#5 Hors les Murs , Hors les cadres
Au sein de la municipalité pour laquelle je travaillais, j’étais rattaché au service politique de la ville, dont le plus gros contingent était formé par les animateurs et animatrices jeunesse. Ce service politique de la ville avait été crée suite à des heurts entre certains jeunes et la police. Ma responsable m’a demandé d’intervenir dans un collège, suite à la sollicitation de celui-ci, pour parler des dangers d’internet. Pour cette intervention j’étais accompagné (chaperonné?) par une juriste de l’antenne de justice et du droit. L’intervention était basée sur ce qu’on avait le droit de faire sur internet et sur les sanctions en cas de manquement.
Des interventions hors sol
Je me suis vite rendu compte du coté hors sol du message. Nous intervenions auprès d’élèves de sixièmes âgés de 11 ans, et par définition pas pénalement responsables de leurs actes. Ils n’étaient pas censés pouvoir utiliser les services qu’ils utilisaient et mentaient évidemment sur leur âge pour pouvoir le faire. En fait , on était en train de leur reprocher que leurs parents ne s’intéressent pas à ce qu’ils font. Aujourd’hui encore, je vois des interventions dans lesquelles on explique à des enfants qu’il faut installer l’ordinateur dans une pièce centrale et installer un logiciel de contrôle parental . Parfois ces enfants ont 8 ans ! Sauf qu’on leur demande en réalité d’être le relais de ce message à leurs parents. D’une manière générale , les adultes ne s’intéressent que trop peu aux activités numériques de la jeunesse. Quand ils s’y intéressent ce n’est que pour pointer les travers, les dérives et autres excès. Dans ces mêmes interventions on me demandait de parler du happy slapping. Ce sont des vidéos ou on va filmer l’agression d’une autre personne. Bien sur ce sont des cas qui existent mais ils ne se sont pas représentatifs du quotidien des pratiques numériques de la jeunesse.
Repartir du terrain
Quand je préparais mon brevet d’animateur de quartier on m’a expliqué qu’il fallait arpenter chaque immeuble de son secteur, que c’était la base du métier. J’ai décidé d’appliquer ce conseil à Internet et pendant tout un été j’ai navigué sur des centaines de skyblogs locaux pour voir ce qu’ils contenaient et je n’ai rien trouver d’extraordinaire. Il y avait bien sur des publications à la gloire de leurs idoles comme Shakira ou Ronaldo . Mais je voyais mal l’une de ces deux stars porter plainte pour l’utilisation de leur photo sur un blog d’adolescent. Je n’imaginais pas plus le photographe ou l’agence de presse poursuivre en violation du droit d’auteur un élève de 6ième parce qu’il avait reproduit une photo de Christiano Ronaldo dans une publication disant combien c’était un grand joueur. On avait imaginé des interventions sur un coin de table et les adultes en étaient parfaitement satisfaits. On a même eu droit aux honneurs de la presse et on a également été distingué par le Forum Français de la Sécurité Urbaine. Je me rappelle d’une discussion croustillante avec un dirigeant de l’Agence Nationale de Rénovation Urbaine qui m’expliquait par ailleurs qu’internet c’était pas la vraie vie. Bref, les adultes étaient largués et globalement cela n'a pas changé.
Apprendre par le faire
Alors j’ai repris une logique propre à l’éducation populaire : apprendre par le faire. A partir de 2008 j’ai encadré des reportages vidéos réalisés par les jeunes pendant les vacances scolaires. Avec eux nous avons appris à nous documenter pour travailler un sujet, cadrer, filmer, faire et refaire une prise , monter, trouver des musiques libre de droit...Les jeunes de 8 à 16 ans faisaient des portages sur le patrimoine de la ville, les festivals de musique, le musée de la pêche, l’institut de recherche scientifiques local… Tous ces reportages étaient publiés sur internet et comme internet n’oublie pas , ils y sont toujours. Malheureusement j’ai du continuer de faire des interventions « dangers d’internet » principalement pour éviter de laisser le terrain à des associations qui voyaient des pédophiles derrière chaque internaute…
Paniques morales
Au fil des années le discours théorique a laissé place au discours pratique puis il a été alimenté par le discours scientifique. J’ai eu la chance de rencontrer Yann Leroux, Vanessa Lalo , Stéphanie de Vanssay avec qui j’étais en phase sur les discours mais qui avaient l’avantage de poser un regard scientifique sur mes intuitions. La thématique des écrans est devenue centrale dans les rapports concernant les enfants. On a eu droit aux tueurs en séries nourris par les jeux vidéos en particulier. C’était un argumentaire simpliste qui me parlait beaucoup car j’avais été rôliste à l’époque de la profanation du cimetière de Carpentras. Il y a vaut eu un raccourci de la pensée transformant tous les rôlistes de France en profanateurs de tombe potentiels. Il n’en est rien évidemment. Le numérique a eu aussi le droit son lot de paniques morales et cela ne cesse de continuer. A mon sens cela ne fait que montrer la déconnexion des adultes (et en particulier les politiques) avec la jeunesse en général. Pour le médiateur numérique c’est un vrai défi.
Médiation numérique et scientifique
Je ne peux compter le nombre d’arguments absurdes que j’ai pu entendre sur ce sujet ou sur d’autres liés au numérique. Mais chacun d’entre eux peut vous amener à douter de vos propres arguments. Et en cas de doute , seule la science peut amener un éclairage juste et neutre. C’est ainsi que parfois on glisse de la position de médiateur numérique à celle de médiateur scientifique. Il nous faut avancer des arguments issus des plus hautes autorités comme l’académie des sciences ou le GIEC pour répondre aux inepties. Ce n’est pas pour autant qu’on arrive à faire entendre raison. ET parfois on peut avoir le sentiment d’être « seul contre tous ». Sauf qu’avec Internet on est jamais vraiment seul.
Loïc GERVAIS