Mon petit fantôme
J'ai l'impression que je n'y arrive plus. Mon amoureux est présent plus que jamais depuis “le jour où”, tel un petit fantôme qui s'accroche et qui ne veut pas lâcher l'affaire. Il est là au boulot, dans les échanges avec les élèves, dans les échanges avec les collègues, il est dans les moments de doute, dans les moments plus légers, il est dans tout ce qui me reste de lui et que je vais devoir déménager, il est surtout dans ma tête, en permanence, tout le temps, partout.
Il est aussi dans l'ironie du fait que je l'appelle mon “petit fantôme” car c'est un terme qu'il m'avait attribué, suite à une séance assez épique de changement de housse de couette où je m'étais retrouvée emberlificotée dedans, et qu'il avait prise en photo, pour se moquer gentiment de mes contorsions.
J'ai l'impression que je n'y arrive plus. Je n'arrive plus à faire comme si j'étais forte, comme si j'étais en train de surmonter ce deuil, je n'arrive plus à me motiver à aller au boulot, je n'arrive plus à penser à autre chose que ce trou qu'il a laissé en moi et à un avenir sans lui. Je n'y arrive plus.
Je n'arrive même plus à lire, ce qui ne s'était jamais produit depuis que je sais lire (soit 50 ans, environ). J'ai eu des périodes où j'ai moins lu (quand mes enfants étaient bébés et/ou petits) mais jamais de moments où je n'arrive plus à me concentrer sur les pages que je lis, sur une histoire, aussi intéressante soit-elle. J'ai essayé les polars, la littérature jeunesse, les essais. Je n'y arrive plus. Quand j'ouvre un livre, mon regard flotte sur les premières lignes et au bout d'un moment, il se floute et passe au travers des mots, à la recherche de qui, de quoi, je ne sais pas mais il se perd dans les lettres écrites ici et qui ne trouvent plus de sens. La BD semble la seule chose qui reste encore à ma portée. C'est frustrant à l'extrême, j'en pleure de rage. Ne plus parvenir à faire ce qui était le pilier de mon existence crée une sorte de second deuil.
Je sais que cela reviendra, qu'il y aura un jour où je parviendrai à nouveau à lire et à y prendre du plaisir mais pour l'instant, l'évasion que procure la lecture n'est plus à ma portée, empêtrée que je suis dans ce chagrin sans fond.
Alors, j'ai commencé à trier les livres de la bibliothèque, ceux de mon amoureux, je veux dire. Il y a en plein que je souhaite garder mais d'autres qui n'ont pas d'intérêt pour moi. Je vais les éparpiller dans des boites à livres, ce sont de bons livres, en bon état. Mais auparavant, j'ai dû les vider car ils sont parsemés de coupures de journaux, en lien avec le thème ou l'auteur. De l'un d'eux, particulièrement chargé, est tombée une photo.
L'image est floue, très floue même, sans doute le résultat d'une expérimentation d'un atelier photo avec les jeunes dont s'occupait mon amoureux (il aimait bien travailler sur l'image avec eux). La photo, en noir et blanc, le montre, assis ou accroupi devant un bâtiment plutôt crasseux. Il porte une de ses chemises à carreaux et tient à la main un livre (?). Il est jeune, ses cheveux sont un peu longs et sa barbe est déjà là. Il me regarde, un peu penché (le cadrage est hasardeux). Il me regarde, à la fois dans le passé et au-delà de la mort, le flou accentuant encore cette impression. On dirait un peu une de ces vieilles images de fantômes prises au début du 20e siècle...
C'est la deuxième fois qu'une photo de lui me tombe dessus, littéralement parlant. La première fois, c'était il y a un mois tout juste, le jour de mon anniversaire. Je commence à me demander si je vais en trouver une troisième le 21 juin. Je ne pourrais sûrement pas m'empêcher d'y voir un signe. Un signe de quoi ? Il n'y a plus rien à attendre.
Je suis fatiguée et il me manque, comme au premier jour. Je n'ai pas avancé d'un pas. J'en suis toujours à la douleur de l'avoir perdu, au sentiment d'injustice qu'un amour aussi intense ait été brisé net, au manque qui se fait ressentir physiquement et à la terreur d'envisager un avenir sans lui.
Je n'ai pas avancé d'un pas.