Quiconque nourrit un homme est son maître

Cet article est initialement paru ici sous le pseudo de Radagast

Il y a quelques années , de pas­sage à Col­mar les Alpes pour quelques jours, j’en ai pro­fité pour me rendre dans ce rêve de li­brai­rie que sont Les Pléiades . J’avais eu l’oc­ca­sion d’évo­quer cette toute pe­tite li­brai­rie dans cet ar­ticle(http://​www.​cuk.​ch/​articles/​17887) sur les cartes de Plonk et Re­plonk. La par­ti­cu­la­rité du lieu tient dans le fait qu’il y a assez peu de livres pré­sen­tés, mais qu’on a envie de tous les ache­ter. Sou­vent, on pré­juge de la qua­lité de l’échoppe en fonc­tion de sa ca­pa­cité à pro­po­ser un choix in­fini. Ici, il me semble que c’est l’in­verse, peu de livres, mais des choix ori­gi­naux qui donnent vé­ri­ta­ble­ment l’im­pres­sion d’avoir de la chance, rien qu’à les contem­pler sur les éta­lages.

Or, ce jour d’été, je tombe sur un titre ex­tra­or­di­naire qui m’a as­piré com­plè­te­ment : Qui­conque nour­rit un homme est son maître. De son au­teur, Jack Lon­don, je n’avais lu que Croc-Blanc en­fant et le livre m’avait beau­coup mar­qué. J’en étais resté là pour­tant de la dé­cou­verte de Jack Lon­don. J’ai en­tendu jadis une émis­sion sur France Inter qui par­lait de lui, avec cette phrase qui cor­res­pond bien à ce que le titre a eu comme effet sur moi et à cette li­brai­rie : Sur les rayons des bi­blio­thèques, je vis un monde sur­gir de l’ho­ri­zon.

Le livre parle de l’écri­vain can­di­dat à la lit­té­ra­ture qui doit ré­soudre le pa­ra­doxe sui­vant : man­ger de son tra­vail ou faire vé­ri­ta­ble­ment de l’art. Lon­don va en­tre­prendre de dé­mon­trer pour­quoi le sys­tème, fondé sur la va­leur ar­gent, rend qua­si­ment im­pos­sible toute so­lu­tion à ce di­lemme. Pour lui, l’écri­vain can­di­dat à la gloire ne peut épan­cher son âme d’ar­tiste dans un tra­vail et échan­ger ce tra­vail contre du pain et de la viande.

Si les ma­ga­zines pré­fèrent vendre du scan­dale et du ra­co­leur, c’est parce que la pu­bli­cité fait ren­trer de l’ar­gent, le ti­rage condi­tionne la pu­bli­cité et le ma­ga­zine existe par son ti­rage. Dès lors, qu’im­pri­mer dans le ma­ga­zine qui puisse in­duire un gros ti­rage qui ap­porte la pu­bli­cité qui fait ren­trer l’ar­gent ? Dans ces condi­tions, on n’im­prime que ce que le lec­teur veut lire, sans cher­cher à l’éle­ver, on le flatte pour s’as­su­rer qu’il re­vienne.

Or, selon l’au­teur, un des pro­blèmes pro­vient du fait que l’éman­ci­pa­tion ré­cente des pauvres par l’ob­ten­tion du droit de vote ne veut pas dire que la po­pu­la­tion juste de­ve­nue ci­toyenne est de­ve­nue culti­vée en même temps. Un ou­vrier de­venu un homme libre, mais à qui on a à peine ap­pris à lire et à pen­ser, et à qui on donne 3 $ par jour pour le tra­vail de ses bras, n’a pas une de­mande cultu­relle très exi­geante au dé­part.

Comme la so­ciété re­pose sur l’ar­gent, Lon­don ré­flé­chit aussi sur le rap­port des masses avec ce­lui-ci. Des po­pu­la­tions pré­caires doivent faire le choix entre consa­crer tout leur ar­gent à des be­soins pri­maires (se nour­rir, se vêtir, se loger) ou bien de consa­crer une part de cet ar­gent à l’achat d’un ma­ga­zine. Dans l’hy­po­thèse de cette se­conde op­tion, quelle somme peuvent-ils consa­crer à cet achat ? Et com­ment les convaincre d’ache­ter votre ma­ga­zine ? En de­ve­nant le porte-pa­role de ces gens. Ces lec­teurs sont l’es­sen­tiel du ti­rage et comme Qui­conque nour­rit un homme est son maître, on leur donne ce qu’ils veulent lire.

Enfin, Jack Lon­don parle des cri­tiques éclai­rés, ceux qu’il com­pare au maître d’école d’un ni­veau moyen. Les élèves ont beau trou­ver plus de plai­sir au bour­don­ne­ment d’une mouche verte qu’à la ra­cine cu­bique, le maître d’école mar­tèle, mar­tèle, mar­tèle jus­qu’à leur faire en­trer la ra­cine cu­bique dans la tête. Le cri­tique doit avoir une vi­sion de long terme. Jack Lon­don consi­dère ces cri­tiques rares, puisque, comme les can­di­dats à la lit­té­ra­ture, ceux-ci doivent sou­vent cri­ti­quer des œuvres qui sont en pu­bli­cité quelques pages plus loin...

L’au­teur est-il condamné à pro­po­ser une vé­rité at­té­nuée, une vé­rité di­luée, une vé­rité in­si­pide, in­of­fen­sive, une vé­rité conven­tion­nelle, une vé­rité éla­guée pour être lu ? Peut-être ou peut-être pas, c’est le pro­blème de l’écri­vain, pas celui du ré­dac­teur en chef du ma­ga­zine.
Ce qui m’a frappé dans ce petit texte, c’est son ac­tua­lité et son acuité. On re­trouve avec cent ans d’avance des thèmes comme le temps de cer­veau dis­po­nible pour Coca-Cola cher à Pa­trick Le Lay, la cri­tique que l’on peut faire d’émis­sions à fortes au­diences comme celles de Cyril Ha­nouna, voire celles d’émis­sions sa­ti­riques qui ont lar­ge­ment pris le pas sur des émis­sions de fond. Quelques chaînes ou jour­naux ont le luxe (ou le mé­rite) de s’af­fran­chir de la pu­bli­cité et de la dic­ta­ture de l’au­dience, mais cela de­meure somme toute mar­gi­nal. En un sens, la ré­flexion de Jack Lon­don pré­fi­gure une par­tie de la pen­sée de Noam Chom­sky dans La fa­brique du consen­te­ment.

À l’époque de Lon­don, l’écri­vain est pu­blié dans les ma­ga­zines, mais ce qu’il ex­plique est lar­ge­ment trans­po­sable à notre belle époque, à la té­lé­vi­sion et aux ré­seaux so­ciaux de type Fa­ce­book.

Vous l’au­rez com­pris, je vous re­com­mande chau­de­ment la lec­ture de ce petit livre dont voici la cou­ver­ture :
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