Quand la science s’étale

Histoires historiques des coups de génie et des coups de mou des scientifiques

Le docteur Johann Bartolomeus Adam Beringer a une haute idée de lui-même, et des titres pour la justifier. Déjà fils du professeur Ludwig Beringer, le voici docteur en philosophie et en médecine, professeur principal et doyen de la faculté de médecine de l’université de Wurtzbourg, médecin en chef du Juliusspital, et conseiller et médecin en chef auprès du prince-évêque Christoph Franz von Hutten. Car en 1725, cette ville bavaroise, située entre Francfort et Nuremberg, est la capitale d’une des nombreuses seigneuries qui constituent le Saint-Empire germanique, et le docteur Johann Beringer en est un personnage important.

Comme bien des savants du XVIIIe siècle, Johann Beringer n’est pas l’érudit d’une seule discipline. En plus de la philosophie et de la médecine, il connaît aussi la lithologie et l’oryctologie (on dirait aujourd’hui pétrographie et paléontologie), et s’est constitué un cabinet de curiosités, un petit musée personnel où il a accumulé deux centaines d’ammonites, des bélemnites, des dents de requins fossilisées, des minéraux… glanés dans la région, très riche en coquilles du Trias, mais aussi venus d’autres pays d’Europe. Trouvant les fossiles locaux d’un commun ennuyeux, Beringer a engagé des jeunes gens pour fouiller le coin à sa place, Christian Zänger et les frères Niklaus et Valentin Hehn. Et le 31 mai, leur collecte tient en trois pierres telles que le docteur Beringer n’en a jamais vu.

Elles sont en calcaire, brunes, tiennent dans la main, ont un côté brut et un côté plus lisse qui porte en relief une « figure » : les deux premières montrent des espèces de vers, alors que la troisième arbore rien de moins qu’un soleil, rayons compris. Beringer n’est pas né de la dernière pluie : il comprend que ce ne sont pas des fossiles ordinaires. Mais quoi donc, alors ? Il lui faut en savoir plus, les étudier, et si possible en avoir d’autres. Il paie la découverte, et renvoie ses gens faire d’autres trouvailles.

Des trouvailles, ils vont en faire. Beaucoup. Pendant six mois, ce sont environ deux mille pierres « figurées » qui sont trouvées dans les coteaux près d’Eibelstadt, par les trois aides comme par Beringer lui-même. Et il y a pour ainsi dire de tout : grenouilles dont certaines en train de s’accoupler, araignées sur leur toile, coquilles dont des ammonites, oiseaux posés ou en vol, squelettes de petits animaux, feuilles, plantes entières, mais aussi étoiles, comètes, soleils, lunes et même des mots en latin, en grec ou en hébreu. Les seuls points communs de ces pierres sont la taille, un dessous rugueux alors que le dessus est comme poli, avec des figures entières, bien centrées, et si bien disposées qu’on les reconnaît sans problème.

Reste à les expliquer. Si Beringer a une haute idée de lui-même, s’il est convaincu d’être l’outil de la Divine Providence, il n’est pas arrogant au point de se passer de l’avis de ses pairs. Il montre donc les pierres à des collègues et amis, en discute avec eux. Il en présente deux à un rabbin : l’homme est « frappé d’une sainte peur » et y voit l’œuvre de Dieu. Quelqu’un évoque une impression des pierres par la lumière, Beringer en prend bonne note. Fort de ses connaissances et de ces entretiens, il passe en revue une douzaine d’hypothèses sur l’origine des pierres. Pour commencer, ces « iconolithes » sont autre chose que des fossiles. Mais ont-ils seulement une origine organique, ou est-elle inorganique ? Sont-ils, après tout, un étrange effet de la lumière ? Ou plutôt des fabrications d’anciens païens ? Ou juste un jeu de la nature ?

À chaque fois, il y a un contre-argument. La présence de mots exclut les fossiles : Beringer est d’avis que ce sont des restes d’êtres vivants — une question encore débattue à l’époque — et trouver le nom de Dieu, qui plus est en hébreu, exclut des artisans païens. Une pierre montre un gland mûr, signe d’automne : les iconolithes ne datent donc pas du Déluge, qui a eu lieu au printemps. À la fois chrétien et rationaliste, il rejette aussi les hypothèses faisant appel à une quelconque force occulte, même celles inspirées par des auteurs antiques — signe de l’opinion de l’époque, Wurtzbourg est alors entre deux vagues de procès pour sorcellerie.

Toujours est-il qu’il a maintenant de quoi remplir un livre, et il veut le faire. Un de ses élèves, Georg Ludwig Hueberg, veut son doctorat en médecine, et il est alors d’usage que l’élève finance et soutienne un traité scientifique de son superviseur. Beringer écrit donc une douzaine de chapitres, et des dessins de deux centaines de pierres sont envoyées à un graveur pour préparer leur impression. Et le succès faisant des envieux, la rumeur court que les pierres seraient fausses.

Faux, les iconolithes ? Non, et Beringer le prouve en emmenant des collègues faire des fouilles. Des pierres sont trouvées, et les invités peuvent les emmener, prêts à témoigner de l’honnêteté du doyen de la faculté. Un autre collègue, J. Ignatz Roderich, professeur de géographie, d’analyse et d’algèbre, profite d’une absence de Beringer pour faire de même : il organise une fouille à un endroit qu’il désigne, d’autres pierres sont déterrées, et Roderich les déclare complètement fausses. Georg von Eckhart, conseiller privé et bibliothécaire de l’université et de la cour de justice, va encore plus loin : armé — détail rapporté par Beringer — du « couteau que les Hébreux utilisent pour la circoncision », il sculpte lui-même des pierres, et les fait vendre au docteur comme des pierres authentiques. Ces histoires trouveront leur place dans le livre de Beringer, qui a la magnanimité de ne pas révéler leur nom.

En avril 1726, pour faire taire la rumeur, l’affaire est portée en justice. Le chapitre de la cathédrale de Wurtzbourg décide de faire comparaître les trois jeunes engagés par Beringer. Si les frères Hehn semblent avoir trouvé leurs pierres en toute bonne foi, Christian Zänger, de son côté, lui a vendu des pierres qu’il savait fausses… puisque von Eckhart les a faites devant lui, et il a même participé au polissage. Mais il en faut plus pour désarmer le doyen : si certaines pierres sont fausses, les autres restent authentiques, c’est-à-dire anciennes, quelle que soit leur origine. Son travail continue donc.

Vient le mois de mai et la publication des Lithographiae Wirceburgensis. L’ouvrage, en latin, s’ouvre sur une dédicace au prince-évêque, et se clôture par les Corollaria Medica, une cinquantaine de propositions sur la médecine que Hueberg doit défendre devant un jury. Et entre les deux, quatorze chapitres de la main de Beringer, notamment sur l’origine des pierres, complétés par vingt-et-une planches d’iconolithes après les Corallaria de Hueberg. Toutefois, il ne fait aucun description complète, aucune classification, et il ne donne aucune conclusion sur la nature des pierres, laissant à d’autres le soin de trancher entre les différentes hypothèses. Il ne rejette qu’une seule chose de manière définitive : la rumeur selon laquelle les pierres sont — toutes — fausses.

En juin, second procès. Et entre-temps, Beringer a dû manger son chapeau : il a admis s’être trompé, et avoir été trompé, sur toute la ligne. Aucune pierre n’est ancienne, toutes sont des fabrications de Roderick et von Eckhart, qui ont non seulement corrompu Zänger, mais aussi menacé physiquement les frères Hehn pour qu’ils reconnaissent avoir eu un rôle dans le complot. Pourquoi Beringer a-t-il changé d’avis ? On ne sait pas. Les explications qui circulent aujourd’hui sont soit des inventions dues au temps, soit des suppositions dues à des archives incomplètes. Pourquoi ce complot ? Parce que le docteur Beringer avait, figurez-vous, une haute idée de lui-même : « il était si arrogant et les méprisait tous ». Le but était bien de l’humilier en le poussant à la faute — mais même pour les conspirateurs, la publication d’un livre allait trop loin. Ils manœuvrèrent alors pour révéler que les pierres étaient fausses… et Beringer ne les crut pas, publiant les Lithographiae Wurcibergensis envers et contre tout.

Après ce procès, Roderick et Zänger quittent la principauté, bannis ou de leur propre chef. Von Eckhart se voit interdire l’accès aux archives, l’empêchant de finir son propre ouvrage, sur l’histoire de Wurtzbourg ; il mourra en 1730, Roderick revenant juste pour s’occuper de ses affaires — et prié de ne pas s’attarder. Les frères Hehn ne sont pas inquiétés. Quant à Beringer, il continue à occuper ses nombreuses fonctions à l’université de Wurtzbourg et au Juliusspital, mais n’écrira plus rien sur les fossiles. Et verra, malgré lui, l’histoire des « pierres menteuses de Wurtzbourg » se répandre.

Longtemps après sa mort, en 1767, les Lithographiae connaîtront même une seconde édition, sans les dédicaces et corollaires de Hueger, sans doute pour que la famille se fasse un peu d’argent sur les célèbres déboires de l’aïeul. La rumeur enjolivera et oubliera certains aspects de l’histoire — on parlera de blague d’étudiants, d’une pierre avec le nom de Beringer, d’un doyen brisé et mourant dans le dénuement — jusqu’à ce qu’on retrouve la retranscription des trois jugements dans les archives de Wurtzbourg en 1935, permettant de rétablir la vérité historique.

Il me reste encore une petite anecdote à raconter. Dans ses Lithographiae, Beringer traite des théories d’un autre savant, Athanasius Kircher, qui publia en 1664 Mundus Subterraneus. Dans cette encyclopédie, Kircher parle de pierres et autres fossiles dont on sait déjà, en 1725, qu’une bonne partie étaient des canulars. Roderick et von Eckhart s’en sont-ils inspirés ? C’est possible : l’histoire était connue… et Kircher fut professeur à l’université de Wurtzbourg.

Références

À voir aussi…

L’exemplaire de la première édition des Lithographiae Wurciburgensis conservé par l’université de Bologne (Italie) a été numérisé pour leur bibliothèque numérique AlmaDL.

Alexandra K. Alvis présente l’exemplaire de la seconde édition conservé par la Smithsonian Institution (États-Unis), et numérisé pour la Biodiversity Heritage Library.

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