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#Writever 2024-09

1 – Travailler

Au début était le labeur… L’Humain étant apparu sur une planète jusque là entièrement dévolue à la Nature, il lui est rapidement devenu évident que, si les baies poussaient dans les buissons, pour le reste, le made in China mettrait encore quelques bons millénaires à apparaître. Il s’agissait donc, au fil des évolutions, d’accumuler soi-même du savoir-faire et des capacités d’adaptation, et se soumettre au supplice qu’on appellera bien plus tard le travail. Le lot commun, incontournable de chacun était donc de travailler. Soudain, une grotte ! Et, habitant dans cette grotte obscure, afin de se protéger de l’extérieur où grouillent plein de … Non, en fait, on ne veut pas savoir quoi. Dans cette grotte donc, suivons les péripéties de Rrrrauu-Baihhrrrr, brave représentant de la génération des Néandertaliens. Son recoin, au fond de la grotte douce grotte, est rudimentaire, mais néanmoins coquet, surtout depuis le passage de Val’ri DhaMiii’dau, grande prêtresse de la tribu de la petite vallée qui monte, les EhmmCyssse. Elle avait notamment eu recours à la prière au dieu MâââRhouffflll’ , afin de parvenir au résultat demandé.

Affamé, à en croire les incantations émises par son ventre, Rrrrauu-Baihhrrrr sort de sa grotte à offrande modérée, et part cueillir de quoi subsister jusqu’à demain.

2 – Exploitation

Des siècles et des siècles avaient passé, et Jehan, serf de son état, aurait été bien incapable de retrouver la grotte de son ancêtre Rrrrauu-Baihhrrrr. En ces temps modernes, on commence à maîtriser l’exploitation des animaux d’élevage et des trésors de la Nature. Lait, œufs, céréales, viandes diverses, fruits et légumes, tout cela résulte du labeur de Jehan et ses compagnons. Alors pour quelle raison tous ces travailleurs de la terre ont-ils encore et toujours envie de se rebeller, année après année ? Ç’est du à la portion congrue qu’on leur accorde sur tout cela, quand le seigneur local garde pour lui et les siens les meilleurs morceaux, et s’enrichit encore et toujours dans le commerce du reste. Le soir tard, à la faible lueur d’une chandelle de fortune, Jehan et les autres se réunissent secrètement pour parler de tout cela. La colère gronde.

3 – Collectif

Parfois, au cours de ces soirées de discutions nocturnes, une mauvaise pisse d’âne faisant office de vin aidant, un serf explosait en fureur, mêlant larmes de désespoir face à la faim qui tenaillait les malheureux habitants de sa chaumière, et colère contre ce système féodal qui décide de ta vie jusqu’à ta mort. On apprenait souvent quelques jours plus tard qu’il s’était fait occire pour avoir osé insulter un sbire du seigneur local. Pour Jehan, c’est évident, toute tentative individuelle, ou limitée à une poignée de pauvres gars, est vouée à l’échec. La solution ne peut passer que par le collectif.

4 – Domestique

Jehan et ses compagnons de misère ont décidé de se soulever et faire un sort à ce seigneur qui avait droit de vie et de mort, soit par voie d’armes sur simple présomption, soit indirectement en congédiant séance tenante un serf et sa famille, les expulsant du taudis insalubre faisant office de chaumière. C’en était trop. Nul n’est dupe, même en cas de succès, celui-ci ne serait que temporaire, et la répression serait impitoyable. Mais ce que Jehan et ses futurs révoltés visaient, c’était de créer un précédent, un fait qui serait connu car colporté sous le manteau, de village en village. L’esprit de révolte se propagerait. Avant tout, il faut des informations sur les faits et gestes de la bande de fripouilles qui vit dans le château. Qui, quoi, combien, quand … Tout renseignement serait bon à prendre. Comment obtenir ces renseignements ? Jehan a appris que Lancelin,un domestique en service au château, atteignant bientôt l’âge vénérable de 47 ans, est devenu trop lent, trop maladroit, trop faible pour remplir sa tâche. D’une manière ou d’une autre, sa place va se libérer. Jehan s’est présenté sur proposition de Lancelin à ses maîtres, pour appuyer la démarche du remplaçant. Jehan est robuste, adroit de ses mains, et sait se rendre utile en maintes occasions. Le seigneur s’est prononcé : Jehan commencera le premier dimanche d’avril. C’est dit. Ou avant, si Lancelin rejoint ses ancêtres avant cette date.

5 – Sale boulot

Une fois entré au service du seigneur du château, Jehan se fait oublier autant qu’il le peut. Il s’agit de devenir couleur muraille, muraille de château bien entendu. Il rend des services à toutes et tous en faisant tout le sale boulot sans rechigner, au profit de ses maîtres ou des autres serviteurs. Il gagne la confiance progressivement, et ne tarde pas à engranger ainsi des informations, et les partage plus tard avec les autres « conspirateurs » lors de rencontres secrètes. Petit à petit, ils commencent à avoir une analyse assez fiable de la situation. Horaires des tours de garde, la nuit. Quantité d’hommes d’armes et matériel.

Dans quelques semaines auront lieu de grandes festivités annuelles, sous les remparts de la plus grande citadelle du comté. Quelques dignitaires du Clergé viendront assister à ces joutes. La plupart des hommes d’armes partiront s’affronter là-bas pour leur renommée, et, derrière, celle de leurs maîtres.Pour Jehan, il s’agit là d’une occasion idéale. Les adversaires les plus dangereux se seront éloignés, affaiblissant d’autant le maintien de l’ordre local. Mais le seigneur n’en a cure, et n’a de cesse de parler de ces joutes durant lesquelles il se mesurera à d’autres seigneurs voisins, par guerriers interposés. Et de toute façon, les moissons seront la garantie de tranquillité, la fatigue privant les gueux de toute velléité de soulèvement. Discrètement, Jehan éloigne sa femme et ses enfants, prétextant un parent proche fort malade. En réalité, ils iront se réfugier à l’abri des évènements. Les rebelles ont bien essayés d’inciter le bas peuples des villages importants de la région pour coordonner les opérations. Mais ils n’ont aucun moyen de savoir quand et comment d’autres soulèvements se produiront, si seulement ils se produisent. Jehan lâche prise et se rassemble sur son propre cas. Les autres villages ? On verra bien. Il faut que ça change.

Le grand jour approche...

6 – Embaucher

Le matin tant attendu est arrivé. Les armes, la plupart de fortune, sous sorties des meules de foin, des tas de paille, des caches en forêt. Les cohortes paysannes se forment, et fondent sur le château du seigneur. Pourquoi ce jour en particulier ? Pour dissimuler les déplacements de ces rassemblements. En effet, aujourd’hui débute la grande foire où viennent de nombreux marchands, souvent de très loin, dans l’espoir de vendre qui un meuble, qui quelques têtes de bétail, qui des vêtements superbes pour dignitaires vaniteux. Ainsi, de nombreux attroupements convergent vers la place de marché. Bien malin celui qui repérera les rebelles dans ces foules.

Jehan et ses compagnons passent ainsi le pont-levis et pénètrent dans Sitôt présents dans la grand cour. Ils sont cinquante environ, quand la garde doit se contenter d’une dizaine de gardes. Jehan est confiant, la victoire est possible. Un grand cri se fait entendre, et les rebelles sortent leurs armes de sous la cape ou du sac, et tous convergent vers la maison forte, aux murs épais, bâtie sur une butte afin de dominer la place. C’était attendu, les portes épaisses se referment bien vite, après que les défenseurs se soient réfugiés à l’intérieur. Qu’importe, torches et brûlots ne tarderont pas à bouter le feu à ces portes de bois. La fumée débusquera les assiégés avant la tombée de la nuit, c’est certain…

Soudain, un bruit métallique grinçant, violent, retentit derrière les rebelles. Quelques gardes du seigneur, sans doute bien cachés sous quelque tenue de simple marchands ou badauds, ont actionné le mécanisme des chaînes, et les lourdes grilles se sont refermées. Jehan se retourne et observe la situation sans comprendre. Mais tout s’éclaire quand quelques dizaines de forains tombent à leur tour leur oripeaux, révélant des tenues de combattants, des masses d’armes, des lances, des épées, de longues dagues… Jehan ne saura jamais qui a trahi, mais la sinistre évidence est flagrante. Il est évident que leur fin est proche. Le seigneur, averti bien à l’avance, n’a eu qu’à embaucher des mercenaires. Le sang va couler en masse, et la triste nouvelle sera diffusée dans toutes les contrées pour tuer dans l’œuf toute velléité de rébellion, ici ou ailleurs. À la sortie de l’hiver prochain, il s’agira de faire venir quelques dizaines de miséreux, trop heureux de se voir confier ces chaumières vidées, et la vie des malheureux disparus.

7 – Hiérarchisé

Au fil du temps, la population du royaume va croître. Il va devenir assez rapidement évident que le rapport numérique pourrait s’avérer être un danger potentiel pour les puissants, les gens de pouvoir. Ils vont donc affiner, développer toute une organisation, un système comme on le dira plus tard, permettant de repérer dès que possible tout mouvement séditieux, toute idée trop libertaire, tout esprit trop apte à galvaniser les foules. Pour fonctionner de manière la plus optimale possible, l’organisation doit être claire et efficace. L’information issue du terrain doit remonter le mieux et le plus vite possible aux décideurs, et les décisions résultantes doivent redescendre sans perte et sans retard également. C’est ainsi que se fortifie un ensemble hiérarchisé, qui va jusqu’à intégrer la surveillance à chaque étage de la loyauté et le zèle des subordonnés directs, sous peine de sanctions très souvent … définitives.

8 – Invisible

Une fabrique n’est-elle pas un royaume en microcosme ?

Le roi peut octroyer des privilèges à certains, et bien des contraintes sur les autres. De même pour le patron. Le roi pourra même faire emprisonner, voire faire exécuter qui lui déplaît. De même, le patron pourra décider de sanctionner ou renvoyer dans la seconde celle ou celui qui, perdant son travail dans un univers sans protection sociale, tombe rapidement dans la misère si une nouvelle place n’est pas trouvée.

La transposition entre ces deux univers est loin d’être invisible.

9 – Usine

Jacques a 7 ans, et n’a pas la vie heureuse, à l’instar de Jehan, son très lointain ancêtre dont il n’aura jamais connaissance, pour la triste raison que Jacques est orphelin. Il vit dans ce refuge avec quelques dizaines d’autres enfants de la rue, enfants abandonnés et sans doute voués à un avenir tout aussi sombre et difficile que leur jeune passé.

Certaines pièces du bâtiment exhalent encore, parfois, une odeur forte de savon. Quelques années auparavant, Marie de Medicis avait fait transformer cette grande savonnerie en un orphelinat. Question relents et labeur, il en sera de même dans le futur avec les usines : l’odeur de graisse de machine sera omniprésente, étouffante, imprégnée jusqu’au cœur des fibres des tenues de travail que les ouvriers rapporteront chez eux, ce qui permettra de ne jamais oublier vraiment la main mise des patrons sur leurs vies.

10 – Intensification

Sur le plan international, les temps sont déjà à la foire d’empoigne pour s’imposer. Les guerres sont nombreuses, se déroulent sur terre comme sur mer, et font appel aux derniers armements pour prendre le dessus. Cette intensification des conflits entraîne une montée des besoins en armement, tenues, intendance, logistique, constructions etc … Toujours plus de production, toujours plus d’argent, toujours plus de cupidité. L’humain est une matière première, juste une matière première. Abondante et peu coûteuse.

11 – Bullshit

Pendant quelques temps, Jacques travaille dans une auberge dont le patron est de connivence avec le directeur de l’orphelinat. Présenté comme une promesse de travail certes temporaire (quelques mois), mais facile, au soleil du midi, au milieu du chant des cigales, cette filière fournit une main d’œuvre corvéable à merci, bernée par la promesse, répétée à intervalles réguliers, d’une place définitive dans l’auberge pour celui qui se montrerait « le meilleur ». Quant au salaire, il est vraiment symbolique, car une grosse partie de celui-ci passe directement de l’aubergiste au directeur de l’orphelinat, en remerciement. Jacques n’a que 14 ans mais est déjà attentif et malin. De temps en temps, il rencontre les domestiques de quelque noble anglais en cure solaire dans la région. Ça discute dans la grange, le soir tard, après le service. Une fois, Jacques tombe sur William, un jeune palefrenier parlant un français assez correct. Jacques lui fait part de ses doutes sur les promesses d’engagement par l’aubergiste. En effet, cela fait des années que les petits orphelins se succèdent, mais jamais aucun n’a été retenu. Jacques dit à William : _  C’est un jeu de dupes ! _ Qu’est-ce que c’est, djeu de diupes ? _ On te promet quelque chose en sachant très bien que ça n’arrivera pas. Mais on le fait quand même pour profiter de toi. _ Ah ! Djeu vouaa. Cheu nous, on’dit : bullshit !

12 – Micro-tâche

Jacques en a marre de travailler pour cet aubergiste esclavagiste. Il envisage de tenter sa chance à la fabrique de tapis qu’est devenu entre-temps l’orphelinat. Le travail y est également épuisant, mais il n’a pas à tremper dans le lisier et la boue jusqu’aux genoux pour nettoyer la grange de l’auberge, puis passer au crottin de cheval de l’écurie pour prendre soin des chevaux des clients un peu fortunés. Il se sent sale jusqu’au plus profond de son être. Dans le futur, ses descendants se régaleront des séries télévisées Les Experts ( de Miami ou d’ailleurs), où l’on voit à longueur d’épisodes des gens en blouse blanche immaculée traquer la micro-tâche avec des cotons-tiges, modèle pour éléphant. Le pire de tout cela est qu’il coûte à l’aubergiste de belles promesses d’engagement à long terme, des avantages en nature, terme ronflant pour désigner le fait d’être nourri avec les restes, parfois recrachés, que les clients abandonnent en fin de repas, et enfin peu, très peu d’argent sonnant et trébuchant. C’est décidé, demain il donnera son congé définitif.

13 – Entrepreneur

Jacques travaille sur son métier à tisser du matin au soir. Le bruit finit par abrutir, envahir le corps et l’esprit de Jacques. Il enchaîne les gestes presque automatiquement. Il y a un grand nombre de machines dans cette grande salle. Quand il débauche, il est vraiment épuisé, et il n’est plus en mesure de réfléchir posément à comment changer sa vie. Idéalement, il sent bien qu’il faudrait qu’il se lance et vole de ses propres ailes. Mais devenir entrepreneur nécessite argent et relations dans le monde des affaires. Et bien souvent, ce monde vous met des bâtons dans les roues juste pour vous punir d’avoir eu l’outrecuidance d’imaginer que vous pouviez quitter ce monde grouillant et détestable qu’est le bas peuple, pour vous élever socialement. Les gueux doivent rester des gueux. Alors Jacques se résigne, et cela d’autant plus facilement qu’il n’a pas assez d’argent pour s’établir. Pas même une échoppe modeste. Il ne fait que survivre, comme tous ses congénères d’infortune.

14 – Rémunérer

Il est assez facile d’imaginer que de tous temps, il y a eu des patrons qui choisissaient de rémunérer leurs employés au minimum. Même à l’époque actuelle où il existe pourtant une certaine forme de droit du travail, certes bien mis à mal ces dernières années , les affaires d’abus sont fréquentes et concernent régulièrement des entreprises qui font pourtant des bénéfices très confortables voire pharaoniques. Il s’agit alors bien de phénomènes extrêmes de cupidité, où l’on piétine sans vergogne la vie de celles et ceux qui pourtant créent cette richesse. On apprend cependant, mais très rarement, que des grandes sociétés font preuve de générosité envers leurs salariés. Ainsi, IKEA a gratifié en 2019 les 3000 salariés de Norvège d’environ 4000 euros. Porsche a même distribué presque 10000 euros à chaque employé(e) certaines années. S’agit-il de réelle volonté de partager un peu de richesse, ou bien s’agit-il de publicité institutionnelle à moindre frais, relayée gratuitement par de nombreux médias à travers le monde ?

15 – Prolétaire

Il ne faut pas généraliser, il ne suffit pas d’être patron pour mépriser ses employés. Certains traitent les salariés avec un assez grand respect, et jouent le jeu d’une relative transparence. Bon, il faut cependant reconnaître qu’il ne sont pas légions. Pour citer Michel Audiard : « Il existe des patrons de gauche, je tiens à vous l'apprendre ! Il existe aussi des poissons volants, mais ils ne constituent pas la majorité du genre !

À l’autre extrémité du spectre, on trouve un petit monde bien abject, considérant les employés comme des objets, un « mal nécessaire » pour se rapprocher d’encore plus de richesses. L’argent et le pouvoir sont les seules valeurs. Ils essaient de se dédouaner derrière une philosophie qu’ils appliquent avec force, et qui est très bien illustrée par une célèbre réplique d’une scène culte du film « Le Bon, la Brute et le Truand » : ça commence avec « Le monde se divise en deux catégories... », et ça finit par « Toi ? Tu creuses ! » Mais tous ces « capitaines d’industrie », ces « héros du capitalisme » sont des drogués du fric et du pouvoir, des malades mentaux auto-satisfaits. On peut y ajouter, issus de celles et ceux qui ont eu la chance de naître dans un milieu aisé, très aisé, la fraction qui relègue la notion de travail au rang d’indignité, ne se préoccupant que de faire fructifier leur trésor et leur nom « illustre » au lieu de mettre leur pouvoir au service des plus nécessiteux. Ces « gens d’en haut » semblent avoir oublié qu’ils ont été jadis des « gens d’en bas », des prolétaires eux-aussi, eux ou leur parents, ou grands-parents.

Jusqu’à preuve du contraire, il n’est jamais rien sorti de la cuisse de Jupiter.

16 – Automatiser

Comme l’argent est leur seule priorité, les patrons doivent optimiser le bénéfice, par tous les moyens. On voit ainsi au fil des siècles apparaître des « conseils ». des experts en optimisations diverses. Ils partagent, moyennant finances, bien entendu vu que c’est la finalité du sujet, leurs astuces, savoir-faire, bonnes adresses. On va d’abord apprendre à faire croire au client visé que le produit est la réponse à son besoin. Et si il n’a pas ce besoin, c’est qu’il ne sait pas encore qu’il a ce besoin, mais pas d’inquiétude, après une campagne de gavage de cerveau livrée par les médias perfides et bien rémunérés, et la publicité omniprésente, ce sera réglé. Pour produire, il s’agira d’utiliser ce qui coûte le moins en faisant croire le contraire. Il faudra aussi limiter les erreurs de fabrication, tout en mettant le moins de temps possible. Les machines, puis plus tard, les robots seront la solution incontournable. Automatiser et remplacer l’homme par de la technologie. L’homme, dans le fond, on en a besoin pour acheter. Pour le reste, on cherche au maximum à s’en passer.

17 – Bureau

Le bureau peut parfois être un marqueur de réussite. À la base, il sert de lieu de travail à une ou plusieurs personnes, et délimite l’espace alloué à une vocation précise. Bureau de la comptabilité, bureau des RH (ou bureau du personnel en ancien français), bureau du service informatique, bureau de … Mais quand on a son nom sur la porte, sur son bureau, la photo avec quelques supérieurs hiérarchiques, voire, Graal suprême, la photo avec le big shot lui même, sur le mur derrière soi, ostensiblement destiné à impressionner le visiteur de passage et le persuader de son importance dans l’organigramme, on a déjà atteint une sphère supérieure et on s’est émancipé de la fange des anonymes qui triment dans la soute. Au dessus de ce niveau déjà apprécié, on trouve le classement dans les étages. Plus on monte, et plus c’est glam’. On peut d’ailleurs sourire en pensant au des  IT Crowd, Moss, Roy et Jen, au sous-sol. Enfin, à étage égal, la vue offerte est l’indice qui fera la différence On note toutefois que, après avoir trimé et/ou magouillé pour parvenir à ce bureau élevé, la personne tournera le dos à ladite vue enchanteresse pour travailler, dans le but d’afficher un évident renoncement aux plaisirs immédiats, symbolisant le sacrifice total à la réussite de « la boite ».

18 – Chômage

Du (très très vieux) temps de tonton Rrrrauu-Baihhrrrr, subvenir à ses besoins signifiait partir chasser ou cueillir avec les autres. On rentrait avec nourriture et de quoi fabriquer vêtements. Pas de commerce pour y couper. (Certes, on pouvait aussi ne pas rentrer si on avait fait soi même office de nourriture à une autre créature). À partir du moment où le feu fut maîtrisé, se chauffer revenait à aller chercher du bois dans la forêt la plus proche. Pas de factures de carburants, de fuel, d’électricité ou de gaz. Les temps ont changé. Les choses s’achetant, il faut de l’argent. Et pour avoir de l’argent, quand on n’a rien d’autre à vendre, on vend sa force de travail. Mais quand on ne trouve pas de place, on n’a pas de salaire. Dans certaines parties du monde, cela correspond à une déchéance assez rapide. Nous avons la chance d’avoir dans notre pays une prise en charge du chômage.

19 – Salarié

Qui irait se plaindre que son chirurgien demande à se faire payer ? Le chirurgien vous sauve la vie, ça ne vaut pas de l’argent ? Qui peut imaginer ne pas payer son guide de montagne, cette mine d’expérience et de connaissance qui vous permet de revenir de ces extrêmes limites de la vie humaine ? Qui va vouloir décoller de Paris et atterrir à Sidney sans payer son billet d’avion ? Un patron ne va jamais se tourner vers sa photocopieuse, et lui faire le reproche de coûter toner, papier et électricité, en plus de son prix d’achat et de maintenance. Il ne va pas davantage convoquer ses machines-outils pour leur infliger un discours acide sur leur coût de fonctionnement. Il ne peut donc pas les implorer de bien vouloir coûter moins cher, même en se mettant à genoux.

Le salarié, lui, est tout à fait différent. C’est fait de chair et de sang, c’est manipulable, ou tout au moins, on peut essayer de le manipuler. Dès lors, certains patrons vont faire circuler l’idée que les salariés sont la partie charges sur laquelle on peut tenter de jouer pour abaisser les coûts.

20 – Tayloriser

L’ennemi à traquer est tout ce qui peut mettre à mal la régularité de la production. L’humain induit des possibilités de problèmes de santé et en conséquence de l’absentéisme. Il doit donc idéalement pouvoir être remplaçable au quart de tour. Même chose pour les machines et les outils, dont les fabricants doivent fournir pièces de rechange, support technique, garantie avec intervention sur site sous X heures. Bref, ça doit tourner comme une machine à coudre de tailleur sur mesure: vite et bien. D’ailleurs, ne dit-on pas : « My Taylor is rich » ? Serait-ce cela, tayloriser ?

21 – Heures

Il fut un temps où le Bureau des Ressources Humaines s’appelait Bureau du Personnel. C’était sans doute préférable : dans Personnel, on entend personne, être humain. Dans Ressources, on entend matières premières, matériau de base, détaillable en kilos, litres, nombre d’exemplaires. Dans le cas du matériau Humain, l’unité de mesure est la minute, qui, après cumul mensuel devient un nombre d’heures. Afin de « ne pas débourser plus que possible » , on a mis en place un système de pointeuse. Mécanique, celle-ci impliquait un traitement manuel de ses informations. Plus tard, la badgeuse, plus moderne, reliée à des équipements électroniques a permis d’automatiser les traitements, et dans certains cas, de tracer le parcours d’un employé dans les différentes parties des bâtiments de l’entreprise.

22 – Emploi

Maxime est sur son ordi depuis tôt ce matin. Il scrute les annonces, cherche un job qui lui assure de quoi payer son loyer, et de quoi les faire vivre décemment, sa compagne, son fils et lui. Malgré ses diplômes et son parcours au sein d’entreprises de bonne réputation, il peine à trouver. Les missions d’intérim lui permettent de garder le contact avec la réalité du monde du travail, mais il vit mal le fait de devoir partir parfois, car il se sent bien et aimerait bien rester. Son père compte les mois avant la retraite, et croise les doigts pour ne pas faire partie des réductions de personnel qui minent le moral, et mettent sous pression à longueur de temps. Maxime se souvient de ce que lui racontait son grand-père Bernard. Celui-ci avait connu une époque heureuse où trouver un emploi était relativement facile. Il suffisait d’acheter le journal, et en quelques jours au plus, on trouvait sa nouvelle place. Bernard disait situation, pas emploi. Situation, c’était comme un synonyme de stabilité. Aujourd’hui, la situation, elle est passablement morose, voire inquiétante.

23 – Gratuit

L’époque est au gratuit. Enfin, gratuit …. Il est d’usage sur le Net de dire : quand c’est gratuit, c’est toi le produit. Livraison gratuite, 3ème boite de petits-pois offerte dans ce lot, 6 premiers gratuits, livre gratuit après création de compte … Les exemples ne manquent pas. Comme il est d’usage de dire sur le Net, mais c’est également souvent vrai dans la vraie vie : quand c’est gratuit, c’est toi le produit. Les entreprises ne sont pas en reste : elles adorent le gratuit, ou à la limite du bien moins cher. On appelle ça les contrats aidés. Y’a pas de gratuité, c’est répercuté in fine sur les impôts et taxes, sur les projets et améliorations non réalisés, du fait de l’attribution de ces budgets au poste « faire des cadeaux aux entreprises ». Alors Maxime essaie par tous les moyens de bénéficier de cette gratuité appauvrissante, pendant que les dividendes augmentent.

24 – Clients

Comme tout le monde, Maxime fait des achats sur le Net. Une pratique qui a son lot de désappointements. On cherche des prix que l’on ne trouve pas dans les magasins « brick and mortar ». Certes ceux-ci induisent des coûts de location de surfaces, de frais d’entretien, de salaires etc … Normal que les prix sont impactés. Mais le gros avantage est que l’on peut voir, toucher, essayer même parfois. Cela évite bien des déconvenues, bien des déceptions. Sur la Toile, il est fréquent de se heurter à la mauvaise grâce, à l’inertie voire à la sourde oreille des Services Clients, qu’on pourrait appeler Sévices Clients pour dire la vérité. Bien entendu, il ne faut pas généraliser, et certaines enseignes ont un vrai respect des clients.

25 – Métier

Maxime est à bout. Il survit à coups de missions de travail temporaire. Certaines sont relativement longues, mais sont toujours assorties d’une date butoir. Au delà, c’est Terra Incognita. C’est stressant, et ses enfants sentent bien les difficultés du foyer, et les tensions qui en découlent de plus en plus souvent entre Maxime et sa compagne. Ces tourments peuvent soit rapprocher, renforcer un couple, soit le démantibuler. Maxime ne veut pas en arriver là. Alors il envisage de changer de métier. C’est difficile de lâcher un domaine que l’on connaît bien, dans lequel il a été formé et a accumulé des années d’expérience. Faire table rase de tout cela demande du courage, beaucoup de courage. Et tout d’abord, il faut savoir vers quoi se tourner. Alors il se renseigne sur les métiers dits « porteurs ». Quand la liste est faite, il s’agit d’appliquer des filtres : – il faut que ça paye raisonnablement car il a des années de précarité à faire digérer. – il faut que la profession visée soit bien représentée dans les annonces d’emploi de la région proche, pour limiter temps et frais de déplacements. – il faut que ça lui plaise, car il s’agira autant que possible de durer, alors autant que ça plaise.

Puis il se démène pour décrocher une formation, et la faire prendre en charge autant que possible.

26 – Non qualifié

Les amis de Maxime lui disent qu’il a bien raison de changer de voie. Certains ont comme lui fait le même choix quelques années plus tôt, et, avec le recul, ne s’en plaignent pas le moins du monde. L’argument premier est qu’il s’agit d’éviter autant que possible un métier non qualifié. Il y a trop de concurrence sur ce genre de place, trop de gens sans diplôme, ou bien que la vie a forcé à accepter n’importe quoi pour toucher quelques sous. Maxime ne le sait que trop, lui qui a passé des nuits à faire des inventaires au milieu d’étudiants en recherche de fonds pour parvenir à payer chambre et nourriture, au milieu de seniors venus trouver là de quoi arrondir une pension de retraite insuffisante. Il suffit de savoir compter, d’être un minimum sérieux et on fait l’affaire. Au beau milieu de la nuit, ou au petit matin pour les plus chanceux, on rentre à la maison en pensant à ces 30, 40 ou 50 euros qui viendront sur un compte bancaire qui restera malgré cela à découvert, au grand délice des banquiers et leurs pénalités voraces. C’est certain, les annonces « On recherche un X qualifié » ont un charme qui leur est propre : seuls les X en mal d’emploi peuvent représenter une concurrence, et non la foule des désespérés prêts à tout pour une bouchée de pain.

27 – Ouvriers

La tournure actuelle des évènements montre que la classe politique au pouvoir ( au passage, il est paradoxal d’utiliser le mot « classe » pour des gens qui en manquent totalement) un mépris de plus en plus fort, et de plus en plus affiché à l’encontre des ouvriers, de moins en moins nombreux, et de ceux qui ont un emploi précaire. Pourtant, quelle noblesse derrière le mot ouvrier. Quel crève-cœur de voir ces braves gens indignés pleurer de rage et crier leur colère lors des occupations de site pour tenter d’empêcher une délocalisation. On parle de celles et ceux qui ont fait la réussite d’une grande société, son renom, sa réputation. Il y a une dignité phénoménale chez ces personnes qui, malgré de réelles difficultés au quotidien, gardent une affection toute particulière pour « leur boite». Un sentiment d’attachement souvent davantage observé du côté des employés que du côté de la direction, surtout à haut niveau. Ces êtres, qui tiennent plus du Powerpoint en costard que de l’humain de chair et d’os, ont là pour optimiser les profits, afin de verser de meilleurs dividendes et éviter l’écroulement en Bourse. Cavalcade en avant, au mépris du bon sens, au mépris des gens qui font et sont vraiment « la boite ». Après quelques années de coups de cravaches, le costard-cravate touche un bon petit pactole, puis part sévir dans une autre grande entreprise, aussitôt remplacé par un autre carnassier prêt à perpétuer le même genre de stratégie.

28 – Syndicat

Le synonyme de syndicat c’est : l’union fait la force. La seule façon d’acculer un patron à voir en face la réalité d’un problème, et percevoir la détermination de ses employés, c’est la grève. C’est une arme forte, qui agit directement sur les chiffres de l’entreprise concernée. Elle agit également de façon bien plus douloureuse encore sur les chiffres composant le revenu diminué des grévistes. Il s’agit donc de l’utiliser avec discernement. Quel sentiment de force et de fermeté dans la détermination on peut ressentir lorsque l’on prend part à une manifestation ! Les différents syndicats sont là, forment un cortège dans lequel toutes et tous se réunissent vers le même objectif, au-delà des éventuelles petites brouilles qui peuvent parfois survenir au sommet, entre les dirigeants des différents mouvements présents. Sur le pavé, on se montre unis.

29 – Valeur

Maxime est héritier d’une lignée qui remonte à la nuit des temps. On retrouve dans son arbre généalogique d’illustres inconnus comme Jehan, Rrrrauu-Baihhrrrr, Jacques, Lancelin, et une multitude d’autres. On peut fort bien imaginer que chacun d’eux avait comme valeurs principales la dignité, l’honnêteté, la franchise, le courage, le respect de l’autre.

Face à eux, on a pu trouver des gens capables du pire au service de la seule valeur qui compte à leurs yeux : l’argent.

C’est là une différence fondamentale. Définitivement.

Et pour paraphraser Blondin (dans Le Bon, La Brute et Le Truand) : «Tu  vois, le monde se divise en deux catégories, ceux qui sont prêts à tout pour l’argent, et les autres» .

30 – Émanciper

Tout semble laisser penser que nous sommes partis pour un cycle durant lequel les droits des travailleurs seront rognés, ou bafoués mais dans l’impunité. Les patrons vont se comporter de plus en plus comme des seigneurs médiévaux face à leurs serfs. Il sera très difficile de s’émanciper de ce pouvoir déséquilibré. La majorité des médias mainstream, que l’on sait être de fidèles propagateurs de la parole patronale, sont d’ores et déjà en train de nous dire que l’IA va faire disparaître un nombre énorme de postes de travail, pour nous préparer à un état de fait qu'il nous faut d’ores et déjà accepter. Sur le ton du « Oh la la, mais qui aurait pu prédire que cela arriverait ? C’est vraiment pas ce que l’on voulait au départ, juré croix de bois croix de fer !». .

Comme si les plus grandes puissances de ce monde avait massivement investi depuis des années, juste pour créer une technologie pour produire des deepfakes festifs avec des comédiens disparus. On apprend ces derniers jours que des arnaqueurs ont déjà produit ce genre de vidéos visant à escroquer des gens dans la détresse, dans le domaine de la santé, en leur faisant acheter de supposés médicaments miracles.

Le chemin sera long et difficile.

Voici mes premières lignes ici, Je les consacrerai à un exercice sympa, #Writever … Soyez indulgents, merci !

01 – Sale

Longtemps, depuis sa plus tendre enfance même, Didier avait vécu en appartement. Voisin au dessus, au dessous, d'un côté et de l'autre. Bref, des voisins partout. Ça, c'est connu, les immeubles regorgent de voisins. Un jour, toutefois, la vie l'amena à loger dans un modeste deux pièces, constitué de la moitié du rez-de-chaussée d'une maison. Des voisins ? Non. Un voisin ? Oui. Son propriétaire, un brave grand-père de 80 ans environ, François, un ancien de la SNCF, des Chemins de Fer comme on disait fut un temps. Sympathique et souvent souriant, malgré un AVC qui avait eu raison d'une grosse moitié de sa parole, il occupait le premier étage de la maison transformée, pour arrondir une maigre retraite sans doute, en immeuble de poche. Didier aimait lui monter son courrier, lui demander comment il allait, s'il avait besoin de quelque chose. L'autre moitié du rez-de-chaussée, un appartement, inoccupé depuis des années, avait parfois intrigué Didier. “Pourquoi est-il vide ?” “Comment c'est agencé là dedans ?” “C'est plus grand que le mien ?” ... Bref les questions ne manquaient pas. Les réponses arrivèrent le jour où, suite à une vague odeur de gaz dans la maison, François avait accepté de confier la clé à Didier, sur sa proposition, pour une inspection prudente des lieux. La clé tira la serrure d'un long, très long sommeil, et elle se fit vraiment prier pour donner accès à l'intérieur. Tout de suite, Didier se rapprocha de l'évier, un évier il est vrai un peu sale, afin d'ouvrir la fenêtre située à l'aplomb. La poussière, en absence de tout humain, avait pris possession des lieux au fil du temps.

2- Maison

L’air frais, entrant par la fenêtre de la cuisine, avait du mal à chasser ce relent indéfinissable de passé, mélange d’air chauffé les étés puis refroidis les hivers, contraint majoritairement à rester entre ces quelques murs. Didier explora rapidement les lieux, et ouvrit à grand peine la fenêtre située à l’autre bout du logement, dans l’espoir de créer un courant d’air. « Bon, j’ai bien quelques minutes à consacrer à la découverte des lieux ». À quoi bon chuchoter si bas en se parlant à lui même ? François était resté au dessus, et était de toute façon devenu un peu sourd. L’AVC sans doute. C’est certain, ce logement faisait presque le double de son petit deux pièces. Mais tout était resté « dans le jus », et accusait un âge certain. Ça remontait au siècle précédent, une époque trahie par l'allure de la nappe en toile cirée, l’aspect des robinets, entre autres

3 – Eau

Ne pas oublier le motif de sa venue ici, car François attendait un rapport en bonne et due forme, là haut. En s’approchant à nouveau de l’évier, il apparut bien vite à Didier que l’odeur suspecte provenait des canalisations. En ouvrant les robinets, ici et à la salle de bain, l’affaire devrait être réglée. Mais aucune goutte ne sortit des tuyaux. On avait coupé l’eau, comme on le fait toujours dans ces cas là. Un bloc désodorisant aurait raison du problème, ou plutôt, masquerait le problème aux narines des rares personnes qui passaient devant la porte de ce musée de la poussière. Après quelques minutes, les fenêtres ouvertes avaient réussi à faire entre un air moderne dans ces lieux du temps jadis. Il était temps de tout refermer et de remonter éclairer la lanterne de François. Une lanterne de locomotive à vapeur, s’amusa Didier.

4- Huile

Ça faisait un bon cinq minutes que Didier s’escrimait par dessus l’évier. Certes réticent au début, le volet avait fini par obéir à sa poigne. Mais pour les battants de la fenêtre, il en allait tout autrement. Il avait beau s’escrimer, rien à faire. Comme toujours dans ces cas là, il laissa tout cela reposer quelques instants, pour aller déjà fermer l’autre fenêtre ouverte. S’attendant à une adversité qu’il ne trouva finalement pas, Didier mit d’entrée de jeu un effort surdimensionné, au point qu’il crut un instant venue la dernière heure de la relique vitrée. Heureusement non. Revenant à la cuisine, la fenêtre, ayant sans doute entendu sa collègue baisser les armes rapidement, décida qu’elle avait reçu assez d’huile de coude comme cela, et accepta enfin de se fermer sans trop de mal. Il était temps désormais de trouver de quoi parfumer les lieux. Idéalement, dans la foulée, pour en finir rapidement. Mais, problème, pas de bloc désodorisant à l’horizon, pas plus en ces lieux désertés que dans le foyer doux foyer de Didier…

5- Essentiel-le

Didier n’avait pas de spray, type Fébrèze. Il trouvait que c’était là des particules, mais pas de noblesse. Une version prétentieuse à peine supérieure du basique Air Wick Pin des Landes, qui ne venait pas des Landes et qui ne sentait même pas le pin, d’ailleurs. La solution, c’est le cas de le dire, vint d’un petit flacon d’huiles essentielles de Lavande. De la vraie lavande cette fois. Outre le parfum agréable, la lavande avait comme propriété d’assainir l’atmosphère. Exactement le remède recherché. Le temps d’un rapide aller et retour, Didier revint avec le petit flacon, et déposa quelques morceaux de coton imbibé du liquide salvateur dans chaque pièce de ce sanctuaire des années soixante-dix. Sans excès non plus, il ne s’agissait pas de remplacer un problème par un autre.

6 – Mesuré-e

Après s’être assuré que la serrure de la porte d’entrée était bien verrouillée, Didier repassa brièvement déposer le flacon d’huile de lavande chez lui, puis monta chez François pour rendre la clé. Et son verdict. Dès son entrée dans les lieux, Didier constata en effet une odeur évoquant le gaz. Il pensa aussitôt que l’odeur qui régnait en bas, dans le logement inoccupé, n’était qu’une simple coïncidence. Peu importe, la lavande ne ferait pas de mal de toute façon. Didier innocenta donc rapidement le rez-de-chaussée dans son récit qu’attendait François, assis sur son canapé, devant sa grande télé, seule joie de ses vieux jours. De fait, il vivait là seul, séparé depuis des années de la femme qui fut celle de sa vie quelques années seulement. Comme l’odeur persistait et qu’une explication manquait cruellement, Didier demanda la permission de parcourir les lieux, toutes narines ouvertes, dans une investigation olfactive relevant de la prudence la plus élémentaire. Fort de l’aval du maître des lieux, Didier franchit donc une seconde fois dans la même journée les limites de son univers connu. Cinq minutes plus tard, sans avoir mesuré précisément, Didier estima que l’endroit devait bien faire trois fois la taille de son modeste chez lui. Tout cet espace, pour finalement passer la journée sur le canapé , télécommande en main !

7 – Soude

François bénéficiait du passage hebdomadaire d’une aide ménagère, chargée d’empêcher le logement de retourner au siècle précédent, rejoignant ainsi le musée du rez-de-chaussée. Durant son périple, Didier remarqua un bon vieux paquet de St Marc Cristaux de Soude. La walkyrie du ménage savait employer les bonnes méthodes. Passé entre-temps dans la cuisine, François était sur le point de faire réchauffer son café, à l’ancienne, sur les bonnes vieilles flammes bleues d’une cuisinière à peine plus jeune que lui. Et là, tout se mit en place dans l’esprit de Didier. Par mégarde, François avait du passer trop près d’un bouton d’ouverture de gaz d’une des plaques, un peu plus tôt dans la matinée, et d’une hanche distraite ou d’une fesse maladroite, l’avait légèrement fait tourner, libérant ainsi un mince filet à peine chuintant. Outre son efficace assistante ménagère, François était sous l’aile protectrice d’un ange gardien qui, méritant son poste, avait fort heureusement chuchoté à l’intuition de François d’ouvrir en grand la porte-fenêtre située à deux mètres de la menaçante gazinière.

8 – Mélanger

Didier empêcha immédiatement François de craquer l’allumette. Montrant le bouton légèrement penché, Didier expliqua le fin mot de l’histoire à François, puis ouvrit la fenêtre au dessus de l’évier pour donner un frais coup de main à sa collègue porte-fenêtre. Il annonça qu’il valait mieux attendre un bon petit quart d’heure avant de reprendre tout projet de réchauffer de la caféine, ou quoi que ce soit d’autre. Comprenant qu’il avait failli propulser la maison et ses occupants vers une orbite géostationnaire, François décida que le café froid, c’était bon aussi. Mais, en absence de chaleur, le sucre avait du mal à se mélanger au liquide noir, et il dut tourner longtemps la cuillère dans la tasse, avant de grimacer en avalant le contenu, sans toutefois se plaindre. Un peu honteux, le François préférait ne pas la ramener.

9 – Patchouli

Didier, refusa poliment le « café », et s’assit à la table de la cuisine, pour parler avec François. Déjà quelques années qu’ils habitaient là, l’un depuis sans doute toujours, et l’autre depuis quatre ans déjà. Mais au final, au-delà de quelques phrases rituelles, aucune vraie conversation entre les deux générations. Chacun son étage, chacun sa vie, en somme. Didier, pour donner l’élan initial, aborda le sujet de l’huile essentielle de lavande. Ça risquait de sentir inhabituellement, la prochaine fois que François descendrait. Ce qui arrivait très rarement pensa Didier, mais bon, il fallait lancer un sujet de conversation. « Puisqu’on parle d’odeur, il y avait un parfum que j’adorais quand j’avais vingt ou trente ans, c’était le patchouli. Faut dire que c’était l’époque hippie, tout ça... » dit François, qui faisait des efforts d’articulation, trop heureux d’avoir un nouvel interlocuteur pour raconter sa vie. Ils discutèrent ainsi, du bon vieux temps, comme disait François.

10 – Battre

Didier raconta à son tour le peu qu’il se rappelait de cette époque là. Une de ses tantes avait décidé de partir vivre aux USA au début des années soixante, et s’était mariée avec un américain, permettant ainsi l’existence d’un cousin « yankee » que Didier avait perdu de contact par la suite. Malheureusement, le mari de sa tante fut envoyé se battre au Viêt Nam, d’où il revint dans un cercueil. Dommage, la conversation était bien lancée, mais l’élan avait amené le fil sur des évènements très tristes, si bien que tous deux décidèrent de changer de sujet. Mais un long silence suivit.

11 – Trace

Machinalement,ils regardèrent tous deux dehors. Dans le ciel, un avion laissait sa trace à haute altitude. « Revenons à nos moutons », pensa Didier. Moutons ... Si le royaume de la walkyrie, sous le contrôle des aspirateur, balai, serpillière et autres chiffons qu’elle semblait bien maîtriser, le royaume du dessous était celui … des moutons, justement. Des moutons de poussière. Didier demanda si François se rappelait de la maison à l’époque où elle était encore une et entière. Du temps où il était plus jeune. Décidément, ce n’était pas un jour faste pour Didier. Il tentait de réanimer une conversation en état de mort clinique, en posant une question stupide. Comment François pouvait-il ne pas se rappeler de cette époque, lui qui avait grandi ici ? Didier noya le poisson en enchaînant sans attendre la réponse.

12 – Lessive

Du menton, Didier montra le sol. « Cela fait longtemps que vous n’êtes pas entré dans les pièces, en dessous ? » François répondit que cela faisait une bonne dizaine d’années, et demanda dans quel état était ce qui fut autrefois le salon, du côté du jardin, et la salle à manger, du côté de la rue. Didier le rassura en annonçant un état global plutôt satisfaisant, si on excepte des menuiseries plutôt capricieuses. « Ça nécessite un coup de propre, et vous le retrouverez tel que vous l’avez connu ! ». Cette pirouette lui évitait de dire que c’était vieux et moche. Mais aux yeux de François, il en allait bien entendu tout autrement. «Vous pourriez demander à votre fée du logis d’aller y  faire un tour. J’ai vu que vous avez de la lessive St Marc, celle à base de cristaux de soude. C’est radical, ça ! » Mais la réponse qui fusa surprit Didier par sa détermination

13 – Doser

« J’ai trop de souvenirs en bas, mais de personnes qui ne sont plus là, dans une décoration qui n’est plus là non plus. C’est tout vide, et ça le restera. Le peu de vie qu’il me reste, je le passerai ici. Ma nouvelle vie, si on peut dire … Je voulais juste surveiller qu’il n’y ait pas de dégâts d’eau, de délabrement dangereux ou autre ...». François avait l’air triste, à l’évocation de ce passé qui, comme tous les passés, ne reviendra pas. Le temps d’un soupir, et il reprit : « Bon, c’est malheureux aussi, tout ça. Décidément, quelle conversation … Je vais aller regarder la télé, si ça ne vous gêne pas, le docteur m’a dit qu’à mon âge, fallait doser les émotions fortes... »

14 – Propre

Revenu dans son (très) petit nid douillet, Didier pensa que, malgré tout, François avait apprécié son passage, au-delà du seul service rendu d’aller voir ce qui pouvait bien emboucaner le gaz comme ça. « À recommencer, mais sans attendre un éventuel prochain péril ménager ». Il sourit à cette formulation. Il fallait toujours qu’il trouve une façon atypique de dire les choses. Pas toujours, non, mais souvent. Le retour à sa réalité se présenta sous la forme d’une lessive, à lancer d’urgence car il n’avait plus rien de propre à se mettre. La procrastination, ce mal du siècle comme disaient les articles qu’il lisait sur Internet, entre autres marronniers, pour s’occuper. Lui n’avait pas de télé, depuis des années d’ailleurs, et s’en trouvait fort bien.

15 – Pigment

Didier regardait ses vêtements tourner en rond, par le hublot de ce lave-linge qui lui avait coûté une belle somme, mais il ne le regrettait pas. Fallait juste espérer qu’elle dure un peu longtemps. La précédente avait duré plus de 20 ans… « C’est vrai que dans le temps, on fabriquait des tanks blancs et cubiques, c'était écrit Brandt ou Vedette dessus, et on mettait le linge dedans ». Bercé par le ronron de sa machine, Didier ne se rendit pas compte qu’il basculait dans une forme de rêve éveillé, un transfert instantané vers l’époque lointaine de sa prime enfance. Il passait pratiquement toutes les vacances scolaires chez ses grands-parents, dans le Loiret. Didier était à chaque passage promu adjoint ravi d’un cousin du même âge, non moins ravi de se retrouver chef de patrouille de deux, et qui habitait tout près. Il connaissait les lieux comme sa poche. Ensemble, ils faisaient toutes les « expériences » qui faisaient le bonheur des mômes de dix ans qu’ils étaient, et qui les faisaient rentrer in extremis pour le repas du soir, hirsutes et crasseux, mais galvanisés à bloc, débordants de projets pour le lendemain dès l'aube. Heureusement, la machine à laver de sa Mamie était toujours sur la brèche, et rendait leurs shorts, tachés de gazon et de terre, et leurs t-shirts, troués par des exploits à ne pas recommencer, propres et parfumés de Bonux sur la corde à linge, dans le jardin. Ah, que de doux souvenirs revenaient danser dans l’esprit de Didier… Cette maison, plutôt froide et humide l’hiver, était une parfaite approximation du bonheur pour Didier le Jeune, qui aimait s’asseoir dans les fauteuils des grands-parents en leur absence, seul dans la grande pièce aux murs recouverts de cet improbable pigment jaune, une teinte qui aurait pu souffler l’inspiration à monsieur Stabilo si il avait été là…

16 – Moule

Depuis combien de temps rêvassait-il là, devant le hublot qui semblait l’avoir hypnotisé ? « Bah ! Qu’importe ! Il reste encore une grosse demi-heure de cycle, alors j’y retourne ... », se dit Didier. Sa visite inattendue dans les lieux et souvenirs de François l’avait renvoyé à son propre passé, dans un voyage emprunt de nostalgie. Allongé sur son lit car, attention, entre revivre ses souvenirs et s’endormir, la frontière était souvent franchie, Didier décida de continuer à explorer son passé. L’appartement où il avait passé ses vingt premières années, situé dans une banlieue parisienne paisible qui plus tard, bien plus tard, allait s’appeler le « neuf-trois »… Son père … Les parties de foot dehors avec lui et les mômes de la cité. Les petits plaisirs de ce père, à l’apéritif : un petit verre de vin cuit, un petit bol de moules. Moules à l’escabèche, son régal. Parfois, plus de quarante ans plus tard, Didier s’en prenait une boite, et invitait en pensée son père, habitant depuis dans les nuages, à les déguster avec son fils, en un festin de douce nostalgie…

17 – Cure

La petite mélodie de fin de cycle extirpa Didier des souvenirs vaporeux. Ce n’était pas la première fois qu’il se laissait happer par le passé. Ça arrivait de temps en temps, mais il fallait faire attention, ça fichait le bourdon comme un rien, ces choses là. Alors, une petite cure par ci par là, mais avec modération, et basta. Depuis quelques temps, il s’intéressait aux valeurs véhiculées par le bouddhisme, au premier rang desquelles était la conscience de l’instant présent, le graal de tout méditant. Alors vite ! Retourner à l’immédiat, en coupant Mental FM. S’asseyant sur le bord de son lit, il regarda autour de lui pour prendre conscience du lieu, de chaque bruit, de chaque objet, de l’éclairage. Ne pas penser, juste assister à, être témoin de, mais sans penser. Pas facile… Et quand son regard, qui balayait doucement la pièce, arriva à hauteur de la fenêtre, il prit conscience que … Que ça faisait des mois qu’il devait accrocher ce fichu rideau et qu’il ne le faisait pas ! « Bon, pour ce qui est de couper Mental FM, c’est foutu ! », pensa-t-il, en partant dans une grande rigolade solitaire.

18 -Lavande

Didier se leva vers neuf heures, le lendemain matin. Le samedi, c’était permis ! Et comme toute bonne journée n’est bonne que si elle commence par un thé, il fit couler un peu d’eau dans sa bouilloire, et appuya sur le bouton ébullition. Cent degrés pour les thés noirs, comme son breakfast standard. Parfois, en fin de journée, il aimait passer à des infusions qui préféraient une eau moins impulsive. C’est pourquoi, sur les conseils avisés d’une collègue, une dingue de la tasse qui avait mis très haut la barre sur le thé, il avait acheté cette bouilloire réglable. Dubitatif au début, il avait au fil du temps trouvé d’autres usages à ce petit appareil. Comme remplir un saladier d’eau à 70 degrés, pour faire décongeler un peu plus rapidement les choses, histoire d'ôter le micro aux ondes. Il sortit avec son bol pour s’asseoir quelques instants sur les quelques marches qui descendent vers le jardin, à l’arrière de la maison. Mais le bol, un bon vieux bol Duralex, était difficile à tenir, car trop chaud, et Didier lui trouva une place juste à côté de lui, en guise de compagnon sur la marche en pierre restée bien fraîche. En attendant un breuvage plus tempéré, Didier regarda le jardin devant lui. Le retraité voisin, qui avait la main (verte) dessus, avait connu quelques soucis de santé récemment et avait été contraint de laisser son petit monde végétal prendre son destin en main. Bon, essentiellement, ce n’était majoritairement qu’herbes hautes. Didier pensa aux années passées dans le midi, et se dit qu’un beau carré de lavande aurait sa place dans ce jardin. Pour la jolie couleur, mais aussi et surtout, pour le parfum dégagé. Ah ce doux parfum de lavande … En sirotant son thé, devenu entre-temps plus fréquentable, il pensa que ce n’était pas son jardin. Toutefois, en se relevant bol vide à la main pour rentrer chez lui, Didier ajouta à voix haute : « Mais c’est dommage quand même, pour les lavandes ...» 

19 – Séché-e

Didier appréciait le calme de son quartier. C’était comme si les habitants de sa rue, et des rues adjacentes, avaient tous tacitement voté pour le droit inaliénable « à être peinard chez soi ». Pas de chien aboyant sans cesse, pas de télévision transformée en sono de foire. Certes, il y avait bien ce chantier de rénovation dans cette maison pas loin, qui traînait depuis des mois. Il y avait aussi les voitures de passage, dont les occupants avaient du comprendre que ces rues désertées étaient un itinéraire bis bien préférable au grand axe trop fréquenté à leur goût, que la masse « des autres » empruntait pour se rendre au centre-ville. Régulièrement d’ailleurs, quelques voitures impatientes tentaient de se refaire en brûlant le feu du croisement. À la grande satisfaction du radar qui habitait là, et flashait sans faillir jour et nuit. « C’est entre autres motifs pour ça qu’on avait inventé la photographie, il y a environ deux siècles : figer sur papier, ou écran désormais, et ce pour toujours, de rares instants de bonheur intense pour les partager avec ses proches ... », pensa Didier avec un petit sourire aux lèvres.

Il était encore tôt, et il n’allait pas enchaîner directement sur un autre bol de thé. Alors il fit couler un peu d’eau dedans, pour rincer, afin d’éviter ce dépôt de thé séché au fond du bol. Certes, il convenait que le dépôt de fond de bol ne fait pas partie des premières choses à changer en ce bas monde, mais il n’aimait pas. On ne se refait pas, après tout !

20 – Exfoliant

Non, on ne se refait pas. On peut améliorer les choses, ou au pire, retarder leur détérioration, voilà ce qu’on peut faire. Et parmi ces choses qui améliorent, il y a la douche, douche que Didier n’avait pas encore prise. À tort peut-être, à tort sans doute, Didier ne prêtait que gère d’attention à son apparence. À commencer par ses tenues. Aussi ne passa-t-il pas plus de dix secondes à attraper dans sa penderie le premier cintre qui portait chemise et t-shirt, puis un boxer dans le tiroir des sous-vêtements, puis se dirigea vers sa salle de bain. C’était simple, vite traité. Pas de prise de tête. En allumant, il jeta un coup d’œil à la pièce. Ici aussi, pas de fioritures, pas de sophistication. Une simple brosse à cheveux, un mug pour sa brosse à dents, un petit déodorant basique et un savon pour les mains, voici tout ce que le coin lavabo offrait. Pas d’exfoliant ni de gel capillaire, pas de parfum. Pas ici tout au moins, car son flacon d’eau de toilette, très simple, occupait un coin de son bureau.

Douche au savon, mais savon de savonnerie artisanale. En effet, il aimait commander sur Internet des savons de qualité, pour lui et pour offrir à son entourage. Et si quelqu’un devait s’offusquer de ce geste, qui pourrait sous-entendre qu’il était douteux voire sale, Didier répondrait qu’il ne s’agissait là au contraire que d’un geste rempli de bienveillance, signifiant «Prends soin de toi, tu comptes». C’était son pêché mignon, la bienveillance … À ce jour, jamais personne ne s’était mépris sur ces cadeaux, il devait donc être perçu comme le gars profondément gentil qu’il était.

L’eau chaude vint assez vite, et Didier garda un moment le pommeau de douche dirigé vers la nuque, en particulier le bas de la nuque. Depuis qu’il avait lu quelque part que cette pratique aidait grandement au relâchement, il ne manquait pas d’y consacrer quelques secondes, en visualisant mentalement de petits nuages noirs symbolisant le stress se faire déloger par le doux kärcher de la douche et partir vers la bonde.

21 – Vanille

Dans l’après-midi, Didier décida de s’installer confortablement devant ce projecteur vidéo qu’il s’était offert pour rendre ses séances de vélo d’appartement moins fastidieuses. L’appareil était rudimentaire, mais bien suffisant pour ses besoins. Il referma à moitié les volets pour créer la pénombre adéquate indispensable, tout en évitant soigneusement de croiser l’engin de torture à pédales. Enfin, il profita qu’il était debout pour soulager le congélateur d’un bac de crème glacée à la vanille. C’était sa kryptonite à lui, et quand il pensait à l’onctuosité de la crème libérant le diabolique arôme de vanille, toute résistance était vaine, il le savait. Alors plutôt que de se croire devenu enfin raisonnable, pour finalement mettre en pause et se lever 30 secondes plus tard afin d’aller chercher le pot, autant le faire tout de suite. Voilà comment on masque un sentiment de gourmandise coupable : avec une optimisation imaginaire de temps et de mouvement, dont il convient d’exagérer grandement la portée. «Tais-toi, ma conscience... Tu vas me faire perdre le fil, c’est malin ! », se dit-il en souriant intérieurement, sur le ton du va-dans-ta-chambre-Papa-a-du-travail. Didier se préparait donc à rouler des bourrelets, vers son fauteuil moelleux, et James Bond se préparait à rouler aussi, mais dans son Austin, et vers une plage remplie de dangers. Chacun son karma. Rapidement, l’habituel concerto pour mitraillettes et hors-bords eut raison de tout remord éventuel, et il avalait machinalement sa glace sans même s’en rendre compte, pour ne rien perdre de ces poursuites endiablées, au dénouement pourtant prévisible, car immuablement favorable au britannique blondinet.

22 – Patience

Ce fut le moment du générique de fin, et le temps d’éteindre le projecteur. Ça faisait plusieurs mois qu’il avait arrêté d’inviter son collègue Thomas à venir voir des films avec lui. Thomas avait un fond gentil, mais se révélait vite être une purge quand il regardait un film avec vous.Toujours le même schéma … Au tout début du film,. il racontait sa vie. Didier avait beau se taire et regarder les images, il prenait ce silence pour un « Vas-y, raconte la suite, c’est tellement intéressant ! », au lieu d’un « Mais tu vas la fermer ! Ça a commencé, tu ne vois pas ? ». On continuait avec des commentaires du genre « Ouahh, t’as vu les nichons ! », « Oh, mon cousin, il a la même chemise ». Et le coup de grâce qui faisait exploser la patience de Didier sans espoir de retour, c’est quand Thomas parlait aux personnages. Faut vraiment être bas de plafond pour parler à une image projetée sur un mur !

23 – Parfumé-e

Didier consulta l’horloge de la cuisine. Celle-ci lui répondit que le prochain passage du bus était dans une quinzaine de minutes. Sans perdre de temps, il enfila ses chaussures, attrapa le sac à surgelés pour partir faire des petites courses d’appoint, en pensant qu’il ne fallait surtout pas reprendre de crème glacée vanille. Il était bien barbouillé, conséquence logique de l’excès du jour. Pendant qu’il tournait la clé dans la serrure, Didier pensa à François, seul là-haut au premier étage, et décida de passer le voir en coup de vent. En montant l’escalier, il remarqua que l’air était parfumé délicatement, une fragrance subtile et envoûtante comme disent les publicités. François était un vrai piège à filles : malgré son âge avancé, ça défilait plusieurs fois par jour. Non, ne vous faites pas d’idées salaces, pas de publicité pour des pilules bleues ici. En réalité, ce n’est pas “malgré son âge avancé”, mais plutôt “en raison de son âge avancé”. En effet, il s’agissait de personnes qui passaient à intervalles répétés pour s’assurer que tout se passait bien dans la garçonnière du père François. Sacré François, ça ne devait pas lui déplaire ce petit défilé, même si en général elles ne restaient que quelques secondes, tout au plus quelques minutes. Arrivé à la porte de l’étage, Didier frappa et entendit Casanova abandonner sa télé sans perdre de temps pour venir lui ouvrir. La moue que Didier lut fugitivement sur le visage de Casanova trahissait la déception de constater qu’il ne s’agissait pas cette fois-ci d’une apparition aussi gracieuse que parfumée. Mais il se reprit vite et fit un sourire à Didier. Ce dernier lui annonça son projet d'une opération commando imminente et minutieusement calculée, une embuscade destinée à soulager les rayons du Leclerc de leur quartier de quelques victuailles, et demanda si le séducteur souhaitait ajouter quelque chose à la liste, comme du champagne et du caviar. Sait-on jamais, sur un malentendu, une visiteuse pourrait un jour s'attarder .… La réponse fut bien sûr négative, mais la demande avait fait rire François. Mission remplie, Didier engrangeait des points de vie à chaque rire ou même sourire qu'il provoquait à ses interlocuteurs. Il libéra rapidement les lieux, autant pour ne pas rater son bus que pour laisser l’accès libre en vue de la montée au premier ciel de la prochaine créature de rêve.

25 – Pain

De retour à la maison, Didier se rendit compte qu’il était bientôt l’heure de dîner. Bien qu’ayant rapporté des petites choses sympas, il n’avait pas envie de consacrer trop de temps à cuisiner. Alors il décida de faire ce qu’il faisait souvent dans ces cas là, un petit plaisir régressif : faire d’un petit déjeuner son repas, autant pour le plaisir que pour l’économie d’efforts, de vaisselle. C’était bien sûr l’occasion de se servir une fois de plus de la fameuse bouilloire. Pendant que la température s’élevait gentiment, il se dépêcha de sortir le beurre de son frigo, le posa sur une petite assiette accompagné du couteau indispensable. Se posa alors la question du pain. À cette heure, plus de boulangerie ouverte… Didier ouvrit la petite armoire qui lui tenait lieu de garde-manger. La délivrance vint d’Outre-Rhin, sous la forme d’un paquet de Vollkornbrot. Certes, c’était assez différent de l’iconique baguette qui fait le renom de la France dans le monde, mais c’était du pain quand même. La bouilloire émit le bip attendu, et, pendant que le thé infusait, Didier commença à étaler le beurre made in Normandie, encore très ferme, sur les germaniques tartines. Une délicieuse façon de vivre l’Europe !

26 – Bergamote

La dernière tartine engloutie, Didier avala ce qui restait de thé dans son bol, sans dédaigner les débris de pain qui y flottaient. Il adorait ce goût que la boisson chaude laissait dans son palais. Il se rappela les tasses de thés, colorées, que lui et son cousin buvaient chez leur grand-mère, pour le goûter. C’était un rituel, une communion inter-générationnelle. Il revoyait tout dans son esprit : les personnes, les lieux, les objets… Et il devait ce touchant retour en arrière à la saveur de la bergamote, tellement inséparable de ces boites de métal marquées TWININGS, Original Earl Grey, des boites qui n’avaient pas changé depuis, ou si peu. Avec émotion, il décida de se refaire une tasse, pour prolonger cette vibration surgie de son passé. Et tant pis si le thé empêche de dormir !

27 – Emballé-e

Le lendemain matin, Didier s’éveilla vers les 11H00. Avec, même en cherchant bien, rigoureusement aucun sentiment de culpabilité. Dès qu’il eut assez de lucidité pour se rendre que c’était dimanche, il s’offrit un de ses luxes préférés : ne pas regarder l’heure. À quoi bon ? Pas de rendez-vous, pas d’obligation, personne pour lui décocher des remarques plus ou moins acides. Seul mais peinard, roi du monde. En tout cas jusqu’au lendemain matin. D’ici là, seul maître à bord ! Il jeta un bref coup d’œil vers les lames du volet, pour avoir une idée très approximative du temps. Ça disait : « Bof, reste allongé ! », et comme il se sentait tout à fait disposé à obéir, ça sentait la grasse matinée à plein nez. Il se leva juste quelques instants pour se faire un thé, noir bien entendu, mais il n’était pas emballé à l’idée de se remettre une tournée de vollkornbrot, celui de la veille au soir étant encore trop présent à sa mémoire et à son système digestif. Pas de tartine donc, mais un peu de muesli mélangé à deux yaourts nature, brassés, c’était mieux, des brassés. Il revint dans la chambre tout en mélangeant le contenu du bol pour le poser sur le bureau non loin du lit. Un second aller et retour, avec le bol de thé cette fois, et il se remit au lit. Et décidant que le thé, trop chaud, devait refroidir un peu, et le muesli devait absorber l’humidité des yaourts pour être moins étouffant, il alluma et régla soigneusement son luminaire Ikea à col de cygne flexible, attrapa le bouquin en cours, modela l’oreiller pour incliner légèrement la tête pour faciliter la lecture, et, avec une joie de gosse qui déguste sa liberté, retira le marque-page pour s’engouffrer page 68, dans le « Le réveil », de Gounelle. Titre de circonstance.

28 – Mains

C’était la seconde fois qu’il lisait ce livre. Et il se régalait tout autant. Il avait décidé de s’offrir la totalité des livres de Gounelle, ainsi que d’autres. Ceux de Christian Bobin par exemple, sa découverte de l’année précédente. Il allait jusqu’à en offrir autour de lui pour faire davantage connaître ce monument de la poésie. Quelques jours auparavant, il avait donné sa chance à un aride livre écrit par un académicien, un peu guindé. Il eut du mal à dépasser les 40 premières pages, et comme le livre ne cessait de lui tomber littéralement des mains, il avait décidé de le renvoyer sur l’étagère, et, ce faisant, aux calendes grecques. Il devait bien avoir une vingtaine de bouquins autrement plus intéressants sur sa toread list. Il s’agissait pêle-mêle d’autobiographies, de romans policiers, de mémoires d’hommes politiques, de romans noirs, et même d’ésotérisme et de poésie. Ça ne l’empêchait pas, au gré de sa navigation sur Internet de découvrir ci et là des idées de lecture, et d’aller les chercher à la médiathèque le samedi suivant.

29 – Mousse

« Ne pas se goinfrer trop vite des bonnes choses de la vie, il n’y en a pas tant. Mâche, respire, il s’agit de les déguster !», se dit Didier à voix haute. Alors il mit en place le marque-page offert par la médiathèque à celles et ceux qui osaient encore, à notre délicieuse époque, préférer le papier au pixel. Puis, posant le livre sur la table de chevet, il se dirigea vers la cuisine, avec la nonchalance dominicale de rigueur, et les incontournables chaussons moelleux de chez IsoToner aux pieds. À cette allure et ainsi chaussé, il pouvait être sûr qu’il ne risquait pas déclencher les radars ! Avisant l’horloge, il décida qu’il était tout à fait envisageable de s’infliger une petite mousse, bien fraîche, précieuse alliée face à ce petit bol de cochonneries grasses et salées, fichées S chez tous les diététiciens de France et d’ailleurs. Bol qui sous peu allait devoir négocier avec le froid houblon à qui descendrait en première position l’œsophage du lecteur en pause. Assis bien confortablement, époussetant sans grand succès les miettes apéritives amoureuses de ses abdominaux très approximatifs, qui trahissaient le carnage calorique et constellaient son t-shirt, il eut cette vibrante pensée frappée au coin du bon sens : « Je pense qu’il est temps d’attribuer un Prix Nobel à qui a inventé la bière belge ! ». Pas la peine de regarder, le stressomètre était à zéro pointé.

30 – Laver

Parfois il buvait la bière directement à la bouteille,et parfois il utilisait un verre. Il adorait ce bruit que fait le verre en se remplissant, le bruit de la mousse montant, montant, savamment dosée par l’inclinaison puis le redressement du verre, qu’il avait pris soin de rafraîchir au préalable. Il but gorgée après gorgée, en laissant la bière couler doucement dans sa gorge, et en emplissant ses narines des effluves du délicieux liquide. En cela, le verre permettait à son inspiration de rimer avec dégustation, et l’expiration rimer avec délectation. Au terme de son voyage sensoriel, Didier se leva pour poser le verre dans l’évier, accompagné du bol pareillement vide. Mais la vue de l’évier quasi débordant lui gâcha ces instants d’intense félicité. Quelle vision accablante ! Mais comme les petits lutins ne travaillent pas le dimanche, il se résigna à laver sa vaisselle sans procrastiner davantage. Pour se motiver, il dit, comme au début de chaque lavage, à voix haute cet encouragement qui avait le don de le faire rire bêtement, mais pleinement : « Un, je prends la bouteille de Grégory, et deux, j’en verse un peu sur Bob... » Et en effet, il rit. La bière n’y était pour rien, il avait toujours eu un faible pour cette façon vaseuse de jouer sur les mots. Mais qui, à part lui, pour comprendre le sens de cette phrase ? Peut-être un cinéphile aux cheveux blancs, aidé d’un trentenaire fan de dessins animés...

31 – Savon

Didier avait un grand nombre de torchons, aux motifs variés, et il les empilait avec soin sur l’étagère du haut, dans une bonne odeur de lessive et d’adoucissant. Le mystère était : mais pourquoi avait-il autant de torchons ? Et pourquoi les sélectionnait-il avec beaucoup d’attention, n’hésitant pas à s’offrir des modèles parfois assez chers ? Pour avoir de quoi absorber les éclaboussures ?

Tout ce cinéma, ces tickets, ce coût de torchon, pour les projections ? Comme si il était un Tavernier …

Une fois que tout fut soigneusement séché et rangé à sa place, Didier, décidément très actif, regarda le savon qui lui, par contre, bullait sur le bord de l’évier. Hum, senteur chèvrefeuille … Indice 75 sur l’échelle de la tuerie olfactive ! Il céda. Et malgré des mains déjà bien nettoyées par l’action de Grégory et Bob, il ne put résister à l’appel du doux parfum. Il adorait l’onctuosité du savon sous ses doigts. Mais soudain, tandis qu’il les frottait, il vit avec horreur ses ongles devenir peu à peu transparents. Puis cela gagna les paumes, pour passer ensuite aux poignets et continuer de monter. Dans le même temps, tout devenait diaphane autour de lui. Les murs, l’étage, avec le père François et ses girls, le quartier, le …. Au final, tout avait disparu. Absolument tout.

Non ! Non, pas exactement tout. En regardant bien, on pouvait voir qu’il subsistait le sincère plaisir que mastorek avait eu à vous écrire ces lignes.