Café noir

notes plates et sans sucre
d'un chef d'établissement
n'en attendez rien
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jesuismonsieurb

Je suis le monde contre les derviches tourneurs Le piège à loup qui s'ennuie sous la neige Le réacteur atomique qu'on a mal réparé La cellule qui un jour devient cancéreuse et contamine toutes les autres Le pyromane en érection au seuil de l'Éden Je suis l'énième fils non désiré de Zeus Le soldat qui dirige le canon de son fusil sur la foule Le geôlier de Mandela Le barbu hébété ne sachant plus s'il est dieu ou diable Le cauchemar dont on ne s'éveille chaque nuit La photo sur papier glacé qui jamais ne quittera son tiroir Le maquisard dans la nuit Le condamné de Zola dans son cercueil horrifié L'ouragan qui hésite entre Port-au-Prince et Jakarta

Je suis l'immense pénombre de Cyrano Le marin qui vote pour la mutinerie Le Chagossien hagard sur l'île Maurice égaré Le nomade en exil sur la trace de Sion Le prophète prêcheur en son pays Je suis l'action meurtrie de Nougaro et le rire jaune de Diogène Le soleil qui rougit devant la beauté de la nuit La dernière droite de Rubin Carter La poutre dans l'œil du borgne Le papillon paniqué dans son scaphandre Je suis l'ascenseur en panne et j'attends J'attends J'attends que les câbles lâchent

– Mehdi Bayad, dans sa série Multicolore

“I've seen things you people wouldn't believe… Attack ships on fire off the shoulder of Orion… I watched C-beams glitter in the dark near the Tannhäuser Gate. All those moments will be lost in time, like tears in rain… Time to die.” — Roy Batty, Blade Runner

Pour celui qui part Pour celui qui reste Deux automnes — Yosa Buson, XVIIIe s.

Du couple qui me fait face, seule la dame affiche l'héritage aristocratique. Un port ostensiblement altier, le regard jugeant, et ce foulard noué avec une légère dissymétrie qui dénote une négligence calculée — après tout, on ne va jamais que dans un lycée ; ce n'est pas exactement une soirée à la Préfecture, alors “faire peuple” ne peut qu'aider, n'est-ce pas ?

Leur demande limpide a pour limite le flou de leur motivation. Ils souhaitent que leur fille, scolarisée en terminale, change de groupe de spécialité scientifique. Selon eux, avoir la même enseignante que l'année précédente assurerait à leur enfant de meilleures chances de réussite au baccalauréat. Une affaire de “méthode”, selon eux. Je m'étonne : il n'y a de “méthode” en la matière que de scientifique, par une approche fondée sur l'observation, l'hypothèse, la vérification et la conclusion. Quels que soient l'enseignante ou l'enseignant. On me rétorque que non, j'ai mal compris, c'est entre personnes que cela passe mal. Nouvel étonnement de ma part : le bilan dressé avec les équipes en amont du rendez-vous ne laisse entrevoir aucune difficulté pour leur fille. Mais on me dit qu'enfin, c'est moi qui ne veux pas comprendre : ça ne peut que mal se passer avec cet enseignant, voyons.

Un temps. Celui de l'illumination.

— Excusez-moi, je crois comprendre enfin. Votre vrai problème, c'est que M. X est noir, c'est ça ? La dame se raidit, le monsieur s'étrangle : — Comment osez-vous dire cela ? — Eh bien vous n'avez pas vraiment de raison valable pour que [votre fille] change de gr…

Mais le monsieur est déjà debout, suivi de son épouse après un petit temps.

— Vous aurez de mes nouvelles, Monsieur ! Je vais écrire au rectorat ! — Je vous en prie. C'est votre droit. Et je rends régulièrement compte à ma hiérarch…

Mais la porte de mon bureau a déjà claqué. Ce n'est pas possible, quand même, de susciter de telles inimitiés avec quelques mots qui semblent faire mouche.

Parenthèse pour tous les géniteurs et toutes les génitrices de merveilles en âge d'aller à l'École : je comprends très bien que vous puissiez regretter que les cours soient dispensés par telle personne plutôt que telle autre. Mais n'allez jamais demander un changement, sauf circonstance exceptionnelle : outre que cela mettrait le bouzou dans une organisation qui n'en a pas besoin, non seulement vous allez essuyer un refus qui va tendre vos relations avec l'établissement, mais vous n'envoyez au bout du compte que le message d'un désir clientéliste qui ne peut aller qu'à rebours des principes éducatifs dont vous rêviez pour votre enfant avant de vous prendre les pieds dans le tapis.

Voici deux ans, alors qu'ouvrait dans le lycée professionnel que je dirigeais la filière de CAP électricien, nous avions organisé comme cela se fait souvent des entretiens avec les élèves une quinzaine de jours après la rentrée. Un échange guidé d'une dizaine de minutes pour faire mieux connaissance, prendre la somme des pouls de la classe et repérer des situations à prendre rapidement en charge. J'ai accueilli D. autour d'un établi où traînaient les outils du cours, au milieu de câbles et de boîtiers de dérivation. Il manipulait pour s'occuper les mains un peigne à dénuder. Un grand black élancé, cheveux tressés plaqués sur le crâne, un sourire ravageur aux lèvres. Je savais de son dossier qu'il était un mineur isolé, arrivé en France depuis quelques mois et en situation encore irrégulière. — Qu'est-ce qui vous plaît le plus, de ce que vous vivez au lycée depuis la rentrée ? Quand est arrivée cette dernière question, il a posé le peigne et réfléchi avant de répondre. Avec une candeur déroutante qui m'a serré le cœur, il m'a dit d'un ton simple : — D'être avec des gens dont je ne dois pas avoir peur.

On a appris plus tard, à la faveur d'autres discussions, que D. était parti de chez lui à onze ans, seul, orphelin de mère déjà et de père bientôt. Il avait traversé la Méditerranée pour arriver en Grèce, puis en Albanie, puis en Italie, puis en Autriche, puis en Allemagne, puis en France, ballotté par des adultes qu'il ne connaissait pas. Des deux ans qu'il a passés chez nous, il est toujours resté mutique sur ce qu'il a vécu durant ces quatre années d'errance migratoire. Mais il nous a toujours remerciés de tout et sa force vitale, irradiante, a porté tout le groupe.

J'ai croisé D. à Saint-Étienne cette après-midi. Il est électricien dans une boîte sérieuse, il aime ce qu'il fait. Il revenait de la Préfecture avec en poche un récépissé prometteur. Il m'a dit merci, une fois encore. Je lui ai dit que tout cela était le fruit de sa propre volonté et de celle de ses professeurs, et plus largement de tous ceux qui lui ont tendu une main qu'il a bien voulu prendre. Il a souri. Et du même ton simple que deux ans plus tôt, il m'a dit : “Oui, et grâce à vous tous, moi aussi je peux tendre la main.”

Je pense souvent à lui quand il s'agit de se rappeler que nos vulnérabilités font partie intégrante de notre identité ; qu'elles nous façonnent et peuvent devenir des moteurs pour savoir vivre au milieu des autres. Qu'elles nous offrent sans doute un regard un tout petit peu différent, celui qui nous fait dire qu'au bout du compte, on ne sait jamais, jamais ce que traversent ceux qui nous entourent, quels sont les combats qu'ils mènent et les épreuves qu'ils surmontent. Avoir juste cela en tête, au moins cela, c'est ce qui peut nous rendre meilleurs.

“Winning? Is that what you think it’s about? I’m not trying to win. I’m not doing this because I want to beat someone, or because I hate someone, or because I want to blame someone. It’s not because it’s fun. God knows it’s not because it’s easy. It’s not even because it works because it hardly ever does. I do what I do because it's right! Because it's decent! And above all, it's kind! It’s just that.. Just kind. If I run away today, good people will die. If I stand and fight, some of them might live. Maybe not many, maybe not for long. Hey, you know, maybe there's no point to any of this at all. But it's the best I can do. So I'm going to do it. And I will stand here doing it until it kills me. And you're going to die too! Some day. And how will that be? Have you thought about it? What would you die for? Who I am is where I stand. Where I stand is where I fall.” — The Doctor Doctor Who, “The Fall of the Doctor”

Arriver très tôt au lycée, c'est l'occasion de croiser ces gens qu'on voit si peu, modestes qu'ils sont jusque dans leurs déplacements. Ils vous disent bonjour avec un sourire vrai, parce que ces heures-là sont les leurs, et qu'ils sont heureux de vous y accueillir. J'apprends lentement leurs noms, leurs prénoms plus souvent. Il faut peu de temps, avec elles, avec eux, pour qu'une petite connivence s'installe. On partage un temps qui n'est pas celui du commun.

Un étudiant du lycée est mort durant les vacances. Y. était en première année de classe préparatoire, en lettres supérieures. Il avait dix-sept ans. Ça fait quelque chose d'écrire ça.

Le mot que sa maman nous a écrit pour nous annoncer cette terrible nouvelle, survenue la veille, est porteur d'un amour d'autant plus immense qu'il n'a plus son objet pour l'entendre.

Les enseignants ont été formidables de soutien pour la classe. Nous avons organisé ce matin une heure tous ensemble, en équipe, autour des élèves. C'était bien. On a pu raccommoder un peu, maladroitement mais avec sincérité, le trou qu'a laissé cette mort dans le réel.

Ce n'est pas ce qui nous fait le moins défaut, ces temps-ci.

Furetant dans un carton rempli de livres d'art, laissés par mon prédécesseur à ce poste, je tombe sur L'atelier de la recherche patiente, du Corbusier. Cet architecte est une figure locale, avec sa version réduite, à Firminy, de la Cité radieuse marseillaise.

Mais ce livre ne contient que des pages blanches. La couverture est bien là, dûment reliée à des folios entièrement blancs. Je n'ai aucune explication. L'encre n'a pas disparu : elle n'a jamais été posée sur ce papier plutôt épais, dont on imagine qu'il l'aurait bue avec une petite avidité.

J'ai donc un carnet de beau papier un peu jauni.