l'aise d'autres personnes.
Mais je me sentais aussi un peu exclue quand j'avais 20 ans et que ma bande de copains d'alors passait des heures à bavarder sur les dessins animés qu'ils avaient vu enfants. Moi je n'avais pas eu la TV et donc je ne connaissais rien. Ma petite cousine fille de bourgeois sans TV achetait avec son argent de poche Télé 7 jours pour avoir les résumés des séries à la mode et pouvoir discuter avec les copines à la récré.
J'ai donc l'impression que ces discussions sur nos pratiques culturelles fondent l'identité d'un groupe en excluant celleux qui sont différent·es, et en rapprochant celleux qui se ressemblent.
Pour un groupe d'ami·es, dans une famille c'est surement normal. On se rapproche (je crois) des gens qui nous ressemblent, et on renforce une culture commune. On pourrait discuter du sentiment d'illégitimité que ça crée pour les personnes qui arrivent dans le groupe (par exemple les conjoint·es), du renforcement des différences entre groupes sociaux, mais ça n'est pas l'objet de cet article.
Dans un groupe qui ne se base pas sur les affinités
J'en arrive à mon interrogation du moment. Je distingue le groupe d'ami·es du lieu que l'on construit pour qu'il soit accueillant pour des personnes différentes de nous.
Par exemple, dans un groupe militant, on veut à la fois :
- Partager ce qui nous fait grandir et progresser, et donc des livres, des reportages, et des articles de presse.
- Être un groupe inclusif qui inclue de la même manière toutes les personnes quels que soient leurs capital(s) : culturel, économique et social, ou leurs privilèges (ou absence de privilèges).
Des attentions pour ne pas reproduire les inégalités de la société
On met en place une cagnotte solidaire ou de l'hébergement militant pour permettre aux personnes qui n'ont pas beaucoup de ressources financières de participer à nos évènements.
On réfléchit à des solutions de garde (pour le moment ça n'est pas très effectif) pour permettre aux parents isolé·es de venir aux évènements militants.
Un manque d'attention qui peut exclure doucement
Récemment, nous avons échangé une quinzaine de messages montrant nos lectures toutes plus intellos les unes que les autres sur le fil discussion de notre groupe militant.
Il y avait :
- Des personnes qui montrent leurs lectures du moment avec des photos de couvertures de livres, tous un peu intellos.
- Des personnes qui commentent en disant qu'elles en ont lu certains (j'en fais partie)
- Et surement beaucoup de personnes qui n'ont pas participé.
J'ai vécu la même chose sur le canal discussion d'un slack professionnel.
Norme sociale
J'ai l'impression que ce type d'échange donne l'impression que la norme sociale de ce groupe (= ce qui se fait) c'est de lire des gros livres intellos. Implicitement, ça dit que c'est un comportement qui permet d'appartenir davantage au groupe. Et on peut se sentir illégitime quand on n'a pas ces pratiques culturelles.
Boy's club
Un peu comme dans l'article de Jo Freeman que j'avais résumé ici, ce type de pratique renforce la création d'une élite informelle au sein du groupe militant. Les personnes qui partagent les mêmes lectures vont naturellement se sentir plus proches. Ces conversations semi privées vont renforcer des liens d'amitiés qui deviendront peut-être des moyens d'exercer le pouvoir au sein du groupe.
Alors on fait quoi ?
En même temps que je me posais ces questions, je n'ai pas pu résister à partager la liste de livres feel good écrits par des femmes qui m'avait été récemment partagée sur Mastodon. Je me suis rassurée en me disant qu'il y avait aussi des livres moins snobs dans cette liste. Mais est-ce que je n'aurais pas du m'abstenir pour éviter de remettre une pièce dans la machine ?
⚠️ La réflexion qui suit concerne les espaces que l'on veut inclusifs, et en particulier les messageries de groupes militants ou professionnels.
Voici quelques pistes auxquelles j'ai pensé, aidée par les conversation avec les copaines de mastodon et de la vraie vie.
Ne pas confondre réseau social, blog, et messagerie de groupe
Aujourd'hui, les réseaux sociaux servent souvent une mise en scène de nous même. On se montre comme on aimerait qu'on nous voit, et ça peut être en train de lire un gros livre. On fait alors un selfie avec le livre, ou bien une photo de la couverture avec en arrière plan cet endroit trop beau où on a la chance d'être. On instagramme notre quotidien. Ça me fait penser à l'épisode sur Instagram du podcast le code a changé où Xavier Delaporte interviewe un de ses copains qui poste des selfies sur Instagram.
Mais il n'y a pas que l'aspect narcissique dans nos partages de lectures sur les réseaux sociaux. Il y a aussi un aspect de micro-blogging. On partage nos lectures pour faire découvrir un livre ou pour parler avec des personnes qui ont aussi lu ce livre. C'est sur Mastodon avec le hashtag #VendrediLecture que je trouve un grand nombre d'idées de lecture. Et c'est aussi pour ça que je partage sur ce blog mes notes de lecture.
Mais une messagerie de groupe militant n'est PAS un réseau social à la Instagram ni une plateforme de micro-blogging. Je pense qu'il faut donc éviter les pratiques de ces réseaux et en particulier :
- Ne pas faire du name-dropping de livres qu'on a lus,
- Ne pas surenchérir d'un : « Moi aussi je l'ai lu » qui implicitement dit : t'as vu on fait partie du même groupe social !!!
Partager et raconter ce que nos lectures apportent pour les préoccupations du groupe
À l'inverse, il me semble que c'est ok de partager ce qu'on a lu/vu en expliquant ce que ça apporte par rapport aux préoccupations du groupe.
Par exemple de dire qu'on a lu tel roman (au hasard « Paresse pour tous »), qu'on a beaucoup aimé parce que ça dépeint l'arrivée au pouvoir d'un politique comment on en rêve etc. Comme ça, la personne qui n'a pas lu le livre, et qui ne le lira pas parce que ça n'est pas trop son truc, gagne quelque chose de notre message. Elle peut faire quelque chose de cette information autre que de juste l'utiliser pour se juger de manière dépréciative (« moi je ne lis pas ») ou au contraire, en se sentant supérieure (« Moi je lis des trucs plus intellos »).
Get a room !
Parfois on a très envie de réagir pour discuter avec une personne, et ça devient plus une discussion à 2 qu'une discussion avec le groupe. On peut se demander pourquoi on garde cette discussion publique. Est-ce qu'on veut se donner à voir ayant ce type de discussion ?
Peut-être ce serait aussi simple dans ce cas de passer en privé pour continuer l'échange sans se donner en spectacle.
Interagir avec toustes
Pour éviter l'effet Boys' club, on peut aussi essayer d'interagir (mettre un pouce, répondre) autant, si ce n'est plus, avec les personnes qui s'expriment peu, ou qui ne font pas partie du boys' club, de la petite élite de ce groupe.
Conclusion
Je serai très intéressée pour avoir le point de vue de personnes qui lisent peu, ou pas des gros livres intellos parce qu'en vrai, j'ai très peu de certitudes sur ce que serait une bonne pratique inclusive vis à vis du capital culturel dans les espaces militants.
Et pour poursuivre la discussion, on peut se retrouver sur mastodon, comme je ne sais pas activer les commentaires sur ce blog, et que j'ai hâte de vous lire !
Pour aller plus loin
Sur les conseils des mastonautes, j'ai écouté l'épisode « Chacun son beauf » du podcast « Vivons heureux avant la fin du monde » et je l'ai trouvé éclairant. Je trouve qu'il justifie vraiment qu'on travaille dans nos espaces militants sur comment être moins méprisant culturellement.