Là où va René

Le temps a passé. Il a gommé et retouché les souvenirs.

Mentalement, René visualise et fait le voyage à Toulon. En un instant il se retrouve à mille deux cent kilomètres de chez lui, soixante ans plus tôt.

Rue Messager. Il peut marcher, se déplacer. La saison aussi a changé.

Alors que le poêle ronfle dans son salon, il est transporté en plein été, là-bas.

Le soleil darde et la journée est très chaude et lumineuse.

La petite maison de ses grands-parents. Il traverse le portail sans même l’ouvrir et s’avance dans l’allée du petit jardin. De grosses grappes de raisins pendent tout le long de la treille. Il pourrait entrer dans la maison, mais au lieu de cela il choisit de la contourner pour se retrouver derrière.

Soudain, c’est le soir. Sous le grand abricotier, toute la famille est rassemblée dans la bonne humeur autour de la table en ciment recouverte de mosaïque — celle que son grand-père et son père ont fabriquée. La soupe au pistou fume. Instant iconique.

Et puis un sentiment étrange se mêle à tout cela : il se sent comme un revenant. Il voit la scène mais ne peut y prendre part. Eux ne le voient pas. Il ne peut ni les toucher, ni leur parler, ni participer aux éclats de rire. Et il se voit lui-même, enfant.

Quel vertige étrange et intemporel ! Son cœur se serre de tristesse. Il ne peut pas rester ici plus longtemps.

Retour dans le présent. Il fait nuit noire. Dans son fauteuil de solitude, il ne doit pas faire de bruit — ne pas réveiller son épouse qui dort dans la chambre à côté.

Il prend conscience qu’il tient son smartphone, seule source de lumière.

Son trouble se dissout, et il veut encore retourner là-bas, à la rue Messager — avec l’application Gmaps cette fois. C’est rapide, mais tout de même plus lent que par l’esprit.

Il repère la rue sur le plan, clique sur Street View et se place devant le portail, comme auparavant. Mais cette fois il ne peut pénétrer. Seulement regarder à travers le portail et la grille. La petite maison a changé d’apparence. Un étage a été ajouté.

Il ne ressent plus la présence des siens. Il voulait retrouver les choses passées, les êtres aimés — mais ils ne sont plus là. La maison est encore là, mais transformée, méconnaissable. Des inconnus l’habitent.

La roue du temps a tourné. Des décennies ont passé, et il réalise encore une fois que lui aussi s’approche, inexorablement, du moment où il les rejoindra — là-bas, dans le jardin derrière la maison, autour de la soupe au pistou.

Alors, il abandonne Gmaps et retourne se coucher doucement dans le noir, auprès de sa bien-aimée. Il glisse sa main sous le drap jusqu’à sentir sa présence, et ferme les yeux en quête de sommeil.

Comme le Titanic glissant sur l’eau glacée vers l’iceberg, il se rapproche, lui aussi, de la Rue Messager d’il y a soixante ans. Et tout contre sa femme, il garde en tête l’image du vieux couple à la fin du film, prêt pour la dernière scène du dernier acte.

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