Mélange des genres ?

La lecture de Lire, écrire, récrire : Objets, signes et pratiques des médias informatisés(1) publié en 2003 par E. Souchier, Y. Jeanneret, & J. Le Marec a été la source de quelques questionnements, en plus de pistes pour la méthodologie à mettre en œuvre. Dans cet ouvrage, le terme d'humanités numériques n'est mentionné nulle part. Pourtant il ne fait aucun doute pour moi que les sujets traités appartiennent bien à ce mouvement de recherche. Les humanités numériques ont différentes acceptions, et l'une d'entre elles est d'étudier ce que le numérique fait à notre société. L'objet de l'ouvrage, les médias informatisés entrent tout-à-fait dans cette catégorie. C'est donc un première raison d'intégrer cet axe de recherche dans les humanités numériques.

L'inclassable ornithorynque

Deux ornithorynque par John Gould (1804-1881) Deux ornithorynque par John Gould (1804-1881) – Domaine public

Un autre élément me semble caractéristique des humanités numériques : les méthodologies impliquant différentes disciplines. J'ai le souvenir d'une conférence suivie dans le cadre de ma licence à l'université de Caen sur la transdisciplinarité, conférence que l'intervenante, Marie Chagnoux, linguiste et informaticienne, inaugurait avec l'image d'un ornithorynque : celle-ci exprimait selon elle la difficulté à expliquer simplement ce que sont les humanités numériques, cet étrange objet inclassable. Au cours de cette conférence, elle faisait notamment la différence entre pluridisciplinarité, interdisciplinarité et transdisciplinarité. Dans le 1er cas, autour d'un même objet, chaque chercheur va utiliser les données et les exploiter selon les méthodes de sa discipline, les dynamiques restent étanches. Dans le 2e cas, l'interdisciplinarité, on essaie de croiser davantage les disciplines. Enfin, dans le 3e cas, la transdisciplinarité, il s'agit de décloisonner les disciplines, chacun apporte des compétences, mais il s'agit de construire en commun un nouveau langage et de nouvelles méthodes, que chacun s'approprie ; ainsi, un informaticien est susceptible de mener des entretiens pour collecter des données. Interdisciplinarité et transdisciplinarité sont, on le voit, plus exigeants en terme d'écoute de l'autre.

De l'ornithorynque à l'interdisciplinarité

Cette conférence m'est revenue en tête à la lecture de la conclusion de Lire, écrire, récrire car les auteurs évoquent avec précision leur façon de travailler en interdisciplinarité. La construction d'une pratique interdisciplinaire est présentée comme un acquis majeur de ce travail. Ainsi,

terrain par terrain, personne n’a joué le rôle du sémioticien par rapport à un « comparse » ou à un « adversaire » qui ferait le sociologue, mais chaque équipe a joué le jeu de la mise en œuvre d’un croisement d’approches sémiotiques et sociologiques. §23

Marie Chagnoux insistait particulièrement sur le temps passé à expliquer le jargon de chaque discipline, et l'importance à dire : “je ne suis pas sûr.e d'avoir compris” et à redemander des explications, et dans l'autre sens, de prendre le temps d'expliquer les subtilités de sa propre discipline. Cet aspect m'avait marqué par tout ce qu'il implique d'humilité dans sa pratique et de respect et de confiance en l'autre dans le temps pris pour expliquer. On retrouve cet aspect dans Lire, écrire, récrire : E. Souchier, Y. Jeanneret, & J. Le Marec parlent de la “porosité” des approches qui amène à ouvrir les observations sur d'autres terrains.

Plus fondamentalement, c’est parce que l’axe polémique qui oriente la problématique propre à chaque terrain est compris collectivement, que la manière dont chaque approche porte la critique des autres est constructive. §27

Ici la construction se concrétise dans une élaboration théorique avec la volonté partagée de

combiner des approches sémiotiques et des approches anthropologiques ou sociologiques afin de dépasser les limites de chaque champ. §36

Cette compréhension collective, dans le respect, la volonté d'échange et l'humilité par rapport à ses propres connaissances sont des pratiques finalement profondément humaines, que j'aime considérer comme inhérentes aux Humanités Numériques.

Interdisciplinarité nécessaire pour penser le complexe...

Par ailleurs, à plusieurs reprises apparaît dans cette réflexion l'expression “objet complexe”. Cette fois, c'est la vidéo du séminaire d'ouverture du labo LHUMAIN, en 2019 qui me vient à l'esprit(2). J'avais noté :

Pour Pascal : il est impossible de concevoir le tout sans les parties et les parties sans le tout. Dans les humanités numériques, on serait dans une démarche non pas de cultiver les différences entre les points de vue de l'objet complexe que représente le numérique dans les sociétés humaines mais plutôt de retrouver les points communs et d'essayer de tisser l'ensemble de ces réflexions, et cela aussi par la dialogique évoquée par Edgar Morin : trouver le ET plutôt que le OU BIEN. La pensée complexe est une alternative à la pensée binaire, une façon de ne pas tomber dans le simplisme. “je vois un arbre vert donc tous les arbres sont verts”, aux effets très négatifs pour la richesse de la pensée.

Je pense que je vais arrêter là ce détour par l'interdisciplinarité, c'est une question qui m'enthousiasme beaucoup, et autour de laquelle je tourne depuis un moment du fait, je pense, de ma profession, professeur-documentaliste... mais il est temps de revenir à mon chemin principal...

Et le mémoire dans tout ça ?

Sur le papier, rien de nouveau. Mais la lecture (pour l'instant partielle, j'ai laissé 2 chapitres de côté, sur les messageries et les bibliothèques) de Lire, écrire et récrire et la lecture en oblique de Le numérique comme écriture(3) de E. Souchier, V. Jeanne-Périer et G. Meijia-Gomez me donnent l'impression d'être suffisamment armée pour commencer ma grille d'observation des sites. J'avais commencé à explorer la proposition de benchmark de N. Pignier(4), tout en me posant la question de comment articuler les différentes approches sémiotiques et linguistiques... Je crois que je vais procéder autrement : reprendre tous les critères qui me semblent pertinents, (dont certains qui n'apparaissent dans aucune des études lues jusqu'à présent, par exemple tout ce qui concerne le contexte économique), et voir à quoi les relier... Cela me semble plus pragmatique... Je vais donc reprendre ma grille et commencer à y inscrire mes critères d'observation, sans perdre de vue que mon objectif est de proposer des solutions pour améliorer l'accessibilité des sites de chercheurs à tous.

(1) Souchier, E., Jeanneret, Y., & Le Marec, J. (2003). Lire, écrire, récrire : Objets, signes et pratiques des médias informatisés. Éditions de la Bibliothèque publique d’information. https://books.openedition.org/bibpompidou/394 (2) Unité de recherche L H U M A I N (Réalisateur). (2021, avril 19). Humanités Numériques et Pensée Complexe [Enregistrement vidéo]. https://www.youtube.com/watch?v=Y9_r87J4QB8 (3) Souchier, E., Candel, É., Gomez-Mejia, G., & Jeanne-Perrier, V. (2019). Le numérique comme écriture. Théories et méthodes d’analyse. https://doi.org/10.3917/arco.souch.2019.01 (4) Pignier, N., & Drouillat, Benoît. (2004). Penser le webdesign : Modèles sémiotiques pour les projets multimédias. Harmattan.