Un Spicilège

Journal d'un rescapé du bataclan C'est, je pense, un immense cadeau que nous a fait Christophe Naudin en nous livrant le contenu du journal qu'il a tenu de décembre 2015 à décembre 2018, après avoir survécu à l'attentat du Bataclan. Dans un premier temps car il a tenu à le laisser brut, sans réécriture. Il s'agit donc d'un témoignage extrêmement dur, évidemment, écrit par un auteur souvent sous la coupe de troubles du stress post-traumatique, avec toutes les conséquences que cela peut avoir sur la psyché.
Dans un second temps car il l'a complété au moment de son édition par une postface extrêmement éclairante, écrite 2 ans après la fin du journal, 5 ans après l'attentat. D'ailleurs, si je l'ai, pour ma part, lue après le journal, je pense qu'il est intéressant également de la lire avant.
Ces deux revers d'une même médaille forment un ensemble à la fois bouleversant et instructif, un témoignage fort sur l'impact de cet évènement sur la vie d'un survivant. La personnalité de Christophe Naudin contribue, je pense, à l'intérêt du livre : il est historien, a travaillé sur l'Islam médiéval, enseigne l'histoire dans un collège et est clairement engagé politiquement à gauche.

Au fil du récit, nous allons suivre ses réflexions, son besoin de suivre l'actualité, de s'informer encore et encore sur les attentats, sa nécessité dévorante de comprendre.
Sa colère, également.
Face aux médias et à l'affrontement de deux visions aussi caricaturales l'une que l'autre du terrorisme.
Face à sa famille politique, également, et à la complaisance dont elle fait preuve.
En parallèle viendront les phases de reconstruction, son retour au collège, son travail de thérapie, ses amis, ses élèves, ses collègues, la rencontre avec sa compagne...
Il est émouvant de le sentir se détacher quand les entrées de son journal finissent par se faire plus rares, plus courtes et plus posées...

La postface lui permet enfin de remettre les choses en perspective et de dresser le bilan de son parcours pendant ces 5 années. La reconstruction, la nécessité de témoigner, la volonté d'agir.

Journal d'un rescapé du bataclan est un document sans doute unique, fort et juste dans ses réflexions et dans la pertinence des questions que l'auteur pose face à l'islamophobie et à la lutte contre le terrorisme.

Journal d'un rescapé du Bataclan | Christophe Naudin | Editions Libertalia

La confrérie des mutilés Je ne me rappelle plus comment j'ai entendu parler de La confrérie des mutilés. Toujours est-il que je pensais avoir à faire avec un roman policier un peu trashouille puisqu'il aborde le monde très (ré)créatif de la mutilation.
Il narre l'histoire d'un détective privé qui, après avoir perdu l'une de ses mains, se retrouve embauché par une drôle de société secrète qui base son culte sur la mutilation volontaire afin d'élucider le meurtre qui vient de les toucher. Ceci n'est cependant que le point de départ d'une intrigue alambiquée, d'une véritable descente aux enfers faisant la part belle à la dégradation des corps et des esprits (apotemnophobe, passe -vraiment- ton chemin).

Au final, La confrérie des mutilés, c'est tellement plus qu'un polar ! C'est un roman drôle, déjà. Très drôle même. Un texte assez extraordinaire dans lequel se mêle l'absurde et la poésie, la folie et la fureur. Un tourbillon d'aberration, poussant à l'extrême le fanatisme (religieux, essentiellement). C'est un roman féroce, très très féroce et bien plus subtile qu'on pourrait le croire, un texte qui dénonce, qui accuse, qui dresse un bilan bien peu glorieux de la nature humaine.

L'écriture de Brian Evenson est extrêmement clinique et particulièrement démonstrative... Si tu te lances dans cette lecture, assure toi d'abord d'avoir le cœur bien accroché et l'estomac en place, car l'auteur va se faire un malin plaisir de te déstabiliser, de te positionner dans le rôle du voyeur, de titiller ton côté malsain.

Mais tu vas ressortir de tout ça en ayant parcouru un chemin très enrichissant bien que dérangeant, et tu vas rire !

La confrérie des mutilés | Brian Evenson | Traduit par Françoise Smith | Le Cherche Midi – Lot 49

Les dames blanches C'est la première fois que je m'attelle à Bordage, et je ne regrette pas du tout d'avoir enfin fait connaissance avec les écrits de ce grand auteur de science fiction. Il y a en effet dans ces Dames blanches des montagnes de réflexions qui vont bien au delà du mystère qu'elles suscitent.
Quelles sont-elles ? des drôles de sphères blanches, d'une cinquantaine de mètres de diamètre au début, qui apparaissent mystérieusement un beau jour à différents endroits de la planète. Semblant passives, on se rend rapidement compte qu'elles ont la capacité d'attirer et de capturer les enfants de moins de 3 ans, qui disparaissent alors corps et biens.
Que faire alors ? Aller à l'affrontement, bien sûr, quand c'est la seule réponse qui sera jamais utilisée par les gouvernements. Sans beaucoup de succès, par ailleurs, ces sphères semblant totalement invulnérables.
Quelle solution imaginer ? La pire, forcément. Avec toute l'évidence que peut inspirer une espèce aussi destructrice que la nôtre, avec toute la passivité dont nous pouvons faire preuve face aux prises de positions radicales de nos dirigeants quand la menace est inconnue et effrayante (toute ressemblance avec une situation contemporaine est bien sûre entièrement voulue).

Les dames blanches est un récit au temps long, dont l'intrigue prend place sur des dizaines d'années et plusieurs générations.
La description que fait Bordage de ce monde ayant perdu tous ses repères, ayant abandonné toutes ses convictions face à la menace est aussi glaçante que réaliste. On ne peut s'empêcher de se demander ce qu'on ferait dans pareille situation. L'hypothèse émise par Bordage est loin d'être délirante.
Au fur et à mesure de l'expansion de la résignation, les réflexions de certains personnages cherchant une autre voie de résolution n'en deviennent que plus criantes, plus désespérantes dans l'indifférence et l'incompréhension qu'elles suscitent.

Au-delà de la dimension sociétale, c'est au cœur de la cellule familiale que les grands axes du récit se jouent. C'est en effet bien la famille, la filiation, et surtout la faille de transmission qui est le nœud du livre. Quand chaque chapitre porte le prénom d'un des protagonistes, on comprend tout de suite l'ambition de l'auteur à également ramener cette histoire universelle à l'échelle des individus. C'est à travers eux que sera abordé le fanatisme, le pacifisme, la difficulté à se sentir différent des autres, le deuil aussi...

L'écriture de Bordage, tout en sobriété et en retenue, permet de mettre une certaine distance avec la violence des propos et construit une histoire à la fois mélancolique et philosophique, qui fait la part belle également à la mythologie. J'ai senti à la lecture que l'auteur voulait, avant tout, pousser son lecteur à faire ses propres réflexions.

Ce fut une lecture éprouvante et émouvante.
Je ne sais pas comment se situe ce livre dans la carrière prolixe de Bordage, mais il m'a donné envie d'en découvrir plus.

Les dames blanches | Pierre Bordage | L'Atalante

Funèbre Funèbre ! est un court livre passant en revue différents rites autour de la mort ou plutôt, différentes traditions liées à la perte d'un proche partout autour du monde.
En effet, l'auteur s'attache à ne pas traiter de “la mort” en général, mais bien de toutes les traditions entourant la mort d'un membre de la famille ou du cercle intime, liées plus particulièrement aux coutumes, aux croyances et au deuil. Sujet assez tabou dans nos contrées, il est intéressant de constater à quel point il fait partie de la vie générale d'autres communautés.
Sans sensationnalisme, mais avec rigueur et simplicité, l'auteur s'attelle à nous partager la symbolique de quelques rites assez originaux pour être impressionnants.
Impossible de ne pas faire le parallèle avec le deuil tel qu'il est pratiqué par chez nous, ou c'est affaire d'intimé, de pudeur et de discrétion, quand il est, chez d'autres, partie intégrante de la vie en communauté. Il n'est jamais affaire de jugement dans ce livre qui se veut factuel, mais il est tout à fait intéressant de se rendre compte que le rapport à la mort en dit beaucoup en final sur le rapport à la vie.
Funèbre ! est richement documenté et permet un tour du monde pas banal et passionnant, qui évoque des traditions ancestrales autant qu’émergentes et dans lequel on apprendra à quel point la mort peut être célébrée.

Funèbre ! | Juliette Cazes | Editions du Trésor

Champagne 2 Après avoir été totalement conquise par le premier tome de Du champagne, un cadavre et des putes (qu'il est indispensable d'avoir lu avant celui-ci qui en est la suite directe), j'étais impatiente de retrouver Alice, même si j'appréhendais beaucoup ce second tome.

En effet, il nous était promis de s'attarder sur son histoire d'amour avec Lawrence, personnage énigmatique et assez monolithique dans le premier tome, qui était loin au moment d'entamer cette lecture d'attirer ma sympathie.
Le problème le plus important cependant, c'est que les histoires d'amour, voyez-vous, je n'aime pas trop les lire. Qu'elles soient belles ou tragiques, classiques ou atypiques, lire des histoires d'amour, vraiment, m'ennuie profondément.
Ceci étant posé, je ne pouvais m'empêcher également de faire confiance à l'auteur pour m’emmener autre part que sur ces sentiers trop balisés, lui collant sans qu'il le sache une sacré pression, modérée par le fait que si j'ai, je crois, une qualité de lectrice, c'est de ne pas rester sur mes a priori (qu'ils soient bons ou mauvais d'ailleurs), mon envie prenant le pas sur mes réticences.

Ce qui est sûr, c'est que Vaquette sait faire désirer ce qu'il semblait mettre au cœur de ce deuxième tome, car j'ai bientôt dévoré la moitié de cet ouvrage fort conséquent avant d'arriver enfin au récit d'une première rencontre.
Sacrée première partie, d'ailleurs : totalement inattendue, elle s'applique à développer longuement un autre personnage féminin, amie et colocataire d'Alice : Lauranne. Avant même de rentrer dans le vif du sujet, je donc déjà conquise par ce premier chapitre qui est un portrait vivant, une histoire abrupte racontée avec une immense lucidité et un sacré sens du concret. Juste dans chacune de ses facettes, ce récit nous gratifie, au passage, de véritables envolées contestataires dans lesquelles la passion des convictions réussit à triompher des objections.
(J'ai d'ailleurs évoqué l'une d'entre elles ici, pour les curieux).

Quand enfin, je suis arrivée au cœur de “l'histoire dans l'histoire”, quand enfin Alice et Lawrence se sont trouvés, c'est une tout autre expérience de lecture qui m'est tombée dessus, sans que j'y sois vraiment préparée.
C'est en effet une histoire assez colossale qui est comptée. Un éveil du sentiment amoureux si brutal et presque démesuré entre deux être si entiers et excessifs ne pouvait que faire des étincelles. Il a fallu tout le talent de l'auteur pour réussir à la retranscrire sans perdre le lecteur, sans, non plus, mettre complètement de coté tout l'aspect social du récit qui se retrouve dans cette partie distillé discrètement mais toujours à bon escient.

Si lire le premier opus des aventures d'Alice, et même lire pratiquement la moitié de celui-ci amène à énormément réfléchir sur la société ; la lecture de cette histoire d'amour, m'a amené à une introspection terriblement forte. Chaque chapitre, chaque paragraphe, chaque ligne, chaque mot presque, poussent à réfléchir très violemment à ses propres aspirations, à son rapport à soi-même, à l'autre, au corps, au sexe. C'est brutal, profond, presque organique.
Si les fruits de cette réflexion importent peu, (peu importe la destination, seul le voyage compte, comme dirait je ne sais plus qui) l'aspect salutaire de l'avoir accompli est, a contrario, d'une importance capitale.
La lecture du premier tome fut presque une lune de miel comparée à celle du second, qui m'a fait ressentir des émotions bien plus vives. Plus l'histoire devenait lumineuse (et elle l'est assurément, presque impeccablement), plus je suis passée par tous les états d'âme : de l'attendrissement au mépris, de l'admiration à l'agacement et, une fois au moins, pas loin de la colère.
Au milieu de cette tornade, Alice apparaît plus éblouissante qu'il est possible de l'imaginer. Plus exaltée, volontaire, conquérante, forte et fragile que jamais. Cet aspect de son histoire lui permet de continuer à ciseler ses attentes et ses convictions. Loin de la limiter ou de la soumettre à une dépendance elle semble au contraire être le vaisseau qui lui manquait pour se lancer dans sa conquête d'elle-même, rendant l'ombre de sa fin tragique, qui plane sur l'ensemble du récit, d'autant plus dramatique.

L'écriture de Vaquette, dans toute sa précision et son amplitude, est parfaitement adaptée à la grandeur du récit, et la lecture n'est jamais ni pénible, ni ennuyante. Honnêtement, j'ai passé quelques dizaines (centaines ?) de pages à me poser de sacrées questions sur là où il voulait m'emmener, et ceci n'est, en revanche, pas la première fois avec cet auteur.
C'est pour cela que si d'aventure sa lecture te tente, je t'encourage à toujours persévérer et à ne jamais, jamais croire un seul instant, que cet auteur ait pu choisir, ne serait-ce qu'une seule fois la facilité. Tôt ou tard arrive le passage qui va te déstabiliser complètement, faisant jaillir mille réflexions, et te confirmer que tu as eu une très très bonne idée de te lancer dans l'aventure.
Sache enfin qu'il a cette qualité rare que n'ont pas tous les artistes : celle de donner à son lectorat tous les moyens pour s'enrichir selon ses propres souhaits.

Du champagne, un cadavre et des putes- Tome II | Tristan-Edern Vaquette | Du poignon productions

Ecstasy and me Je crois que j'ai tout entendu sur Hedy Lamarr, ainsi que sur sa célèbre autobiographie.

Femme à la beauté vénéneuse mais froide, sacrée “plus belle femme du monde”, actrice prolifique mais portant la marque d'avoir été la première à avoir mimé un orgasme au cinéma, mariée 6 fois et semblant avoir eu un nombre incalculable d'amants, inventrice de génie également, elle aurait, sur la fin de sa vie, dilapidé sa fortune et abusé de la chirurgie esthétique avant de disparaître à l'âge vénérable de 85 ans.
Quant à ce livre, il a été désigné comme faisant partie des 10 biographies les plus érotiques de tous les temps par le magazine Playboy, serait un récit sulfureux dans lequel Hedy Lamarr dévoilerait sa vie sexuelle et assumerait sa bisexualité, tout en révélant dans le détail les coulisses du Hollywood des années 40.

Je ne sais pas vraiment ce à quoi je m'attendais en me lançant dans cette autobiographie, mais certainement pas à ça. Ecstasy and me est avant tout un livre qui respire l'intelligence. Celui d'une femme libre, autant que pouvait l'être une femme dans les années 40, une femme volontaire et sagace, qui a essayé de décider de sa vie, sans en avoir toujours les moyens, une femme qui a sans doute souffert d'être trop lucide sur elle-même et sur les autres, une femme à mille lieux de tout ce que j'ai pu lire à son sujet.

Si le sexe est présent, ne vous attendez pas à ce qu'il soit au centre du récit. Hedy Lamarr y raconte tous les détails de sa vie personnelle et professionnelle, de son ascension en tant qu'actrice à ses 6 mariages, sans pudeur ni tabou. Si elle assume tout à fait ses envies et besoins, si elle narre certaines anecdotes sulfureuses, ce qui ressort le plus de son histoire, c'est son extraordinaire lucidité sur la vie.
Réduire Hedy Lamarr à sa beauté ou a ce qui se passait dans sa couche serait une erreur grossière. C'était avant tout une femme d'une grande intelligence, qui a compris très vite comment user de ses atouts pour obtenir ce qu'elle voulait le plus : être une femme libre.

Au milieu de ce récit passionnant, le chapitre m'ayant le plus parlé se situe vers la fin du livre et consiste en la retranscription de certains entretiens d'Hedy Lamarr avec son thérapeute. Je peux vous assurer que lire les pensées de quelqu'un faisant preuve d'autant de perspicacité, d'autant de clairvoyance, quelqu'un d'aussi sûr de ses convictions est un des plus beaux moyens de s'élever.

On ne peut pas lire Ecstasy and me sans se sentir plus intelligent soi-même, tiré vers le haut par cette femme remarquable. La dimension fort tragique de sa vie en est d'autant plus touchante.

Ecstasy and me | Hedy Lamarr | Traduit par Charles Villalon | Seguier

Comme tu le sais surement, je suis en ce moment en pleine lecture du tome 2 de Du champagne, un cadavre et des putes, de Tristan-Edern Vaquette (pas cher, achète-le... non mais achète-le vraiment), et, au détour d'un chapitre flamboyant traitant de la bourgeoisie culturelle, me saute aux yeux cette citation de Lawrence, l'un des personnages principaux:

D'ailleurs, écoutez avec quel paternalisme un éditeur ou tout autre professionnel de ce monde explique doctement à l'indigène présent dans son bureau comment, sans lui, il n'arriverait à rien parce que, tout de même !, écrire un livre ou un film ou des chansons ou... – ce que vous voulez –, convenons-en, c'est une activité très peu sérieuse que chacun peut plus ou moins exécuter pour peu qu'il ait du temps à perdre – la preuve, il y en a cinquante derrière la porte qui ne rêvent que de signer chez nous !... –, mais commercialiser cela !, ça !, c'est un vrai travail qui exige des compétences, et même un talent !, autrement plus difficiles à acquérir (...)

Suivi peu après de ceci, histoire d'enfoncer le clou :

(...) je n'oppose pas ceux qui, par exemple, écrivent des livres à ceux qui les éditent, ce serait bien trop simple ! Parce que la plupart de ces gens qui écrivent des livres ou qui réalisent des films, des disques, des spectacles, des tableaux ou des installations, tous..., à de rares exceptions près, n'ont pas plus que les professionnels de ces milieux l'âme artiste. (...) combien parmi eux ont, ne serait-ce qu'une seule fois dans leur travail, tenté de partir où personne ne part ?

Et me voilà encore une fois à me dire qu'en quelques mots (voir un peu plus, l'auteur est bavard) Vaquette résume parfaitement ce qui cloche dans le conformisme culturel actuel. Celui qui englue les auteurs et les fait, volontairement ou non, ressasser à l'envi les mêmes idées, réécrire les mêmes histoires, raconter les mêmes aventures. Celui qui fait utiliser les mêmes structures de phrases aux jeunes auteurs, les mêmes tropes, les mêmes clichés...

Dans un récent article, l'auteur Ploum s'inquiète, à mon avis à juste titre, de voir des intelligences artificielles s'attaquer à la “création artistique”, arguant que leur mode de fonctionnement même fera qu'il ne s'agira que d'offrir de maigres variations sur les données qu'elles récupèrent, sans apporter d'idées nouvelles.
Je m'inquiète pour ma part de voir déjà ceci arriver depuis des années dans l'édition traditionnelle, sans que l'informatique n'ait besoin de s'en mêler. Toujours les mêmes autofictions, les mêmes romances fantastiques, les mêmes drames familiaux ou thrillers ésotériques, les mêmes histoires “à la Tarantino”... toujours les mêmes recettes, déclinées jusqu'à l’écœurement, les mêmes facilitées, les mêmes rebondissements...

Combien de fois ai-je eu l'impression de lire un livre “calibré” faisant exactement le bon nombre de pages, de chapitres, ayant la structure parfaitement attendue pour, non pas être réel, mais plutôt être “efficace”?
Combien de fois (et c'est encore pire pour moi) ai-je eu l'impression que l'auteur ne me disait pas ce qu'il voulait, mais ce qu'il pensait que je souhaitais lire ?
Combien de fois ai-je eu l'impression (summum de la faiblesse) que l'auteur s'attachait plutôt à dire ce qu'il pensait être le plus justement établi, pour ne se fâcher avec personne, ou, au mieux, se fâcher avec le moins de monde possible, répéter les poncifs admis, être correct, pour rester fréquentable, ne surtout pas soulever de polémique ?
Faire bien, être du bon côté, brosser le milieu dans le bon sens, ne surtout pas faire de vagues...
Combien de fois ai-je donc commencé un livre qui m'a paru insipide, convenu et prévisible ?

Beaucoup trop de fois. Surtout quand j'étais libraire.Trouver une perle au milieu d'une production éditoriale aussi insipide que prolifique relevait parfois du miracle. Beaucoup trop de fois ces livres se sont retrouvés avoir beaucoup plus de visibilité qu'ils ne le devraient en étant dans le “juste”, le “correct” plutôt que dans le vrai, ou dans le beau.

Heureusement il est toujours possible de trouver des perles, surtout en s'éloignant de la production usuelle, sinon je ne pourrais pas te présenter un livre chaque semaine ou presque.
Sois certain, cependant, que nombre de livres que je lis ne finissent pas sur le blog...
Sois certain aussi, que certains éditeurs sont moins frileux, moins en recherche de facilité, et que certains auteurs, plus audacieux, sont déjà des artistes, ou le seront bientôt.
Et si les éditeurs n'arrivent pas à suivre les auteurs trop atypiques, d'autres voies existent.
Il est cependant bien triste que certaines parutions soient si confidentielles...

Pour ma part, je ne peux que te conseiller de lire par exemple Michael Roch, sa poésie brute et sa maîtrise des mots, Kylie Ravera, et sa série de 7+1+1 romans comiques, scientifiques, policiers, initiatiques, d'espionnage, politiques, d'amour, d'horreur, Helkarava, son trait unique baroque et grotesque, et tant d'autres, enfin, et tous ceux que je n'ai pas encore découverts...

Et bien sûr n'oublie pas de lire Tristan-Edern Vaquette, pour sûr... de mon côté, j'y retourne...

enter image description here Cette première rencontre avec l'univers de Christophe Siébert a été particulièrement enrichissante.
Découvert au détour d'un billet partagé en un tweet, j'étais très curieuse de lire ce livre. Il s'est avéré d'une force inouïe, d'une originalité folle.

Images de la fin du monde : Chroniques de Mertvecgorod présente un recueil de nouvelles se déroulant dans un futur dystopique, dans une ville fictive, située entre l'Europe et la Russie et véritable personnage principal de l'histoire.
Mertvecgorod palpite en effet au cœur de ces pages. Incarnation de la déchéance d'une civilisation, c'est une mégalopole grotesque, glauque et puante, il y règne un désenchantement tangible, un désespoir prégnant, qui entraînent les protagonistes de ces récits vers des pulsions destructrices : la violence, la perversion, la corruption, la déchéance...
Aucun des personnages présentés (dont certains réapparaissent d'une nouvelle à l'autre) n'est aussi vivant que Mertvecgorod. Morts en sursis, sacrifiés plus ou moins volontairement, leur sang, leur sperme, leurs cris, leur désespoir ou leur infini cynisme nourrissent une ville cannibale et gloutonne, qui elle seule s'épanouit au fil du récit.

L'écriture de Siébert est d'une finesse absolue. Crue, directe, organique. Elle donne vie à l'inanimé, personnalise la souffrance, abreuve les sens. Ses mots permettent de sentir la puanteur, voir la grisaille, ressentir la terreur, palper la chair. On ressort de cette lecture totalement habité par l'esprit de Mertvecgorod qui semble avoir étendu ses tentacules jusqu'au fond de notre psyché.

Tour de force absolument magistral, Images de la fin du monde est une de mes révélations de cette fin d'année. Si loin des clichés et des codes, si loin des tours et des recettes, voilà un livre original, qui ne ressemble à rien de ce que vous avez pu lire, qui s'éloigne des romans dytopiques léchés, ceux qui finissent par se confondre dans leur banalité.

Du renouveau, excentrique et authentique, et certainement pas mon dernier dialogue avec Christophe Siébert, mais sans nul doute le début d'une nouvelle aventure de lectrice.

Images de la fin du monde : Chroniques de Mertvecgorod | Christophe Siébert | Au Diable Vauvert

Nos héros sont malades Le cinéma, c'est parfois un peu comme cet ami/connaissance/parent ou professeur très érudit qui peut gloser des heures sur tous les sujets et dont vous buvez les paroles. J'ai eu par exemple un professeur de cet acabit en licence de librairie.
Arrive le moment où il aborde un sujet que vous maîtrisez. Vous commencez alors à vous dire qu'il raconte quelques bêtises quand même, ou qu'il fait de graves approximations pour servir son récit. Ce professeur m'a par exemple perdue dès qu'il a commencé à parler sciences.
À partir de cet instant, vous vous posez des questions sur tout ce qu'il a dit auparavant, en vous demandant quelle était la part de vérité et celle d'approximation dans tout ça.

C'est, je pense, un processus assez logique dans une vie d'amateur de cinéma, qui arrive dès qu'on a un socle culturel solide et qui permet d'exercer son esprit critique.

Il est cependant des sujets qui manquent tellement de visibilité qu'il est parfois difficile de faire la part des choses, et j'imagine que la maladie mentale est de ceux-là. Sujet encore très tabou et véhiculant un nombre hallucinant d'idées reçues, son traitement dans la fiction a contribué à tout un tas de clichés que le livre Nos héros sont malades s'attelle à démonter.

Extrêmement abordable et des plus passionnants, il est divisé en 7 chapitres ayant chacun pour thème une pathologie. Par le prisme du cinéma (et de quelques séries) et en démontrant la plupart du temps les distorsions qui existent entre la façon dont le sujet est traité sur un écran et la réalité, le Dr Debien abat les clichés et évoque, sans détour ni sensiblerie et de façon extrêmement claire, en quoi consiste vraiment la maladie mentale.

Soyons honnêtes, si vous connaissez le sujet, vous n'apprendrez peut-être pas grand-chose. Si vous ne vous êtes jamais trop penché sur la question, ce livre pourrait en revanche vous surprendre sur vos propres a priori, tant ceux-ci sont profondément ancrés dans notre quotidien, entre autres par la fiction.
Le travail pédagogique amorcé dans ce livre ne vous en paraîtra que d'autant plus important.

Ce livre propose de plus une formidable liste de films et séries remarquables sur le sujet, comme Jacob's Ladder d'Adrian Lyne qui, s'il est fantastique, traite également de façon très graphique de stress post-traumatique, Spider de David Cronenberg, (un de mes films préférés) qui propose un vision, certes noir, mais des plus réaliste d'une personne atteint de psychose ou American Psycho, de Marry Harron et son effroyable psychopathe...

Je terminerais par un mot sur les illustrations de Ben Fligans, qui enrichit le livre de son talent. Je l'ai découvert à cette occasion et j'ai trouvé son travail remarquable.

Nos héros sont malades | Dr Christophe Debien | Illustré par Ben Fligans | HumenSciences

enter image description here Vie™ est le second roman que je lis de Jean Baret, après Bonheur™, qui m'avait déjà fait forte impression.
Tous deux font partie de la trilogie Trademark, qui doit son nom à ces marques déposées qui semblent maîtresses des sociétés décrites dans les romans. L'auteur continue à y explorer “la question fondamentale du sens de la vie”.

Vie™ est un livre tout aussi aliénant que son prédécesseur.
Cette dystopie décrit une société régie par les algorithmes, dans laquelle les temps de loisirs, d'amitié et d'amour (de sexe) sont savamment calculés et doivent être régulièrement dépensés, au risque de voir apparaître un algorithme du bonheur, qui se chargera de rééquilibrer les choses coûte que coûte. Dans ce monde absurde, le personnage principal, Sylvester Staline, comme tout bon citoyen (lui-même porte le n° X23T800S13E616), passe son temps à travailler (il fait tourner des cubes colorés) sans jamais sortir de son logement, muni de ses lentilles de contact et de ses prothèses auditives à réalité augmentée (premiers réflexes du matin) qui lui permettent d'être constamment connecté. Malheureusement, il a la fâcheuse habitude de se suicider tous les soirs.

Tout le talent de Jean Baret est de faire ressentir l'aliénation du personnage en aliénant le lecteur par une succession de chapitres très semblables les uns aux autres, chacun décrivant un jour de la vie de Sylvester. Dans cette course en rond, où se répètent jusqu'à l’écœurement les mêmes gestes, les mêmes paroles, les mêmes situations, le grain de sable qui s'immisce discrètement devient la planche de salut du lecteur, qui espère sortir enfin de ce puits sans fond.

Le monde décrit dans Vie™ est, je crois, encore plus glaçant que celui de Bonheur™. En effet, en suivant les aventures de Sylvester, qui semble ne pas aimer la vie que les algorithmes ont choisie pour lui, on est confronté à une réalité des plus perverses : rien ne “l'oblige” à la vivre. Il n'a simplement pas l'idée d'une alternative. Sa vie est ainsi depuis sa naissance et elle est la même pour toute personne avec qui il est en contact. C'est juste “comme ça”.

Difficile de sortir de cette lecture sans un abîme de réflexion sur l'ineptie de notre propre société, d'autant plus dans ses dérives actuelles. Difficile d'en sortir non plus sans saluer le talent de Jean Baret, encore une fois confirmé dans cet ouvrage.

Vie™ | Jean Baret | Le Belial'