[Lecture] Ce qui nous porte — Sandrine Rousseau

Le dernier livre de Sandrine Rousseau : « Ce qui nous porte » est un livre un peu atypique. Ce n'est pas un livre d'opinion, mais un livre avec des opinions quand même. Ce n'est pas un livre autobiographique, mais il y a de la vie de Sandrine Rousseau et de sa famille dedans. Ce n'est pas non plus un livre de sociologie ou d'histoire ou d'économie, mais il y a un peu de tout ça dedans. Alors c'est quoi comme livre? On y apprend quoi ?

Photo avec en premier plan le livre de sandrine Rousseau ce qui nous porte avec une couverture très joyeuse et colorée et la photo de l'autrice . À l'arrière plan un hamac et la foret.

Ce qui nous porte — Le malentendu sur le titre

À la lecture du titre et de ce qu'en disaient les médias, je m'attendais à un livre qui présente un projet de société. J'allais avoir enfin la réponse à ce que pourrait être le monde de demain, une fois qu'on serait sortis du patriarcat et du capitalisme. J'avais compris le titre comme : « ce [projet de société trop bien] qui nous porte ».

Bon, bah c'est pas ça.

Maintenant, je comprends davantage le titre comme : « Ce qui fonde notre conviction que le modèle des 30 glorieuses n'est pas le projet de société désirable pour la gauche, mais que tout n'est pas fichu ».

J'ai eu l'impression d'un kaléidoscope de monographies sur différents sujets. En fait, il y a un fil conducteur historique avec 3 grandes périodes : 1945-75 (les 30 glorieuses), les années 1980-2000, et maintenant. Sandrine Rousseau aborde des éléments marquant de chaque période. Ce sont des thèmes : voiture, urbanisme, ingénieurs, animaux, etc, mais aussi des points de vue de différentes disciplines académiques : histoire, sociologie, économie, etc. Chaque sujet est documenté, sourcé, et complété par l'histoire personnelle, les lectures, et les connaissances de Sandrine Rousseau.

Un livre pour argumenter

J'ai lu très facilement les premiers chapitres du livre qui sont portés par l'histoire de la famille de Sandrine Rousseau. J'ai eu plus de mal à lire les chapitres suivant. Peut-être parce que je n'ai pas trouvé le fil narratif conducteur, et peut-être parce qu'il y avait trop de faits et de chiffres pour une lecture dans un hamac.

Mais je suis contente aujourd'hui de revenir à ce livre pour en faire une note de lecture, assise derrière mon bureau. Je vais prêter le livre à quelques copines, mais je serai contente de le garder dans mes étagères pour pouvoir y retourner quand j'aurais besoin d'argumenter sur l'un des sujets traités.

Pour moi la force de ce livre est de donner aux militant·es qui accompagnent Sandrine Rousseau les éléments pour défendre ses positions. En ça, merci Sandrine, c'est un ouvrage précieux !

Quelques idées fortes, chapitre par chapitre

Partie 1 : 1945-1975, les 30 glorieuses. Vraiment glorieuses ?

La première partie du livre raconte l'histoire des 30 glorieuses. C'est une histoire que je connais mal du point de vue des historien·nes, mais l'histoire de la famille de Sandrine Rousseau me rappelle celle de ma famille paternelle. Mon grand-père est entré à 14 ans comme apprenti ouvrier à l'usine de papeterie, et il y a terminé sa carrière comme directeur (on parle des années 70-75). Son fils a fait des études d'ingénieur, il a « réussi » au sens où il a gagné trop d'argent et produit trop de carbone. Sa maison est remplie de gadgets technologiques, mais elle sonne parfois vide.

Ce que j'en retiens de ma lecture de cette première partie

Il y a de bonnes raisons pour regarder avec nostalgie les années 1945-1975 car elles ont permis à un grand nombre de personnes de changer de vie et de grimper l'échelle sociale.

C'est l'histoire vue depuis la fenêtre de mon grand-père paternel.

Ces années n'ont été possibles que grâce à un accès à du pétrole bon marché, des ressources naturelles qui semblaient infinies, et une main d’œuvre corvéable et maltraitée (les immigrés).

L'image collective que l'on garde serait sans doute bien différente si on la regardait depuis la fenêtre des immigrés employés dans nos mines. Mais l'histoire est raciste et préfère garder le point de vue des hommes blancs qui ont réussi.

Ces années nous ont enfermé·es dans un modèle de société qui n'est pas soutenable : dépendance à la voiture, au pétrole et à la croissance.

Pendant cette période, l'efficacité énergétique de la France a été divisée par deux1. Pas besoin de faire efficace quand le pétrole coule à flot. Autant se déplacer chacun dans une voiture, rentrer dans son petit pavillon mal isolé loin du bruit de la ville, on fera tourner les radiateurs fort en hiver.

Ces années n'ont pas été du tout glorieuses pour la planète, ni pour notre santé aujourd'hui. Ce sont des années d'exploitation sans considérations pour la nature. Elles se sont terminées par des scandales de pollution, de maladies professionnelles, et le développement des normes environnementales.

Je vois dans le monde agricole la nostalgie d'un monde où on ne peut plus faire ce qu'on veut comme avant. Le réglementaire nous empêche de travailler. J'ai réalisé très récemment qu'on cache derrière le mot technocrate réglementaire le fait d'éviter des maladies et des scandales sanitaires. Les normes seraient là pour emmerder les entrepreneurs, et pas pour protéger les citoyen·nes.

Partie 2 : Après 1975, le libéralisme et la société de consommation

C'est en relisant le livre que je comprends mieux l'organisation de ce livre. Cette deuxième partie s'appelle en réalité Crise de modèle et crise de sens.

Comment est-on passés de la société où tout va bien pour les classes moyennes blanches françaises à une société où ceux-là sont en colère, ou désabusés, et se tournent vers l'extrême droite ?

Le tournant loupé des années 70-80

Dans les années 70-80, tout est là pour prendre conscience que le modèle de société proposé par les 30 glorieuses va nous jeter contre un mur :

Et pourtant, le tournant politique pris est celui du libéralisme économique. Une nouvelle religion émerge (Sandrine Rousseau n'utilise pas ces mots) avec un nouveau Dieu : le marché et sa main invisible (notre nouvel Esprit Sain). Les grands prêtres sont Margaret Thatcher et Ronald Reagan.

D'un point de vue d'économiste, c'est la période du désencastrement de l'économie. La société ne décide plus de ce qui relève ou non de l'économie de marché. La société, la santé, tout devient un produit pour le marché.

Le tournant de la rigueur ... pour les classes moyennes

Pour satisfaire la Loi du Marché (qui n'a pas de fondement scientifique expérimental, c'est juste une théorie d'économiste), on privatise, on fait la rigueur et l'austérité.

Il faut générer de la croissance, du profit. Alors on pressurise les travailleur·ses, la nature, on presse toujours plus, plus vite, plus fort.

Pour une petite partie de la population, l'ascenseur continue de fonctionner, ils seront plus riches que leurs parents. Pour les autres, c'est la stagnation, voir le recul. Et enfin, pour les plus pauvres, il n'y a plus d'espoir.

On critique les jeunes des banlieues qui mettent le feu à leurs écoles car ça devrait être le lieu de leur émancipation. Leur ascenseur vers une meilleure vie. C'était le cas dans les années 1945-75, ce n'est plus le cas aujourd'hui. Le système ne fonctionne plus pour elleux, et ils le savent. Notre école renforce les inégalités sociales, elle ne les répare pas.

Des concepts galvaudés

Sandrine Rousseau fait une liste de concepts qui ont perdu leur sens.

Partie 3 : les bonnes nouvelles

Dans cette troisième partie, Sandrine Rousseau s'appuie sur des enquêtes sociologiques pour montrer que la société a beaucoup changé et qu'on est peut-être à l'avant-veille de grands changements dans le bon sens. Mais peut-être aussi, avec la même probabilité, à l'avant-veille d'une catastrophe.

Nous ne sommes pas ce que les médias nous montrent

Les médias dépeignent une société qui n'aurait jamais été aussi raciste, sexiste, violente, etc. Mais ce n'est pas le cas. En moyenne la société est beaucoup plus progressiste aujourd'hui qu'il y a 20 ans. Par contre, il y a une radicalisation de celleux qui sont en marge.

Mais les médias possédés aujourd'hui majoritairement par la droite ou l'extrême droite choisissent de nous montrer ces personnes les plus clivantes, par projet idéologique, et parce que ça fait le buzz.

Je n'avais pas ça en tête avant d'écouter Sandrine Rousseau en conférence à Bordeaux. Maintenant, je crois que c'est vrai. Et j'en veux pour preuve que même Gérald Darmanin regrette d'avoir été contre le mariage pour tous 😆! Dans son livre, Sandrine Rousseau étaye ce propos sur de nombreux thèmes : racisme, homophobie, sexisme, droit des animaux, etc. Évidemment, on est loin du bout de ces luttes, mais on n'en a jamais été aussi proche.

Pour autant, les réactionnaires sont de plus en plus proches du pouvoir, et le grand retour en arrière à la mode USA fait très peur 😱.

Globalement, nous n'allons pas très bien

Sandrine Rousseau a beaucoup travaillé sur la santé mentale des français, et globalement, ça va mal. Les jeunes vont très mal, les moins jeunes ne vont pas très bien.

C'est quelque chose que je constate autour de moi.

Je vois beaucoup de jeunes (et moins jeunes puisque de ma génération) qui vont mal. C'est dur de grandir dans un monde sans avenir quand les vieux continuent d'acheter des voitures à essence, de prendre l'avion pour partir en vacances parce que... ils l'ont bien mérité !

Je suis entourée de personnes que le travail broie alors qu'il n'est pas physique. Quel sens ça a de se donner à fond au travail pour être une simple ressource humaine dont on peut disposer dans une entreprise dont l'objectif est d'enrichir des actionnaires ?

J'ai aussi autour de moi des baby-boomers qui sont convaincus que ça ira mieux et que donc il ne faut pas s'inquiéter. Mais sont-ils vraiment heureux quand on les voit courir de voyage au Soleil en voyage culturel, de stage de développement personnel en week-end de repli sur soi, et continuer à passer autant de temps à râler sur tout ?

Et puis je suis entourée de quelques marginaux de tous âges, qui ont choisi des chemins de traverse par rapport à ce que propose la société d'aujourd'hui. Et ces personnes m'ont l'air plus heureuses...

Bref, notre société de consommation capitaliste actuelle n'est pas désirable.

La conclusion : Loyalty, Exit or Voice ?

Sandrine Rousseau conclue son livre en citant le philosophe Albert Otto Hirschman qui pose 3 attitudes2 face à une entreprise qui déconne (comme par exemple au hasard Total Énergies ou la Société Générale) :

Sandrine Rousseau a d'abord joué le jeu de la loyauté au parti des écologistes, puis elle en est partie parce que ça n'était plus possible. Et aujourd'hui, elle est revenue avec comme projet de le transformer, ainsi que notre société, de l'intérieur en disant ce qui ne va pas 💪 !

Références

Il y a beaucoup de références dans le livre de Sandrine Rousseau. Malheureusement, les journées ne font que 24 heures, alors je ne cite que deux livres que peut être un jour je trouverai le temps de lire...

  1. « Une autre histoire des 30 glorieuses » de Céline Plessis, Sezin Topçu et Christophe Bonneuil
  2. « Exit, Voice, and Loyalty : Responses to Decline in Firms, Organizations, and States » de Albert Otto Hirschman