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Tout ne se passera pas nécessairement comme prévu

Ça a de nouveau été Inter l'entremetteuse : on est à l'automne 2002, je débute ma troisième et dernière année de thèse, je bosse. Ça se passe globalement bien, mais c'est beaucoup de boulot, les relations avec ma directrice de thèse sont souvent tendues, mon premier article de journal est dans les tuyaux, mais elle m'emmerde avec sa manie de vouloir discuter chaque virgule... En plus j'ai un mariage à préparer.

Et donc Inter diffuse Faites Monter, de l'album l'Imprudence qui vient tout juste de sortir. C'est magistral, mais cette fois, je me dis que je dois m'intéresser au travail de ce type ! Je ne peux pas une nouvelle fois ne pas m'y intéresser plus que ça. (sans le savoir, j'ai laissé passer Fantaisie Militaire, que je découvrirai après la bataille)

J'achète l'album, et je me plonge dedans, comme je le faisais à l'époque : une première écoute quasi religieuse, une après-midi chez moi, sans rien faire d'autre qu'écouter. Puis je le ponce : le matin dans le baladeur, la journée dans le casque de l'ordi, des jours, des semaines sans rien écouter d'autre... Quel trip !

Il y a une unité incroyable dans cet album, sa poésie me parle par sa bizarrerie, et je nage dans cette piscine de musique qui ne ressemble à rien de ce que j'écoute à l'époque. Je trouve ça génial, j'adore.

Cet album berce ma fin de thèse, et Bashung est donc remercié dans mon manuscrit, aux côtés de Garbage, Morcheeba, Purcell et Heitor Villa-Lobos “pour m’avoir accompagnés lors de la rédaction de ce rapport”.

Ça a été la seconde et dernière rencontre avec Bashung : il m'a accompagné depuis sans qu'une troisième fois ne soit nécessaire. C'est bien simple, je crois qu'un exemplaire de ce CD a été le premier cadeau que j'ai fait à ma future seconde épouse, quelques années plus tard, alors que je venais de la rencontrer, pour qu'elle comprenne mieux qui je suis.

Quand je fréquentais encore l'école maternelle, j'avais pris cette étrange habitude, lorsque j'étais vraiment très content, de dire “C'est bon la Vitang !”

Je n'avais aucune idée de pourquoi ou comment j'avais inventé cette expression. J'étais déjà gourmand à l'époque, et pour moi, la Vitang, ça ne faisait aucun doute, c'était un truc délicieux, qui se mangeait. Un truc inventé, évidemment, je le savais bien... Disons que pour moi c'était le met ultime, et l'évoquer était le meilleur moyen de célébrer un bon moment.

Évidemment, les adultes autour de moi étaient très surpris. Iels entendaient “C'est bon, la vie tangue !” et se demandaient où j'avais bien pu capter cette étrange phrase. Iels étaient peut-être un peu inquiets de savoir à quel moment un potentiel alcoolique avait pu dire cela à portée de mes oreilles...

Ça restera un mystère, je ne sais pas moi-même, on ne saura jamais.

Aujourd'hui, plutôt adepte des plans plan-plan, et alors que la vie a pas mal tangué ces dernières années, je ne suis plus si sûr d'autant aimer la Vitang...

C'était un dimanche après-midi, dans l'une des deux salles du cinéma municipal Jacques Becker. Celle-là même où j'avais vu les trois Mad Max d'affilée lors d'une nuit marathon de cinéma dont Melvin Zed et moi nous souvenons encore...

Nous étions arrivé très en avance mes parents et moi (les bénéfices d'avoir une mère anxieuse), la salle était presque déserte et nous attendions le début du film. Lequel ? L'histoire n'en a pas gardé la mémoire.

Quoi qu'il en soit, on devait être fin 1991, ou début 1992 : Bashung venait de sortir l'album Osez Josephine, et ce cinéma où on nous faisait patienter en musique nous a donc diffusé Madame Rêve.

Pour moi, jusque-là, Bashung c'était dans le bruit de fond : j'en entendait régulièrement sur Inter, dont j'étais déjà un auditeur assidu, mais d'une oreille distraite, en faisant autre-chose, et l'idée d'acheter un album de lui ne me serait pas venue à l'esprit. Mon horizon musical d'alors, c'était plutôt Metallica et Suicidal Tendencies, côté métal, et Ludwig von 88 et les Berruriers Noirs, côté punk. Mélange un peu confus, j'en conviens (j'étais jeune, dirons-nous).

Il s'est passé un truc ce jour là, je ne sais pas précisément quoi... j'étais d'une humeur méditative, dans cette salle quasi-déserte, et j'ai vraiment plongé dans cette chanson, j'ai été emporté dans le Rêve de Madame, un truc hyper puissant dont je me rappelle encore tant d'années plus tard.

Bizarrement, alors que les hormones sexuelles baignaient mon cerveau à cette époque (j'étais jeune, donc), je suis passé totalement à côté de la dimension sexuelle de cette chanson ce jour là. Juste cette sensation incroyable de constater qu'un type a le talent de créer l'équivalent sonore d'un rêve et de m'y emmener avec lui.

Première vraie rencontre avec Alain Bashung, donc, mais pas dernière : malgré ce trip saisissant, je ne suis pas allé acheter l'album, je ne me suis pas intéressé à la carrière de cet artiste, j'ai gardé ce souvenir et c'est tout.

Étymol. et Hist. : Vous connaissez le verbe tarquouader ?

Ce vocable familial a été créé dans le Queyras, lors d'un séjour où les enfants écoutaient un podcast sur l'espace. Dans ce podcast une jeune fille emploie le mot darkweb à la place de Deneb. Ça fascinait les enfants qui disaient darkweb tout le temps, sans raison. Descendance[1], encore bien jeune à l'époque, avait déformé le mot pour dire (à peu près 100 fois par heure) “tarquouade”.

Ce qui finissait par me saouler un poil, je l'avoue.

Arriva le jour de l'épreuve : chaque année, on se fixe une randonnée un peu plus dure que celle fixée l'an passé, à faire l'an prochain (vous suivez). C'est toujours plus facile, psychologiquement, de décider de faire un truc dur la prochaine fois, quand on est en haut d'un truc où certes, on en a bavé, mais où on constate qu'on est pas tout à fait au bout de ses forces et que, donc, on devrait pouvoir donner un peu plus l'an prochain.

Là, l'épreuve, décidée d'un commun accord l'année d'avant, à l'occasion de la montée au lac Sainte Anne, était le col Bramousse.

La montée au col Bramousse, c'est en gros deux séquences très différentes mais demandant à peu près le même effort : une montée courte mais hyper raide dans une forêt ombragée, puis la remontée d'un vallon, autrefois herbu mais que la forêt colonise doucement, moins pentue mais qui semble interminable.

À la fin de la première séquence, les enfants n'en pouvaient déjà plus : ça trainait la patte, ça râlait.

Avisant des promeneurs qui sortaient de la forêt et allaient nous rattraper, puis nous dépasser dans le vallon, j'ai lancé : “Attention, si ça continue, on va se faire tarquouader !”.

Et c'est resté.

Dans mon noyau familial, tarquouader veut donc dire “dépasser lors d'une randonnée”.

Je passe chez mon oncle : ce jour là il va mieux, il a recouvré (temporairement) ses capacités cognitives. En plus ma tante Yvonne, que je croyais décédée, est là aussi ! On ne sait pas si ça va durer, alors on se dit qu'on va en profiter pour sortir à Paris, genre voir une expo, un truc comme ça.

On prend le métro, mais ça va être long, il va y avoir des changements. A mi-trajet, mon oncle dit qu'on ferait mieux d'aller voir un autre truc, alors on sort à la station suivante et on prend une correspondance.

Le trajet dure... Au bout de 20 minutes, aucun de nous ne se rappelle où on allait, alors on change de plan, on change de ligne, on repart... La scène se reproduit au moins deux fois avant que je n'arrive à faire cesser ce rêve.

Je me réveille.

Je replonge dans le sommeil, les détails sont moins clairs, mais de nouveau mon oncle, ma tante et moi, dans les transports. Cette fois ma sœur cadette est là aussi.

Sur le quai d'une gare, qui ressemble à une station de métro aérien, elle insiste pour poinçonner nos 4 billets, mais elle s'y prend mal, s'empêtre, le train manque de partir sans nous. Nous entrons in-extremis, et alors que le train s'élève en courbe sur les rails aériens, je vois que ma sœur a oublié son appareil photo reflex sur une table sur le quai.

Je ne peux m'empêcher de grogner intérieurement : “Tu aurais dû nous laisser nous occuper de nos billets, et faire un peu attention à tes affaires”.

Je nettoie le sang noir de mon oncle.

Ces plaques noires, épaisses, comme d'horrible caillots, partout sur ce pull de laine beige, coupe camionneur, qu'il portait si souvent. Ces plaques noires qui, à première vue, ne semblaient pas pouvoir partir, les voilà qui se diluent si simplement dans l'eau froide de la douche. Elles se diluent et redeviennent un sang rouge qui s'en va en tourbillonnant par la bonde. Je le regarde ce sang qui me dégoute. Le sang de cet oncle tant aimé. Je le regarde fasciné. C'est donc si simple que ça.

Je nettoie le sang noir de mon oncle, et je ne sais pas pourquoi.

Je nettoie ce pull, comme j'ai tout à l'heure nettoyé les carrelages de la cuisine et des toilettes, couverts qu'ils étaient d'une substance collante, poisseuse et répugnante. Sûrement de l'urine gorgée de sucre. Je l'ai nettoyée pour que les trace du drame qui s'est joué sans témoin disparaissent, pour que quand il revienne, il retrouve un nid accueillant. Ce nid où il m'a si souvent accueilli, à tous les âges de la vie.

Je nettoie ce pull pour qu'il redevienne comme avant. Pour qu'il puisse le porter quand il reviendra (il ne reviendra pas, pas ici). Pour que tout redevienne comme avant (ça n'arrivera pas).

Je nettoie ce pull et je pleure.