Celui qui n'aimait pas les fins

Mon amoureux, cet homme merveilleux, était – sans avoir été jamais diagnostiqué officiellement – neuroatypique. Une seule fois, un psychiatre avec lequel il était en contact dans le cadre de son boulot (qui consistait à prendre en charge des jeunes sous main de justice) lui avait dit, de manière très décontractée, qu'il présentait des signes d'un “petit Asperger” (sic).

Pour ma part, sans être une experte des TND mais ayant longtemps travaillé avec des gamins à haut potentiel intellectuel et toutes les joyeusetés qui vont souvent avec, j'en avais surtout conclu que mon amoureux avait un trouble de l'attention assez caractéristique.

Je ne vais pas tout vous raconter mais un point m'a particulièrement sauté aux yeux ce weekend, alors que je grimpais des centaines de marches d'escalier avec ma sœur, histoire de changer d'air.

Mon amoureux ne lisait plus de livres depuis belle lurette, pas plus qu'il ne regardait de films en entier s'ils duraient plus d'une heure et demie. C'était trop long pour lui, de se concentrer aussi longtemps sur une activité. Un autre détail, curieux, pour le grand amateur de musique qu'il était : il n'écoutait jamais un morceau jusqu'au bout. Lorsqu'il écumait les plateformes à la recherche de morceaux à partager dans son émission de radio, il n'écoutait souvent que le tout début et cela lui suffisait à décider si oui ou non, ce titre avait sa place dans le set qu'il constituait.

Souvent, à l'heure de l'apéro, il me lançait des défis de blind-tests où il fallait reconnaitre un morceau dès les premières secondes. Et quand bien même je le reconnaissais et l'appréciais, je devais insister lourdement pour qu'on ait le droit d'en écouter un ou deux jusqu'au bout. Ceci était valable pour toute la musique qu'il écoutait, même ses titres préférés. Quelques dizaines de secondes avant la fin, hop, il arrêtait tout. Hyper frustrant pour moi...

Pour autant, mon amoureux avait une culture littéraire, cinématographique et musicale hors du commun car il lisait par contre beaucoup d'articles, de critiques, de synthèses et avec cela, on n'aurait jamais soupçonné ce secret des fins tronquées.

Mon amoureux n'aimait pas les fins. Cette phrase, en la prononçant à voix haute dimanche, m'a coupé le souffle. Il n'aimait pas les fins et la sienne a été si rapide qu'elle ne m'a laissé aucune chance de protester ou de réclamer qu'il aille jusqu’au bout de l'histoire. Il a tout coupé quelques secondes avant la fin (les 2 min qu'il a manqué aux pompiers pour avoir peut-être une chance de le sauver – bon sang, il a cessé de respirer, on entendait les sirènes qui approchaient, ils étaient dans la rue !)

Alors, comme me l'a justement fait remarquer ma sœur, bien sûr qu'il aurait certainement voulu écouter ce morceau-là jusqu'au bout, vivre cette histoire jusqu'au bout. Il ne s'était pas engagé avec moi à la légère, il savait ce qu'il faisait et m'avait dit plus d'une fois qu'il voulait qu'on vieillisse ensemble. Nous avions des projets, plein. Cela n'arrivera pas, cela n'arrivera plus jamais.

Mon amoureux n'aimait pas les fins et il a bâclé la sienne.