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Tout ne se passera pas nécessairement comme prévu

Étymol. et Hist. : Vous connaissez le verbe tarquouader ?

Ce vocable familial a été créé dans le Queyras, lors d'un séjour où les enfants écoutaient un podcast sur l'espace. Dans ce podcast une jeune fille emploie le mot darkweb à la place de Deneb. Ça fascinait les enfants qui disaient darkweb tout le temps, sans raison. Descendance[1], encore bien jeune à l'époque, avait déformé le mot pour dire (à peu près 100 fois par heure) “tarquouade”.

Ce qui finissait par me saouler un poil, je l'avoue.

Arriva le jour de l'épreuve : chaque année, on se fixe une randonnée un peu plus dure que celle fixée l'an passé, à faire l'an prochain (vous suivez). C'est toujours plus facile, psychologiquement, de décider de faire un truc dur la prochaine fois, quand on est en haut d'un truc où certes, on en a bavé, mais où on constate qu'on est pas tout à fait au bout de ses forces et que, donc, on devrait pouvoir donner un peu plus l'an prochain.

Là, l'épreuve, décidée d'un commun accord l'année d'avant, à l'occasion de la montée au lac Sainte Anne, était le col Bramousse.

La montée au col Bramousse, c'est en gros deux séquences très différentes mais demandant à peu près le même effort : une montée courte mais hyper raide dans une forêt ombragée, puis la remontée d'un vallon, autrefois herbu mais que la forêt colonise doucement, moins pentue mais qui semble interminable.

À la fin de la première séquence, les enfants n'en pouvaient déjà plus : ça trainait la patte, ça râlait.

Avisant des promeneurs qui sortaient de la forêt et allaient nous rattraper, puis nous dépasser dans le vallon, j'ai lancé : “Attention, si ça continue, on va se faire tarquouader !”.

Et c'est resté.

Dans mon noyau familial, tarquouader veut donc dire “dépasser lors d'une randonnée”.

Je passe chez mon oncle : ce jour là il va mieux, il a recouvré (temporairement) ses capacités cognitives. En plus ma tante Yvonne, que je croyais décédée, est là aussi ! On ne sait pas si ça va durer, alors on se dit qu'on va en profiter pour sortir à Paris, genre voir une expo, un truc comme ça.

On prend le métro, mais ça va être long, il va y avoir des changements. A mi-trajet, mon oncle dit qu'on ferait mieux d'aller voir un autre truc, alors on sort à la station suivante et on prend une correspondance.

Le trajet dure... Au bout de 20 minutes, aucun de nous ne se rappelle où on allait, alors on change de plan, on change de ligne, on repart... La scène se reproduit au moins deux fois avant que je n'arrive à faire cesser ce rêve.

Je me réveille.

Je replonge dans le sommeil, les détails sont moins clairs, mais de nouveau mon oncle, ma tante et moi, dans les transports. Cette fois ma sœur cadette est là aussi.

Sur le quai d'une gare, qui ressemble à une station de métro aérien, elle insiste pour poinçonner nos 4 billets, mais elle s'y prend mal, s'empêtre, le train manque de partir sans nous. Nous entrons in-extremis, et alors que le train s'élève en courbe sur les rails aériens, je vois que ma sœur a oublié son appareil photo reflex sur une table sur le quai.

Je ne peux m'empêcher de grogner intérieurement : “Tu aurais dû nous laisser nous occuper de nos billets, et faire un peu attention à tes affaires”.

Je nettoie le sang noir de mon oncle.

Ces plaques noires, épaisses, comme d'horrible caillots, partout sur ce pull de laine beige, coupe camionneur, qu'il portait si souvent. Ces plaque noires qui a première vue ne semblaient pas pouvoir partir, les voilà qui se diluent si simplement dans l'eau froide de la douche. Elle se diluent et redeviennent un sang rouge qui s'en va en tourbillonnant par la bonde. Je le regarde ce sang qui me dégoute. Le sang de cet oncle tant aimé. Je le regarde fasciné. C'est donc si simple que ça.

Je nettoie le sang noir de mon oncle, et je ne sais pas pourquoi.

Je nettoie ce pull, comme j'ai tout à l'heure nettoyé les carrelages de la cuisine et des toilettes, couverts qu'ils étaient d'une substance collante, poisseuse et répugnante. Sûrement de l'urine gorgée de sucre. Je l'ai nettoyée pour que les trace du drame qui s'est joué sans témoin disparaissent, pour que quand il revienne, il retrouve un nid accueillant. Ce nid où il m'a si souvent accueilli, à tous les âges de la vie.

Je nettoie ce pull pour qu'il redevienne comme avant. Pour qu'il puisse le porter quand il reviendra (il ne reviendra pas, pas ici). Pour que tout redevienne comme avant (ça n'arrivera pas).

Je nettoie ce pull et je pleure.