Entrée dans les écrits d'écrans

Itinéraire d'une rencontre

J'ai “rencontré” Emmanuël Souchier pour la 1e fois en 2e année de licence, avec un devoir de Culture numérique sur la thématique de “matière et forme en lien avec la typographie”. J'étais tombé sur son article sur le travail d'éditeur de Balzac[1], qui, pour faire bref, se livrait à de petites plaisanteries assez étonnantes dans ses mises en page. Depuis son nom est revenu plusieurs fois dans mes pérégrinations d'étudiante, avec les concepts d'”écrits d'écran” et d'”énonciation éditoriale”. Dans ma pile “À lire” sur mon outil de gestion bibliographique Zotero, j'avais inscrit depuis longtemps son article “L’écrit d’écran, pratiques d’écriture & informatique”[2]. J'ai évoqué son nom lors d'un entretien avec mon directeur de mémoire, mais il n'a pas rebondi. Pourtant, dans ma recherche sur l'accessibilité, et l'ergonomie du web, le nom d'E. Souchier revient régulièrement, encore récemment avec Nicole Pignier, sémioticienne autrice avec B. Drouillet de “Penser le webdesign”[3] (que je viens de terminer, enfin) et qui elle aussi fait référence à son travail, pour y apporter une critique ; il me semble par ailleurs que sa réflexion sur ce qui se passe entre le scripteur et le lecteur avec l'écran au milieu me paraît intéressante dans un travail sur le “rendre accessible” un savoir ; de plus, je viens de découvrir qu'il a récemment donné une conférence à un congrès de l'APDEN (Association Professionnelle des Professeurs-Documentalistes) et je peux aussi prendre l'argument professionnel pour m'y attarder ; enfin, s'engager dans un master, c'est aussi prendre le temps de creuser un peu des notions ! (et je pense que mon directeur de mémoire, s'il me lit, ne m'en tiendra pas rigueur !)

Ce que je retiens

Un ancrage dans l'histoire de l'écriture

Il faut d'avoir avoir bien conscience que l'article a été écrit en 1996 ! On est donc encore au début des usages personnels de l'informatique, et des logiciels de traitement de texte. Ainsi E. Souchier écrit que la personne tapant son texte ne peut avoir qu'au moment de l'impression une idée du rendu final de son texte... ce qui n'est plus vraiment le cas aujourd'hui. Encore que cette idée pourrait être discutée : lors de la rédaction d'écrits longs, j'ai besoin d'imprimer pour avoir un regard global sur le tout. Et E. Souchier note que même dans le cas d'une apparente similitude avec l'arrivée des traitements de texte, il reste de toute façon une différence entre la lettre éclairée sur l'écran et celle, matérielle, d'encre et de papier une fois l'impression faite. Souchier inscrit la transformation due au numérique sur l'acte d'écrire dans l'histoire globale de l'écriture :

La trace-mouvement du copiste médiéval, la forme-surface du typographe et le point-coordonné de l'informaticien marquent des ruptures essentielles dans l'histoire des supports et des outils de l'écrit. (p.107)

Il indique également que les trois cohabitent encore : cette affirmation de 1996 m'interroge un peu : est-ce que c'est encore vraiment le cas aujourd'hui ? Je me souviens de ma perplexité quand il a fallu, lors des examens en présentiel pendant ma licence, ressortir papier et stylo pour rédiger mon devoir : cela n'allait pas de soi, loin de là... La main est toujours là dans l'acte d'écrire, mais n'a plus forcément la place prépondérante (selon l'âge et les habitudes du scripteur). Plus loin, il ajoute qu'il y a une rupture dans la relation au corps de l'écriture :

Numérisée, puis recomposée au seul profit de l'œil, la lettre a perdu sa pérennité matérielle et sa relation corporelle directe. (p.108)

Un peu d'ergonomie

Dans une approche ergonomique, il exprime le souhait que dans l'élaboration des outils informatiques ne soit pas renvoyée aux oubliettes la longue expérience des usages de l'écriture, manuelle puis imprimée, avec les différentes professions inclues dans le processus ; et que ces outils répondent à un réel besoin. Il lui paraît important que l'homme ait la possibilité d'affirmer sa domination sur la machine. J'ai du mal à dire sur ce point si les outils répondent aujourd'hui à des besoins réels mais je fais le lien avec ce qu'il écrit en commun avec Yves Jeanneret dans un article ultérieur[4] sur la nécessaire éducation au numérique, indispensable à une réelle démocratisation des pratiques numériques.

La démocratisation annoncée par les idéologues se traduit finalement par un éclatement, une complexification des compétences d'écriture : en se propageant, mais sous des formes complexes, l'institution de l'image du texte appelle des compétences particulières, des lucidités particulières, que les programmes éducatifs ne prennent pas en charge et qui relèvent, ainsi, des habiletés et des opportunités. (p.13)

Je ne vais pas m'étendre sur ce point ici, mais en tant que professeur-documentaliste, je ne peux qu'aller dans son sens. À la suite de la perte de matérialité, la lettre devient abstraite, et cette abstraction contamine le texte : celui-ci, se déroulant à l'écran, redevient un volumen des temps anciens, les rouleaux avalant et dévoilant en synchronie le texte lu et le texte à venir. Dès 1996, apparaît un atout du numérique, ce que E. Souchier nomme un

étoilement associatif des écrits. (p.114)

que je pratique effectivement ici au moment même de l'écriture de ce post : faire apparaître plusieurs fenêtres sur son écran.

Entrée en scène

Il poursuit en notant la différence de traitement (toujours en 1996) entre l'écran et l'imprimante : l'écran règne, tandis que l'imprimante peut être reléguée dans un bureau adjacent... c'est l'écrit qui est valorisé :

de ce fait, l'écran, et par là même l'écrit, deviennent objets de spectacle : la relation est médiatisée et c'est l'écran qui en est la scène et l'acteur, cachant et exhibant tout à la fois. (p.115)

D'une façon qui me surprend, E. Souchier aborde dès cette période l'aspect exhibitionniste des écrits d'écran. Pour moi, cet aspect se rattache à la pratique du blog (et de tout ce qui allait suivre en matière d'étalement de vies privées), mais son usage n'en était qu'à ses balbutiements en 1996. Si je comprends bien, E. Souchier nous dit que : – écrire, que ce soit sur papier ou sur écran est une activité secrète et discrète, mais qui se donne à voir ; – cependant, cela est accentuée avec l'informatique.

La distance, parfois fort subtile et souvent d'une grande complexité, établie entre l'auteur et l'écrivain – le moi intime et l'écrit socialisé –, disparaît de la scène informatique pour laisser place à une transparence d'acteur, à une mise en scène performante. Si l'écriture élabore une herméneutique du caché-révélé, l'écrit informatique met en scène un couple de voyeur-exhibitionniste. (p.118)

E. Souchier poursuit sur des considérations plus philosophiques sur le rapport de l'homme au sacré. Sur ces derniers points, je ne suis pas sûre de tout saisir correctement. Par contre, je trouve cela intéressant dans le cadre de l'écriture de ce blog, dont pour l'instant je mesure deux effets : – il est indéniable que je m'expose ; – cette exposition m'oblige à réfléchir de façon certainement encore plus poussée que je ne le ferai pour un écrit strictement personnel.

Et l'énonciation éditoriale...

Dans son article en commun avec Y. Jeanneret, aborde ce concept d'énonciation éditoriale qui :

désigne l'ensemble de ce qui contribue à la production matérielle des formes qui donnent au texte sa consistance, son “image de texte”. Il s'agit d'un processus social déterminé, qui demeure largement invisible du public, mais qui peut néanmoins être appréhendé à travers la marque qu'impriment les pratiques des métiers constitutives de l'élaboration, de la constitution ou de la circulation des textes. (p.8)

Dans une critique des postures critiques sur les effets des publications numériques, ils disent que :

Ces analyses éludent l'élément tiers ou médian qui fait que “le texte n'est jamais un “dialogue”[5], que le rapport entre le scripteur et l'auteur reste, sur l'écran comme dans l'imprimé ou la lettre, médiatisé par un objet qui lui donne forme. Le média de l'écriture n'est pas seulement le lieu de passage d'un flot informationnel ; c'est l'objet matériel configuré qui cadre, inscrit, situe et, par là-même, donne un statut au texte”. (p.7)

Me destinant à un travail de médiation, cette position me semble intéressante : considérer ce qui se passe, ou ce qui est donné à voir sur l'écran comme un média, et donc un espace de transition, un entre deux entre récepteur et émetteur. Ce qui est sans doute une évidence, mais dans une démarche de réflexion où tant de concepts à maîtriser se bousculent, ne me paraît pas inutile de noter ou rappeler. Dans la foulée, ils font référence à un écrit de Jean Davallon[6], nom apparu dans notre cours de médiation culturelle... une porte de plus à ouvrir...

Je ne perds pas de vue que mon directeur de mémoire ne m'a pas spontanément incitée à aller dans l'exploration de ces concepts, ce qui m'engage à garder une distance critique... La suite de l'exploration et des échanges me permettra d'y voir plus clair...

[1] Souchier, E. (2015). Le carnaval typographique de Balzac. Premiers éléments pour une théorie de l’irréductibilité sémiotique. Communication langages, N° 185(3), 3‑22. [2] Souchier, E. (1996). L’écrit d’écran, pratiques d’écriture & informatique. Communication & Langages, 107(1), 105‑119. https://doi.org/10.3406/colan.1996.2662 [3] Pignier, N., & Drouillat, B. (2004). Penser le webdesign : Modèles sémiotiques pour les projets multimédias. Harmattan. [4] Jeanneret, Y., & Souchier, E. (2005). L’énonciation éditoriale dans les écrits d’écran. Communication & Langages, 145(1), 3‑15. https://doi.org/10.3406/colan.2005.3351 [5] Roland Barthes, Le plaisir du texte, dans Oeuvres complètes, vol. 4, 2002 [1974], Seuil, Paris, p.227 [6] Jean Davallon, « La médiation : la communication en procès ? », Médiation & Information (MEI), n°19, 2004, p. 37-59