Un Spicilège

L'examen

L'examen est un très court texte de la légende Richard Matheson, paru dans la collection dyschroniques de la maison d'édition Le passager clandestin. J'ai déjà exprimé tout le bien que je pense de cette collection dirigée par Dominique Bellec qui ressuscite des nouvelles de grands noms de la science fiction pour retrouver le regard qu'ils pouvaient porter sur le futur. À travers leur imaginaire de l'époque, que celui-ci se mêle ou non aux réalités de nos jours, c'est tout un ensemble de visions qui nous est partagé, nous permettant de questionner la nôtre.

A travers L'examen, écrit en 1954, Matheson nous parle du vieillissement. Celui du corps, celui de l'ascendance, celui de la population. Il nous interroge sur la manière dont il est perçu et géré, et comment la vision qu'une société porte sur ses plus anciens citoyens conditionne la vision que les plus jeunes ont des plus vieux. Si le sujet n'est plus inédit, la précocité et l'angle choisi par l'auteur (les conséquences très réelles qu'une politique a sur les individus, leurs choix et surtout leur état d'esprit) sont suffisamment originaux pour faire de L'examen un texte à redécouvrir. L'écriture de Matheson, tout en retenu, fait la part belle à des non-dits parfois plus explicites que des phrases, baignant le texte dans une réelle mélancolie.

En quelques pages, l'auteur développe un texte brusque, frappant, qui, remit dans son contexte, est très parlant sur les inquiétudes de son époque.

L'examen | Richard Matheson | Traduit par Roger Durand/Jacques Chambon | Le passager clandestin

Quand la science explore l'histoire

Découvert dans la boutique des catacombes de Paris, j'ai acheté ce livre en partie car l'un des auteurs (David Alliot) fut mon professeur en licence professionnelle de librairie (il y a un temps certain) mais surtout car l'autre auteur (Philippe Charlier, médecin légiste et anthropologue) m'a jadis passionné dans un de ses précédents livres (Médecin des morts). Dans Quand la science explore l'histoire, ces deux auteurs, en vulgarisant le contenu de dizaines de publications scientifiques, proposent un très intéressant panorama de la recherche en paléoanthropologie (la médecine des morts), couvrant l'ensemble des périodes historiques, de la préhistoire jusqu'à l'époque moderne.

Les textes anciens indiquent peut-être la voie à suivre, mais pas la voie suivie au quotidien.

Grâce aux avancées de la recherche, par l'étude médicale des restes humains qui sont parvenus jusqu'à nos jours, on entreprend un curieux voyage dans le passé, pour en apprendre un peu plus sur la place de la maladie dans la vie quotidienne de nos ancêtres, tordant au passage le cou à certaines idées reçues. Traitant certains cas comme de véritables enquêtes (mais de quoi donc est morte Agnès Sorel ? ), sans surinterpréter mais en balayant les hypothèses possibles, les auteurs nous permettent également d’appréhender les limites de l'exercice, soit car les restes sont trop parcellaires, soit car l'état actuel de la science ne permet pas d'avoir des certitudes. En employant une plume vulgarisatrice justement dosée, un ton clair et captivant, les auteurs on réussi à rendre l'ouvrage parfaitement accessible aux néophytes. Tout cela fait de Quand la science explore l'histoire un ouvrage passionnant tant pour son exposition minutieuse des méthodes scientifiques employées que pour les interprétations possibles de leurs résultats sur la perception que nous avons des individus nous ayant précédé.


Quand la science explore l'histoire | Philippe Charlier avec David Alliot | Tallandier

Le livre écorné de ma vie

Voilà un livre qui traînait dans ma PAL depuis un moment. Tour à tour motivée puis méfiante, il m'a fallu du temps et l'envie de me remettre du gros pavé que fut Jérusalem pour me lancer dans sa lecture.

Le livre écorné de ma vie est un court roman fantastique, qui tient du récit de voyage, du roman initiatique et même de la fable métaphorique. Il met en scène un écrivain qui, se découvrant un double, écrivain lui aussi, décide de suivre les traces que cet alter-ego a laissées dans l'un de ses romans en entamant le même voyage que lui, au cœur de l'Asie et au fond de lui-même.

Si sa lecture a fini par me fasciner, je ne peux pas dire que j'ai aimé ce livre. Il me laisse un sentiment beaucoup plus complexe. Sa lecture ressemble à un rêve poisseux duquel on ne peut s'extirper, à un film glauque devant lequel on pose ses mains sur ses yeux pour au final regarder immédiatement entre ses doigts. C'est un sentiment étrange d'être happée par une histoire tout en étant ulcérée par certains de ses aspects. Cette troublante fascination a fait tout l'intérêt de cette découverte. Je suis assez adepte des récits touchant à l'obsession et à la perversion mais avec Shepard, on est dans une dimension différente, peut-être, paradoxalement, pas assez abjecte donc plus dérangeante ?

J'ai vécu cette lecture comme une aventure bancale dont certaines thématiques sont captivantes, dont l'écriture est splendidement évocatrice, dont le rythme encourage à en finir au plus vite.


Le livre écorné de ma vie | Lucius Shepard | Traduit par Jean-Daniel Brèque | Le Bélial'/Une heure lumière

Quand on était des petites brutes

Quand on était des petites brutes est un court-métrage documentaire intimiste du réalisateur Jay Rosenblatt, qui utilise un procédé qui lui est familier : le collage.

À la faveur de retrouvailles fortuites et d'un souvenir douloureux, il se sert des vieilles photos de son CM2 pour raconter son exploration d'un thème sensible : le harcèlement scolaire du point de vue des harceleurs. Partant d'un fait précis, guidé sans doute essentiellement par la culpabilité, il remonte le temps, interroge les acteurs, les témoins, et explore sa propre psyché au rythme d'une musique mélancolique et de la valse lente des papiers découpés, nous livrant une œuvre sensible et triste.

Bien heureusement, sans complaisance avec lui-même, son expiation ne passera pas la barrière du dernier bilan qu'il tire de son cheminement, rendant toute sa pertinence à ce court-métrage finalement touchant.


Quand on était des petites brutes | Jay Rosenblatt | 2020

Jérusalem

Jérusalem... À croire qu'Alan Moore a choisi le nom parfait pour écrire un évangile. La Sainte Bible selon Alma Warren...

Il est difficile de trouver les mots pour parler de Jérusalem. Ce livre n'usurpe pas son qualificatif de “monument”.

Jérusalem est un... roman ?... colossal, divisé en 3 parties, chacune rattachée à un aspect particulier des Boroughs, ce quartier de Northampton, ville natale de l'auteur, auquel il rend ici le plus parfait des hommages.
Chaque partie comporte 11 chapitres, chacun raconté du point de vue d'un protagoniste particulier, le tout formant un récit choral, parcourant plus de 1000 ans d'histoire dans le monde réel aussi bien que l'au-delà.
En effet, Jérusalem fait fi de la linéarité. Le temps se perd, les époques s’entremêlent, les vivants croisent les morts. L'Histoire prend forme au fil des déambulations.
Quelques repères existent, notamment la famille Vernall dont on suivra les membres sur 5 générations. Cependant, très rapidement, l'esprit s'égare, le fil se perd dans un méandre pour mieux se retrouver au détour d'une page, tissant peu à peu un univers entier, jusqu'à être pris de vertige devant les dimensions avec lesquelles l'auteur s'amuse. Il semble en effet que chaque référence, chaque phrase, chaque mot soit choisi avec soin, et retrouve un écho à un moment ou à un autre du récit.

Face à cette oeuvre titanesque, à une écriture de bâtisseur, à un style inimitable, à des trouvailles lexicales inouïes, je ne peux que saluer le travail de traduction de Claro qui a su retranscrire la sublime poésie de ces textes, aussi exigeants que changeants.

Lire Jérusalem est une épreuve, un marathon intransigeant. On en ressort enrichi de mille choses, aussi instruit que humble.


Jérusalem | Alan Moore | Traduit par Claro | Inculte

Tokyo Vice

Tokyo Vice est un récit autobiographique du journaliste Jake Adelstein, dans lequel il revient sur son expérience de journaliste américain au Japon, de ses débuts, marqués par son ignorance des usages de ce pays si différent du sien, à son ascension, sa spécialisation dans les affaires liées au grand banditisme japonais dont il adopte les codes, jusqu'à se perdre un peu.
J'ai beaucoup entendu parler de Tokyo Vice avant de me lancer. Ne nourrissant pas un très grand attrait pour le Japon, je me méfiais de l'intérêt que je pourrais trouver à ce récit. Cependant, l'immense qualité des ouvrages édités aux Éditions Marchialy a fini de me convaincre.

Tokyo Vice est un livre passionnant, qui se lit comme un polar et qui excelle surtout par la vérité crue qui s'en dégage. Jake Adelstein ne minimise en effet en rien le côté obscure des grandes organisations japonaises, qu'elles soient d'ailleurs criminelles ou non. Sans compromis mais avec le respect qu'il acquière au fur et à mesure de ses expériences, il dépeint les crimes, mais également les personnes (journalistes, policiers, sources), les organisations (la presse, la police, la mafia), les hiérarchies, la façon dont “cela fonctionne” et comment tout ce petit monde entretient une interdépendance. Extrêmement honnête avec lui-même également, avec ses coups d'éclats comme avec ses chances, malchances, ses échecs et petites lâchetés, il est difficile de le trouver sympathique. Je ne saurais dire si c'est le fait de côtoyer les grands criminels qui a façonné son attitude ou si c'est d'avoir cette attitude qui lui a permis de les côtoyer.

Tokyo Vice est violent, déroutant, révoltant parfois, et rien de fondamentalement positif ne s'en dégage. Logique, quand on évoque ce type de sujet, et salutaire à regarder en face.

Pour d'autres points de vue, les avis de Post Tenebras Lire, et De l'autre côté des livres, qui s'intéressent bien plus que moi au Japon.


Tokyo Vice | Jake Adelstein | Traduit par Cyril Gay | Marchialy

La Disparition d'Hervé Snout

La disparition d'Hervé Snout est un livre qui surprend et qui tient énormément en haleine.

Se présentant comme un roman policier, il bascule lentement vers le drame social, l'intrigue policière étant un habile procédé pour dépeindre la fadeur de vies moyennes.
Plus on en apprend sur Hervé Snout, moins on est désolé pour sa disparition tant ce personnage est effroyablement détestable. Semant le désespoir autour de lui, on découvre peu à peu les dégâts dans son mariage, sa famille et au sein de son entreprise, un abattoir dont il était le directeur.
L'immersion dans cet environnement est d'ailleurs l'aspect le plus intéressant de ce roman choc, on y découvre un univers violent et cruel, une inhumanité que l'on ne peut que trop bien comprendre.

Mené d'une plume vive, La disparition d'Hervé Snout est de ces romans dont la couverture recèle bien des trésors de réflexion. Un portrait cruel mais au combien réaliste du quotidien mêlé à une dénonciation féroce d'une entreprise dont la violence intrinsèque ne peut que déteindre sur les individus en faisant partie.

Une excellente lecture.


La Disparition d'Hervé Snout | Olivier Bordaçarre | Denoël

La cité des fous

La cité des fous, c'est l'asile de Saint-Anne, dans lequel l'auteur a été interné quelques mois, victime d'une crise de délire liée à sa prise de morphine. Marc Stéphane, écrivain révolté, à tout jamais anticonformiste, profite de ce séjour pendant lequel il est très rapidement tout à fait alerte et conscient de son entourage pour dresser un portrait cyniquement drôle et violent de ce lieu dans lequel finissent par atterrir tous les pauvres, faibles ou inadaptés que la société rejette.

Avec une plume argotique parfois difficile à comprendre, mais une verve enthousiasmante, Marc Stéphane dessine, portrait après portrait, une image infiniment tendre de ses compagnons d'infortune. Sans aucune complaisance, la violence inouïe exercée dans ce lieu d'accueil fait écho à la violence d'une société incapable de prendre soin des plus faibles, et ce livre d'une sincérité désarmante se comprend rapidement comme un puissant réquisitoire contre un système malade.

La lecture de La cité des fous est une expérience extravagante, pendant laquelle j'ai navigué au cœur d'une langue fleurie fabuleusement inventive, alternant quelques sourires et beaucoup d'effroi, qui m'ont laissé l'impression d'avoir lu une œuvre majeure.


La cité des fous | Marc Stéphane | L'Arbre Vengeur | Collection L'Arbuste Véhément

Last and First Men

Rarement une œuvre m'a fait autant d'effet.
Rarement suis-je restée hypnotisée devant l'écran de la première à la dernière seconde d'un film.
Rarement ai-je été émue à ce point, la gorge nouée, les larmes latentes, devant des images.

J'ai regardé Last and First Men, le film posthume du réalisateur islandais Jóhann Jóhannsson, complètement par hasard, intriguée par sa présentation sur arte.tv.
Alors qu'ils savent l'humanité condamnée, les derniers hommes envoient un message aux hommes du présent. Le tout nous est présenté sous la forme d'un monologue récité par l'extraordinaire Tilda Swinton, sur des images hypnotiques.

Je ne pensais pas trouver un jour un créateur dont l'idéal esthétique serait à ce point identique au mien. L'essentiel des images du film consiste en effet en des plans statiques ou de lentes prises de vue de structures monumentales, filmées en noir et blanc. Les structures en question sont issues de monuments aux morts des anciennes républiques yougoslaves. Des volumes abstraits, de l'ancienne modernité, du délabré. Le tout mis en valeur par des images contrastées, des plans millimétrés, la lumière changeante de l'aube au crépuscule.
Happée par la beauté surréaliste de ces images, je le fus aussi par ce monologue bouleversant, inspiré par le livre du même nom signé Olaf Stapledon. Ce dernier témoignage d'une humanité sur le point de s'éteindre, portant la sagesse de milliards d'années d'expérience. La voix absolument divine de Tilda Swinton creuse un peu plus l'aspect hypnotique du film.
Enfin, tout ça ne serait rien, ou plutôt ne serait pas aussi puissant, sans la musique qui l'accompagne. Création de Jóhann Jóhannsson, également compositeur, elle permet tout simplement d'atteindre l'équilibre parfait entre les images et le son. Majestueuse dans sa lenteur, bouleversante dans ses intentions, elle laisse également la part belle aux silences, qui n'en deviennent que plus assourdissants.

Je ne m'étais jamais imaginé trouver un jour qu'une œuvre quelle qu'elle soit, soit à ce point parfaite en tout point.
C'est évidemment subjectif, c'est incontestablement personnel, l’âpreté, le minimalisme, ne parlera sans doute pas à beaucoup.

Plus important encore, plus parlant, plus étonnant pour moi, je n'aurais jamais cru un jour me dire que si jamais j'avais eu assez de talent pour créer quelque chose, j'aurais voulu que cela ressemble à ça. J'aurais aimé imaginer des plans aussi esthétiques que ceux-là, j'aurais aimé tirer d'un livre un monologue aussi saisissant que celui-ci, j'aurais aimé savoir manier les notes pour envelopper le tout avec autant de force que Jóhann Jóhannsson l'a fait.
Cela en dit beaucoup sur moi. Si vous souhaitez mieux me connaître, regardez Last and First Men.


Last and First Men | Jóhann Jóhannsson | 2020

Trystero

Comme je l'ai déjà dit quand j'ai commencé à lire Trystero, ils sont rares, les auteurs dont je lis les livres dès leur sortie. Laurent Queyssi est de ceux-là. Je ne pouvais pas attendre plus de quelques jours pour l'acheter et le lire, d'autant plus que la présentation qui en était faite était très alléchante.

Trystero est un texte atypique, difficile à décrire, ou plutôt trop facile à décrire : il s'agit du manuel d'écriture d'un vieil écrivain, Bruno Trivanen, qui, alors que sa carrière est derrière lui, se décide à coucher sur le papier ses propres techniques et ses conseils à destination d'éventuels apprentis, souhaitant faire de ce manuel une œuvre de transmission.
Une fois qu'on a introduit le roman ainsi, on a à la fois tout et rien dit, car en se décidant à coucher ses enseignements sur le papier, à force d'allusions à des situations antérieures et de descriptions des événements actuels, Bruno Trivanen y couche également sa vie, ses combats, ses victoires et ses défaites, et esquisse les contours d'un monde furieusement dystopique, dans lequel la libre pensée est réprimée et dans lequel un texte pourrait être l'une des dernières formes de résistance possibles.

Plusieurs dessinateurs de bande dessinée que j'ai croisés dans ma vie m'ont parlé de ce piège dans lequel certains de leurs collègues tombent : celui de n'avoir jamais appris à crayonner d'après nature, mais uniquement dans les BD de leurs prédécesseurs. Leur style possède alors des atouts narratifs qui manqueront peut-être à d'autres artistes moins exposés à ce genre d'œuvres, mais il sera aussi dépourvu de ce petit côté réaliste, universel et cohérent dans les expressions et les placements des décors et des personnages.

Il en va de même pour les écrivains qui ne puisent du matériau que dans des fictions. Une certaine aisance dans leur façon de dépeindre leurs protagonistes – qui peut parfois confiner au cliché, avouons-le – ne compense pas leur absence d'humanité réelle.

La figure de ce vieil écrivain, à la fois désenchanté, usé par ses revers, mais ayant également chevillé au corps la maturité d'une vie de joutes et d'excès, bouillant d'une volonté de transmission est l'un des aspects les plus puissants du roman. Trystero est une hymne à la gloire de la fiction, de son pouvoir d'influence, de sa place dans la société. Une réflexion subtile sur les mécanismes de la création et leurs impacts. Résolument contestataire, il présente les textes comme de formidables outils d'émancipation, permettant de nourrir les réflexions et de questionner les convictions.

J'ai été impressionnée par l'admirable maîtrise narrative dont a fait preuve Laurent Queyssi, nous livrant un roman à la structure extrêmement atypique et pourtant formidablement réussie. Trystero est un bijou de subtilité, dont chacun des aspects est soigneusement dosé, dont chaque paragraphe est utile pour construire un texte poignant, adroitement anti-conformiste.
Pour moi qui apprécie par dessus tout les textes hors norme, ce fut une lecture jouissive, une excellente bulle d'originalité, un véritable plaisir.


Trystero | Laurent Queyssi | Mnémos/Label Mu