Pour lui, aussi

Voici deux ans, alors qu'ouvrait dans le lycée professionnel que je dirigeais la filière de CAP électricien, nous avions organisé comme cela se fait souvent des entretiens avec les élèves une quinzaine de jours après la rentrée. Un échange guidé d'une dizaine de minutes pour faire mieux connaissance, prendre la somme des pouls de la classe et repérer des situations à prendre rapidement en charge. J'ai accueilli D. autour d'un établi où traînaient les outils du cours, au milieu de câbles et de boîtiers de dérivation. Il manipulait pour s'occuper les mains un peigne à dénuder. Un grand black élancé, cheveux tressés plaqués sur le crâne, un sourire ravageur aux lèvres. Je savais de son dossier qu'il était un mineur isolé, arrivé en France depuis quelques mois et en situation encore irrégulière. — Qu'est-ce qui vous plaît le plus, de ce que vous vivez au lycée depuis la rentrée ? Quand est arrivée cette dernière question, il a posé le peigne et réfléchi avant de répondre. Avec une candeur déroutante qui m'a serré le cœur, il m'a dit d'un ton simple : — D'être avec des gens dont je ne dois pas avoir peur.

On a appris plus tard, à la faveur d'autres discussions, que D. était parti de chez lui à onze ans, seul, orphelin de mère déjà et de père bientôt. Il avait traversé la Méditerranée pour arriver en Grèce, puis en Albanie, puis en Italie, puis en Autriche, puis en Allemagne, puis en France, ballotté par des adultes qu'il ne connaissait pas. Des deux ans qu'il a passés chez nous, il est toujours resté mutique sur ce qu'il a vécu durant ces quatre années d'errance migratoire. Mais il nous a toujours remerciés de tout et sa force vitale, irradiante, a porté tout le groupe.

J'ai croisé D. à Saint-Étienne cette après-midi. Il est électricien dans une boîte sérieuse, il aime ce qu'il fait. Il revenait de la Préfecture avec en poche un récépissé prometteur. Il m'a dit merci, une fois encore. Je lui ai dit que tout cela était le fruit de sa propre volonté et de celle de ses professeurs, et plus largement de tous ceux qui lui ont tendu une main qu'il a bien voulu prendre. Il a souri. Et du même ton simple que deux ans plus tôt, il m'a dit : “Oui, et grâce à vous tous, moi aussi je peux tendre la main.”

Je pense souvent à lui quand il s'agit de se rappeler que nos vulnérabilités font partie intégrante de notre identité ; qu'elles nous façonnent et peuvent devenir des moteurs pour savoir vivre au milieu des autres. Qu'elles nous offrent sans doute un regard un tout petit peu différent, celui qui nous fait dire qu'au bout du compte, on ne sait jamais, jamais ce que traversent ceux qui nous entourent, quels sont les combats qu'ils mènent et les épreuves qu'ils surmontent. Avoir juste cela en tête, au moins cela, c'est ce qui peut nous rendre meilleurs.