Dropsie Avenue par Will Eisner

Cet article est paru ici sous le pseudo de Radagast

Parmi les au­teurs que j’ap­pré­cie dans le monde de la bande des­si­née, Wil Eis­ner tient une place à part. Mais peut-être dois-je au­pa­ra­vant vous ex­pli­quer com­ment je l’ai dé­cou­vert. Cer­tains d’entre vous se sou­viennent peut-être que je suis grand dé­vo­reur d’illus­trés et en par­ti­cu­lier de co­mic-books. Vers 1987 ou 1988, entre 13 et 14 ans, un petit livre aux édi­tions j’ai lu se trou­vait perdu dans les rayon­nages du rayon li­brai­rie de l’hy­per­mar­ché que fré­quen­taient mes pa­rents.


C’est dans ces mêmes rayon­nages qu’à l’âge de 11 ans, j’avais déjà sup­plié mes pa­rents de m’of­frir les trois tomes en livre de poche du Sei­gneur des An­neaux , j’y re­ve­nais donc ré­gu­liè­re­ment avec ap­pé­tit. Ce livre s’in­ti­tu­lait 93 ans de bande des­si­née par Jacques Sa­doul et pré­sen­tait une his­toire mon­diale de la bande des­si­née. Ce livre, que je tiens au­jour­d’hui en­core pour un des meilleurs, m’a ou­vert des pistes de lec­tures et pré­senté des au­teurs que j’al­lais re­cher­cher et dé­vo­rer. Je crois que je l’ai tel­le­ment lu que je connais presque par cœur. Bref, dans ce livre, on pré­sen­tait Will Eis­ner comme étant un des papes de la bande des­si­née. Moi qui vé­né­rais tous les au­teurs de Strange et consorts, lui je ne le connais­sais pas. Or à l’époque, il ne sem­blait pas tra­duit. Mais en 1995, ac­cé­lé­ra­tion car­diaque in­tense (vé­ri­dique) je croi­sai Drop­sie Ave­nue dans une li­brai­rie. Étu­diant re­la­ti­ve­ment im­pé­cu­nieux, mais ayant le sens des prio­ri­tés, je l’ache­tai im­mé­dia­te­ment. Ce fut au-delà du choc que j’avais fan­tasmé (oui, je fan­tasme beau­coup sur les livres qui m’at­tirent, ne cher­chez pas Doc­teur). Drop­sie Ave­nue est un roman gra­phique, dont Will Eis­ner est un des pré­cur­seurs. Après une riche car­rière dans les co­mic-srip (bandes qui pas­saient dans les jour­naux) avec son héros The Spi­rit, Will Eis­ner a théo­risé son art dans L’art sé­quen­tiel (dans le genre, on lira aussi avec in­té­rêt L’Art in­vi­sible de Scott Mc­Cloud ).


Drop­sie Ave­nue pré­sente la vie d’un quar­tier de New York au cours du XXe siècle. Il n’y a pas vrai­ment de héros, mais on y croise des per­son­nages qui tra­versent la vie du quar­tier au fil des époques.

Eis­ner ana­lyse com­ment un quar­tier évo­lue, de simple ferme à quar­tier bour­geois à quar­tier dé­classé. Le quar­tier ac­cueille dif­fé­rentes vagues mi­gra­toires qui conduisent les ha­bi­tants pré­cé­dents à par­tir par peur que les nou­veaux ne dé­classent le quar­tier.


Les ten­sions com­mu­nau­taires ali­men­tées sou­vent par les conflits dans les­quels l’Amé­rique est en­ga­gée, les drames per­son­nels, la crise de 29, par­fois les ma­riages mixtes ponc­tuent un récit qui n’est ja­mais dé­mons­tra­tif, tant Eis­ner sait cro­quer en quelques des­sins (la no­tion de case est ici assez re­la­tive) l’hu­ma­nité, les am­bi­tions et les dé­tresses des per­son­nages.

Si les dia­logues res­ti­tuent sou­vent les en­jeux du quar­tier, cer­taines sé­quences muettes mettent en scène des tra­gé­dies in­times d’une façon que je trouve poi­gnante.

Cer­tains per­son­nages se re­trouvent par mo­ments avec une réelle nos­tal­gie d’un quar­tier en per­pé­tuelle évo­lu­tion.


Cha­cun finit par se re­con­naître de Drop­sie Ave­nue, même si les uns et les autres n’ont pas les mêmes sou­ve­nirs.

Dans un des tomes du Combat Ordinaire de Manu Larcenet, un des per­son­nages fus­tige le pa­trio­tisme de quar­tier des jeunes qu’il croise et cela avait fait écho en moi à Drop­sie Ave­nue, où fi­na­le­ment, votre quar­tier peut vous mar­quer et de­ve­nir un vec­teur de re­con­nais­sance, de so­li­da­rité, d’ac­cep­ta­tion ou bien de rejet de l’autre. Un petit monde en mi­nia­ture en somme.



Le Com­bat Or­di­naire T.4

Si le Com­bat Or­di­naire crée des connexions en moi avec Drop­sie Ave­nue, je m’en vou­drais aussi de ne pas vous citer mon film fa­vori, Vincent, Fran­çois et les autres de Claude Sau­tet où la scène le plus cé­lèbre du filme m’évoque éga­le­ment le livre de Will Eis­ner.

Au dé­part, il y a peut-être peu de rap­ports entre toutes ces œuvres, mais ce sont peut-être ces connexions in­vi­sibles qui, au bout du compte, contri­buent à créer ce Pan­théon per­son­nel où les œuvres qu’on aime se ré­pondent.