Le retour à la terre (lettre à mon amoureux disparu)
Il y a tout juste un an, je répandais dans le lierre du sous-bois ce qui restait de ton corps, ton père accroché à mon bras, ou bien était-ce moi au sien, je ne sais plus. Derrière nous, sous les arbres, des dizaines de personnes étaient là, graves, tristes, effondrées pour certaines, elles étaient là pour toi. Il y avait ma famille presque au complet, ma famille qui était devenue la tienne, il y avait ton père, il y avait tes collègues, nombreux, il y avait mes collègues aussi et des amis d'ici et d'ailleurs, et nos voisins.
Nous avons été quelques uns à prendre la parole, pour dire le vide que tu laissais et pour raconter la personne extraordinaire que tu étais. Ton père avec lequel tu étais fâché et que tu n'avais plus vu depuis plus de 10 ans a pu mesurer ce que tu étais devenu et ce qui a été dit ce jour-là par tes collègues l'a rempli de fierté, même s'il ne l'a pas montré. Puis nous avons laissé parler la musique d'Eric Bibb et sur ses notes, nous avons marché, lui et moi, dans le sous-bois pour répandre tes cendres, au pied des pins douglas, dans l'humus et la mousse.
J'ai choisi l'endroit de ce dernier hommage un peu par défaut mais à postériori, il est parfait : calme, beau, en hauteur, avec une jolie vue sur les collines et les champs. C'est le premier endroit où je t'avais emmené lorsque tu avais voulu voir où j'allais habiter et je me souviens que tu n'avais rien dit sur le moment, le regard perdu dans tout ce vert et la beauté du ciel puis tu avais soupiré “C'est beau... C'est là, la vraie vie”.
Je suis heureuse, un an plus tard, de savoir que c'est là que tu es retourné à la terre. Après la cérémonie, nous avons bu un coup et discuté sur le terrain de boules de notre immeuble. Je ne me souviens plus trop de ce qui s'est dit ou fait, j'étais dans un état second, encore sous le coup de la sidération. J'ai papillonné d'un groupe à l'autre, ne sachant comment exprimer la gratitude que j'avais pour eux d'être là. J'ai le souvenir assez flou d'un beau moment, néanmoins, d'un moment de communion autour de toi. Les stagiaires que tu avais coachés toute l'année étaient tous là, ils avaient apporté un petit arbre, un chêne vert qu'ils ont planté à l'orée du bois. Je l'appelle depuis “l'arbre du souvenir”.
Lorsque le vent s'est levé, apportant l'orage, tout le monde s'est dispersé, il fallait bien rentrer et certaines personnes venaient de loin. La pluie a fini par arriver alors que nous étions à l'abri et elle est tombée drue, emportant avec elle tes cendres plus profondément dans la terre. Le lendemain, quand je suis retournée sous les sapins, on ne voyait plus rien.
Depuis, le temps a passé et le chagrin s'émousse lentement. Je suis tombée hier en cherchant autre chose sur une conversation archivée dans une application de messagerie instantanée et j'avais oublié ce petit tic de langage qui était devenu une blague entre nous. Cela m'a attristée, je commence à oublier des choses de notre histoire, déjà.
Tu es pourtant toujours là, dans mon cœur et dans ma tête. Dans ma nouvelle maison aussi, où je te sens parfois présent. Et tu m'as regardée, goguenard, cette semaine, lorsque j'ai travaillé la terre de mon jardin pour préparer le potager aux futures semences. Tu t'es gentiment moqué de mon ampoule au pouce et de la terre que je me suis collée sur la figure en m'essuyant tellement il faisait chaud.
En dispersant tes cendres dans ce bois, je t'ai rendu à la terre à laquelle tu appartenais, viscéralement. Tu parlais souvent de tes ancêtres et cousins agriculteurs, du respect que tu avais pour eux et pour leur travail, de cette maison qu'on aurait avec un jardin, qui nous permettrait de cultiver nos propres légumes. Tu n'avais aucune expérience en ce domaine mais c'était quelque chose dont tu rêvais. Je ne sais pas si tu aurais manié la grelinette mais je l'ai fait en pensant à toi, et à cette terre à laquelle tu appartiens désormais. Celle de mon potager est belle, elle sent bon, elle est pleine de vie. Tu en fais définitivement partie.