Quand je lis ce texte de Romain Rolland, je me rappelle faire partie de ces artistes, qui rêvent d'une paix commune par-delà les différences… Et de ces moments où, me reliant à un ensemble musical, je m’engage à parler une langue qui transcende toutes les origines.

La vie passe. Le corps et l’âme s’écoulent comme un flot. Les ans s’inscrivent sur la chair de l’arbre qui vieillit. Le monde entier des formes s’use et se renouvelle. Toi seule ne passes pas, immortelle Musique. Tu es la mer intérieure. Tu es l’âme profonde. Dans tes prunelles claires, la vie ne mire pas son visage morose. Au loin de toi s’enfuient, troupeau de nuées, les jours brûlants, glacés, fiévreux, que l’inquiétude chasse, que jamais rien ne fixe. Toi seule ne passes pas. Tu es en dehors du monde. Tu es un monde, à toi seule. Tu as ton soleil, qui mène ta ronde des planètes, ta gravitation, tes nombres et tes lois. Tu as la paix des étoiles, qui tracent dans le champ des espaces nocturnes leur sillon lumineux, – charrues d’argent que mène l’invisible bouvier.
Musique, amie sereine, ta lumière lunaire est douce aux yeux fatigués par le brutal éclat du soleil d’ici-bas. L’âme qui se détourne de l’abreuvoir commun, où les hommes pour boire remuent la vase avec leurs pieds, se presse sur ton sein et suce à tes mamelles le ruisseau de lait du rêve. Musique, vierge mère, qui portes en ton corps immaculé toutes les passions, qui contiens dans le lac de tes yeux couleur de joncs, couleur de l’eau vert-pâle qui coule des glaciers, tout le bien, tout le mal, – tu es par delà le mal, tu es par delà le bien; qui chez toi fait son nid vit en dehors des siècles; la suite de ses jours ne sera qu’un seul jour; et la mort qui tout mord s’y brisera les dents.
Musique qui berças mon âme endolorie, Musique qui me l’as rendue calme, ferme et joyeuse, – mon amour et mon bien, – je baise ta bouche pure, dans tes cheveux de miel je cache mon visage, j’appuie mes paupières qui brûlent sur la paume douce de tes mains. Nous nous taisons, nos yeux sont clos, et je vois la lumière ineffable de tes yeux, et je bois le sourire de ta bouche muette; et blotti sur ton cœur, j’écoute le battement de la vie éternelle.
Romain Rolland – Jean-Christophe (1904-12) , tome X , « La nouvelle journée » . EAN : 9782226168139
Romain Rolland est un pacifiste, militant pour la paix européenne, biographe de Gandhi. A ses 70 ans, il dit que grâce à la musique, il « communiai(t) enfant avec (l’Allemagne et l’Italie) par le sentiment. » Et dans la préface à La vie de Beethoven, : « Je n’appelle pas héros ceux qui ont triomphé par la pensée ou par la force, j’appelle héros seuls ceux qui furent grands par le coeur. » Il souhaitait que les citoyens du monde se rassemblent grâce à cette puissance du coeur, malgré les conflits qui les opposent.
Selon moi, cet extrait aurait pu être signé par James dans Children of a lesser God (film, 1986). Je pense spécialement à la scène où Sarah, qui est sourde, lui demande “Montre-moi la musique”, et que pour toute réponse, il lui mime l'union du ciel et de la terre malgré leur radicale opposition :
Ce n'est pas parce que nous ne parlons pas la même langue, que nos cultures diffèrent, que nous sommes des étrangers les uns pour les autres et qu'il persiste entre nous des choses incommunicables, que nous devons fatalement nous déchirer.
“Romain Rolland (1866-1944), un utopiste du 20e siècle”, Biographie de Romain Rolland par cultureGnum sur YouTube
Discours de Romain Rolland (lien YouTube) à ses 70 ans, invité en 1936 par le Front Populaire qui se soulevait contre le National Socialisme. Il est aussi à l’origine du mouvement antifasciste de l’Amsterdam Pleyel (1932).
Livre audio du Manifeste pacifiste de 1914 “Au-dessus de la mêlée”, Chapitre 3, qui responsabilise tous les aînés et les élites qui sacrifient leur jeunesse au front. On l'accusera d'avoir tenu des propos “anti-français”, pour déplorer la mort de ces soldats, qu'importe leur nation.
Extraits de « Jean-Christophe » sur YouTube, roman d’apprentissage faisant l’éloge de l’amitié inter-culturelle. Lu par Guillaume Gallienne. (L’éloge de la musique ci-dessus est lu dans la première partie de cette vidéo)
Le livre « Jean-Christophe » E-Book gratuit disponible en ligne. Cette inscription sur la première page: « Aux âmes libres de toutes les nations qui souffrent, qui luttent, et qui vaincront. »
Ce travail est sous licence CC BY-NC-ND 4.0