De la normalité du monde

Je me rends compte que j'écris souvent la formule suivante “dans un monde normal” depuis quelques mois. Hier, par exemple, “dans un monde normal, mon amoureux aurait fêté ses 53 ans”. Et cette expression qui m'est devenue familière veut bien dire ce que je pense, profondément. Le monde, là, au dehors, autour de moi, n'est plus “normal” depuis que mon amoureux est mort.

Je me sens en perpétuel déséquilibre, entre la vie quotidienne qui suit son cours avec ses aléas, ses routines et le grand trou qui s'est ouvert sous mes pieds, brusquement et qui m'absorbe parfois, puis me recrache, exténuée de chagrin.

Certains moments me semblent excessivement “normaux” (je ne sais pas bien ce que ce terme recouvre, à vrai dire, dans le monde et la société dans laquelle nous vivons, en 2025) : aller bosser, accueillir des élèves, faire cours, déjeuner avec des collègues, faire du yoga, donner mon avis en réunion, aller à un spectacle et y prendre du bon temps, tout cela n'a pas changé depuis 11 mois. En revanche, d'autres me semblent totalement “anormaux”, voire incongrus : fêter Noël sans lui, ne pas pouvoir lui souhaiter son anniversaire, aller visiter une maison à vendre, programmer des vacances ou un voyage, se recueillir au pied d'un petit chêne vert fraichement planté, prendre l'apéro en solitaire, faire la sieste, regarder une série.

Je n'ai pas eu besoin de réfléchir 107 ans pour trouver le point commun de tous ces moments a-normaux : la solitude. Toutes ces choses que nous faisions ensemble et que je fais désormais seule me paraissent totalement étranges. Étrange au point que je sors parfois de mon corps et je me vois les faire seule, c'est d'une tristesse sans nom.

Je l'ai déjà écrit ici et c'est toujours le cas, il est avec moi, parfois, surtout dans des moments que j'aurais adoré partager avec lui. Quand je sors du collège épuisée mais satisfaite de ce que j'ai fait, quand je viens de faire quelque chose de difficile mais que j'ai réussi. Je l'entends me dire “Petite forte”. Et il m'arrive de le penser, que je suis forte.

Mais il y a aussi des tas de moments où il n'est vraiment plus là, ni en pensée, ni en parole. Il n'est plus là du tout, effacé de ma vie, gommé de cette Terre. C'est effrayant. Et je refuse que le monde l'oublie. Je n'ai plus de nouvelles de son père, ni de ses collègues. Tout le monde a tourné la page. Ma famille n'en parle plus non plus. Je suis la seule à maintenir la flamme du souvenir et elle est parfois lourde à porter. Alors je parle de lui à tous les gens que je croise et tant pis si je passe pour une folle. J'essaie juste de ne pas être trop insistante.

Je pense qu'il serait heureux de voir que je survis, que je me bats avec ce foutu deuil, il serait heureux de savoir que je vais bientôt déménager dans une maison avec un merveilleux jardin et il serait sûrement heureux que je sois heureuse à nouveau, un jour, peut-être. Mais, ne suis-je pas en train d'écrire ça pour me donner une médaille, pour me justifier de ne pas m'être effondrée ? Ne serait-ce pas de la méthode Coué ?

Moi, je serais heureuse que le monde me paraisse de nouveau “normal”. C'est beaucoup demander, je commence même à considérer l'idée que cela n'arrivera plus. Le monde ne sera plus jamais normal après avoir vu mourir dans mes bras, en dix minutes, un homme plein de vie autour duquel mon existence gravitait. J'ai perdu mon soleil, cela peut arriver à n'importe qui d'entre nous alors je ne vois pas comment le monde pourrait être normal à nouveau.

Je vais devoir apprendre à marcher avec ce fardeau qui me déséquilibre, sur ce chemin de deuil, semé de gouffres et d'embûches, je vais devoir apprendre à danser sur cette corde raide, malgré le vent et les nuages, malgré les chaussures pas toujours adaptées, je vais devoir apprendre à vivre avec ce manque qui me fait perdre mes repères, mon cap.

Cela va bientôt faire un an et j'ai pourtant l'impression de tout juste entamer le chemin...