[Lecture] Ceux qui restent
Sur les conseils de @BrKloeckner, j'ai lu Ceux qui restent de Benoît Coquard. Je cherchais dans ce livre des éléments pour mieux comprendre le territoire où je vis : la onzième circonscription de Gironde où la candidate RN a été directement élue au premier tour des dernières élections législatives.
Évidemment, on ne peut pas assimiler tous les territoires ruraux français et dire “La ruralité”. Ce n'est pas pareil de vivre dans un territoire désindustrialisé à plus de 2h de la première grosse ville, ou de vivre en presque banlieue de Bordeaux. Pour autant, la lecture de ce livre était super intéressante, et j'y ai trouvé des points communs 😉.
L'enquête de Benoît Coquard
Benoît Coquard est un sociologue qui s'est immergé pendant plusieurs années parmi des jeunes de 25 à 35 ans issus des classes populaires d'un territoire rural du grand Est français. L'auteur est en fait revenu là où il a grandi pour réaliser son doctorat. L'enquête s'est terminée juste avant le mouvement des gilets jaunes.
Eux, nous – “déjà nous”
Pour Benoît Coquard, le comportement des jeunes qu'il a suivi s'explique par un repli identitaire. Ces jeunes privilégient leur groupe, leur nous, aux autres : les eux. C'est le sens de la formule “déjà nous” qui a été plusieurs fois utilisée par les enquété·es.
Ce repli identitaire permet de faire équipe dans la bataille pour l'emploi. En effet, l'emploi est une ressource très limitée en territoire rural et il faut se battre pour les rares places qui s'ouvrent.
Ce qui est très intéressant c'est qu'au premier ordre les autres ce ne sont pas les étrangers, ce ne sont pas les néo-ruraux, mais ce sont juste les autres clans, les autres groupes d'amis qui sont en concurrence directe avec nous.
Les “eux” qui ne travaillent pas
Dans la compétition pour les ressources – ici le travail – l'atout principal est sa réputation. Il est ultra important d'avoir une bonne réputation car c'est ce qui permettra d'avoir le job au black, ou le poste à la mairie à la place d'un·e autre.
Et la pire réputation que l'on peut avoir, c'est d'être quelqu'un de pas fiable, ou un·e assisté·e qui vit des aides. Pour les jeunes que Benoît Coquard a suivi, les “cassos” doivent leur échec à leur manque de qualité. Ils ne sont pas travailleurs, ou pas fiables.
Pourtant, cette enquête montre, comme d'autres études, que la stabilité du foyer familial est l'un des plus gros prédicteur de “réussite” des enfants. Comment réussir quand ton père ne t'a pas reconnu et que ta mère galère à avoir un emploi fixe ?
Pour ne pas abîmer leur réputation, ces jeunes qui ont une situation stable cherchent absolument à se distinguer des précaires qui ne travaillent pas et qui sont “en dessous”. Ils ne vont par exemple pas marcher dans les rues du villages : “seuls les cassos font ça”. Se déplacer en voiture fait partie des marqueurs de la réussite. Ça veut dire qu'on a de l'argent, et qu'on n'a pas perdu son permis à cause de l'alcool ou de la drogue.
La valeur travail, mais l'hédonisme.
Il semble donc super important d'avoir un travail stable, quel que soit ce travail. Il faut montrer qu'on est quelqu'un de travailleur sur lequel on peut compter. On voit ici l'importance de la valeur travail.
Et pour autant, ces jeunes coupent avec le travail dès qu'ils débauchent. Ils ne parlent jamais de ce qui se fait au travail entre eux (sauf pour travailler au black), ils ne connaissent pas bien les métiers des autres. Une fois sortis du travail, la priorité, c'est de passer du bon temps avec les amis autour d'un apéro.
Moi, j'ai du mal à avoir un rapport équilibré à mon travail. Je travaille souvent trop, et j'adore parler de mon travail et écouter tout ce qui pourrait nourrir mon travail dans ma sphère privée. Je cherche pourtant un meilleur équilibre travail – vie perso. Et en ce sens, je trouve ces jeunes assez inspirant·es.
Les autochtones et les néo-ruraux
Le concept d'autochtone m'a semblé peu discuté (au sens d'allant de soi) dans ce livre, et pourtant je l'ai trouvé très intéressant.
Dans la lignée des travaux d'anthropologie, l'auteur désigne la population locale qui a grandi sur place par le terme d'autochtone. Dans une île ou un village perdu au fond de la jungle, on imagine que les autochtones, c'est tout le monde sauf le ou la chercheuse en immersion.
Dans les campagnes françaises, ça n'est pas le cas :
- Un grand nombre des jeunes qui y grandissent s'en vont vivre dans les villes.
- Et puis des personnes qui travaillent dans les villes les plus proches déménagent à la campagne pour avoir une meilleure qualité de vie.
La seule distinction de ce genre que j'ai repérée est entre les habitant·es des campagnes – ce lieu où tout le monde sait qui est qui – et les habitant·es de la ville – le lieu de l'anonymat et de l'absence d'entraide. Il y a quand même une fierté, ou en tous cas une satisfaction, à pouvoir vivre à sa façon dans les campagnes, dans une nostalgie un peu fantasmée du monde d'autrefois où on pouvait tout faire.
Ainsi, cette enquête ne révèle pas de tension particulière entre les autochtones, et les nouveaux venus. Pourtant, je constate que chez nous le RN construit cette opposition en déployant une rhétorique du choc des cultures, en expliquant que les néo-ruraux – plus à gauche souvent – veulent détruire le mode de vie des autochtones.
Déjà nous, la porte d'entrée pour le RN
Les jeunes enquêté·es votent à droite, voir à l'extrême droite.
Ces jeunes croient à la valeur travail. En travaillant bien, en ayant une bonne réputation, on peut réussir et se hisser au rang des petits patrons. Ils se sentent donc solidaires des petits patrons. Et comme en plus ils redoutent plus que tout au monde d'être assimilés aux assisté·es, ils et elles se sentent proches des idées de la droite.
Au quotidien, les enquêté·es ne sont ni plus ni moins racistes que le reste de la société. Ils ont des ami·es racisé·es qui vivent ici depuis plusieurs générations et qui font partie du groupe sans aucun problème. Et ils usent des clichés racistes pour rire (ou pas).
Mais la rhétorique du “déjà nous” est déjà très forte dans cette population. C'est cet identitarisme à la bande, au clan, qui guide nombre de leurs comportements. Du coup, c'est un petit pas à faire que de passer du :
- déjà nous – la bande
- au déjà nous – les français de souche.
Être un homme, être une femme.
Un autre point marquant (mais moins surprenant), c'est la grande différence entre le vécu des hommes et celui des femmes.
Dans l'enfance et jusqu'à l'âge adulte, les jeunes filles et les jeunes garçons font partie des mêmes bandes. Mais ensuite, les trajectoires se séparent. Les bandes restent soudées par les hommes qui continuent à faire la fête, à aller au foot ou à la chasse ensemble. Les filles rejoignent la bande de leur conjoint. Comme il y a moins d'emploi accessibles pour les femmes (souvent plus diplômées, mais pas dans les métiers qui recrutent un peu – BTS maintenance industrielle par exemple), elles sont souvent plus précaires et quittent leur village pour suivre leur compagnon.
Pendant les soirées, les hommes occupent l'espace, les femmes surveillent les hommes pour éviter que ça dérape. Elles ont le rôle de la mégère, eux ont le rôle des mecs cools qui prolongent la jeunesse. Cela s'explique en plus par le fait qu'elles sont souvent plus jeunes, et plus précaires. Elles ont la pression aussi de bien tenir leur maison (puisque les soirées s'y passent souvent, et qu'elles savent qu'elles seront jugées sur l'état du salon et du remplissage du frigo).
Être un homme, ce n'est pas tant être viril comme on pourrait parfois le croire avec les caricatures qu'on retrouve dans les média, c'est être celui sur qui on peut compter : qui va filer un coup de main, qui va inviter à boire un coup, et qui va venir boire un coup, donner du temps, soutenir les copains, tenir l'alcool, s'investir dans la bande.
Conclusion : Qui aller chercher pour combattre le RN dans les urnes ?
Dans les réunions avec les militant·es de gauche, j'entends souvent qu'il faut absolument sortir de notre entre-nous. Mais de qui parle-t-on exactement ? Et comment les toucher ?
Les abimés
J'entends parfois dans nos réunions que les bénéficiaires des aides votent RN contre leurs intérêts. Quand je lis ce livre, je n'en suis plus si sure.
Au début de l'enquête, Benoît Coquard passe un peu de temps avec ceux que les autres appellent les cassos que moi j'ai plutôt envie d'appeler les abimés. Cette population semble en retrait d'un peu tout, et pourtant, ils voteraient probablement à gauche. C'est une population que l'on pourrait accompagner pour l'aider à s'approprier les outils démocratiques dont le vote. C'est un peu notre public naturel, celles et ceux que la société moderne a laissé de côté.
Les jeunes issus de milieu populaire qui se sont stabilisés dans la vie
J'ai l'impression qu'on parle souvent de cette population avec beaucoup de mépris. Et je pense qu'une intervention vers un public qu'on méprise n'a aucune chance de marcher, et qu'en plus, c'est pas vraiment éthique : qui suis-je pour venir t'expliquer que ce que tu fais est méprisable et qu'avec l'éducation populaire que je vais t'apporter tu penseras mieux ??
Bref, ça me gêne.
Alors je pense qu'avant toute chose, il faut humaniser cette population (et c'est ce que fait très bien le livre de Benoît Coquard) et regarder ce que moi je peux apprendre.
Prendre le temps de passer du bon temps avec sa bande
À la lecture de ce livre, j'ai été convaincue qu'il y a une chose que cette population fait très bien, que j'aimerais savoir faire, et que je fais très mal :
Travailler, et après couper, pour passer du bon temps avec ceux qui comptent pour soi.
On parle souvent dans nos mouvements d'une utopie locale, où on aurait ralenti, on prendrait du temps avec nos proches, et on ne se dirait plus qu'on aura passé une vie à trop travailler. Alors leur vie n'est pas l'utopie dont je rêve, mais je dois reconnaître que je suis impressionnée par leur capacité à prioriser les ami·es.
Toucher les femmes ?
Dans cet ouvrage on voit bien que, comme dans le reste de la société, les femmes ont un rôle social un peu nul. Aux hommes la camaraderie, le choix de la bande, le travail valorisé et rémunérateur. Aux femmes les enfants, la maison bien tenue, et le frigo rempli. Et en plus, ces femmes sont souvent plus diplômées que leur conjoints.
Bref, j'ai la sensation qu'un nous les femmes pourrait avoir du sens, mais je me rends bien compte qu'il ne devra pas porter haut et fort le mot féminisme. En effet, c'est un repoussoir pour la bonne réputation si importante dans ces milieux où la norme est la droite et le passé.
Rentrer par la lutte contre les grands patrons
Ces jeunes ont massivement rejoint ou soutenu le mouvement des gilets jaunes. Ils partagent le sentiment qu'il y a une élite et des grands patrons qui s'enrichissent sur le dos du reste de la France. Et sur ce point, nous sommes complètement d'accord. Le seul point où nous divergeons, c'est que nous sommes convaincus que le RN est du côté des grands patrons, et eux croient que le RN est à leurs côtés.
Pour finir
Je ne sais pas encore quelles seront nos actions cette année avec les engagé·es à gauche. L'envie est forte, mais j'ai besoin de me convaincre que l'action est utile... Suis-je encore contaminée par la pensée capitalistique ? Peut être. En tous cas, ce livre m'aura aidé à cheminer et à organiser mes idées, et c'est déjà énorme. Merci la sociologie !