Un Spicilège

crash

C'est après ma première rencontre avec Vaughan que j'ai commencé à comprendre la véritable nature de l'accident d'automobile. Propulsée par une paire de jambes de longueur inégale, cousue des cicatrices de nombreuses collisions, la figure hirsute et troublante de ce savant renégat est entrée dans ma vie à une époque où ses obsessions avaient de toute évidence tourné à la démence.

Je ne pouvais pas acheter et lire Crash ! sans penser à l'adaptation sur grand écran qu'en a fait David Cronenberg. Cronenberg est l'un de mes réalisateur préféré, celui qui explore avec brio le genre du body horror. Il est vrai que l'on retrouve une certaine fascination pour les corps meurtris dans Crash !, sans que l'on puisse vraiment rattacher le film à ce genre. Pourtant, son visionnage m'a laissé un sentiment en mi-teinte. Je ne l'ai pas trouvé aussi provocateur qu'on le dit, ni choquant, les corps n'étant pas si malmenés, les scènes de sexes explicites ne suffisant pas, et la véritable profondeur des personnages m'ayant échappé, l'ennui m'ayant gagné... Je suis restée sur l'impression d'avoir loupé quelque chose de plus profond...

À la lecture du roman de James Graham Ballard, c'est tout un nouvel abysse de réflexions qui s'est ouvert à moi.

Pour ceux qui ne connaissent pas l'histoire, Crash ! narre le parcours de son narrateur (Ballard) qui, à la suite d'un accident de voiture lors duquel il a causé la mort d'un homme, se retrouve entraîné à la suite de Vaughan, personnage obsessionnel, dans une course sans fin, mêlant désir, violence et fascination pour la mécanique et l'empreinte qu'elle laisse lorsqu'elle se déchaîne sur les corps.

Si on a coutume de dire que le livre explore la perversion sexuelle, les protagonistes trouvant leur jouissance dans l'exploration des accidents de voiture, il est surtout question d'obsession et de comment celle-ci finit par dominer et conditionner complètement le déroulement d'une vie, entraînant tous les proches vers une fin précipitée et inévitablement tragique. J'ai retrouvé à la lecture ce qui m'avait manqué dans le film : une véritable exploration des sentiments et réflexions de Ballard, une plongée dans la psyché des personnages, permettant de comprendre mieux ce qui les motive et les entraîne.
Sans aucun jugement sur la nature de leur obsession, c'est la domination même des pulsions qu'il est intéressant à suivre alors.

Au final, la lecture de Crash ! fut particulièrement enrichissante, apportant également un angle nouveau à l'adaptation de Cronenberg qu'il me tarde de revoir.


Crash ! | James Graham Ballard | Traduit par Robert Louit | Calmann-Levy/Presses Pocket (Disponible en Folio)

La Corde

La Corde est une minisérie française de 3 épisodes d'environ 50 minutes, disponible sur arte.tv.
Découverte au hasard des mes visites sur la plateforme, Je fus très rapidement happée par son intrigue mystérieuse et la puissance de ses personnages.

En Norvège, un groupe de scientifiques s’apprêtant à confirmer l'hypothèse la plus importante de leur carrière découvrent, dans la forêt qui entoure leur base, une corde, qui semble s'étirer à l'infini dans les profondeurs de la nature. Tandis qu'un groupe décide de la suivre pour découvrir ce qu'elle cache, les autres restent à la base, la série accordant autant d'importance à ceux qui partent qu'à ceux qui restent.

La Corde est une série déroutante. Par son atmosphère, son rythme, son scénario qui frôle l'absurde parfois, ses acteurs, surtout, tous absolument impeccables. Quel pari osé de réaliser une série aussi métaphorique. Pari totalement réussit pour moi qui aie vibré au rythme des circonvolutions de cette corde insensée, qui aie vécu, raisonné, rêvé, explosé de concert avec les personnages. La Corde est une série particulièrement contemplative, aux thèmes subtils et qui laisse une énorme part d'interprétation au spectateur. Si vous aimez avoir toutes les clés, passez votre chemin, ou La Corde se révélera sans doute abominablement frustrante. Si vous aimez avoir matière à réflexion, La Corde vous proposera nombre de pistes. Je fus pour ma part confrontée à l'absurde acharnement que l'on peut avoir à continuer coûte que coûte une tâche sans réel sens, à ce qu'on peut découvrir sur sa propre incapacité à faire demi-tour, à l'importance du voyage bien plus que la destination, à la nécessité parfois de laisser derrière soi ceux qui empêchent d'avancer.

Série au casting international, si je fus plus que ravie de retrouver Jean-Marc Barr, Jeanne Balibar ou Suzanne Clément, je fus également conquise par le jeu du danois Jakob Cedergren et surtout de l’israélien Tom Mercier qui m'a scotchée de bout en bout avec un jeu tellement sensible et en retenue qu'il contraste vraiment avec ce qu'on a l'habitude de voir.

Excellente surprise pour moi que cette série qui, je pense, ne convaincra pas tout le monde tant elle est atypique, mais qui mérite pourtant vraiment d'être regardée.


La Corde | Dominique Rocher | 2022

Feminicid

Première série de crimes : 8 septembre 2001 – 15 mars 2013 Seconde série de crime : débutée le 15 octobre 2018 Nombre de victimes annuelles selon les critères établis par mes soins et détaillés plus bas : 50 à 100

Quel plaisir de retrouver l'univers poisseux de Mertvecgorod dans cette seconde chronique. Après le formidable Images de la fin du monde (dont je parle ici, un de mes plus grands coups de cœur de l'année dernière), Christophe Siébert nous plonge cette fois au cœur de l'enquête du journaliste Timur Domachev, qui, avant sa fin tragique, avait levé le voile sur une série de meurtres ayant pour victimes des jeunes femmes souvent retrouvées horriblement mutilées.

Christophe Siébert réussit une fois de plus à nous plonger dans la lie de l'humanité avec un récit encore une fois hybride, mêlant chroniques, journal de bord, articles et récits. En retraçant l'enquête de Domachev, il nous permet d'en apprendre plus sur des personnages déjà évoqués dans le précédent opus. De ce dédale tortueux, slalomant entre la pitié et le dégoût, Mertvecgorod n’apparaît que plus palpable encore. Vivant organe toxique d'une humanité à la dérive, personnification des déceptions, des cauchemars, des fantasmes tordus de ses protagonistes. En développant encore plus la mythologie profonde de son univers, l'auteur en renforce son intensité autant que sa fascinante attractivité.

S'inspirant de faits réels pour enrichir son récit, piochant également dans la mythologie germanique, il accouche d'une oeuvre encore une fois inclassable, une épopée suffocante, aussi sournoise que dérangeante, dans laquelle le fantastique se mêle à un réel halluciné, creuset idéal permettant à son écriture de développer toute la force de son immense poésie. Je fus encore une fois frappée par le style de Siébert, unique, profond, en parfaite harmonie avec le récit qu'il fait.

Bien loin des romans tape-à-l'oeil, Feminicid défonce les codes. Ici l'horreur est subtile, sournoise, elle colle à la peau et ne te quitte pas tout le long de ta lecture, t'interrogeant sur ton propre plaisir à la lire...


Feminicid | Christophe Siébert | Au Diable Vauvert

L'enquête

Là-bas, au contraire, en décembre, la nuit tombe vite, Morvan le savait.

Quelle découverte ! Juan José Saer est, semble-t-il, l'un des plus grands écrivains argentins contemporains. Pour ma part c'est grâce à cette réédition de l'un de ses ouvrages par la formidable maison d'édition Le Tripode que je l'ai rencontré. Intriguée par l'illustration qui orne la couverture (signée Nicolás Arispe), conquise par le résumé, je me suis finalement perdue avec délice dans ce labyrinthe.

Saer s'efforce en effet de brouiller les lignes de la narration dans ce roman où l'on peine à faire la part des choses entre le réel et l'imaginaire. Commençant comme un roman policier, on se rend compte au fur et à mesure de la lecture que cette histoire de tueur en série n'est qu'une partie d'un récit plus large, mêlant retrouvailles, amitiés et non-dits en Argentine.

Dans ce roman gigogne, l'auteur s'en donne à cœur joie : il multiplie les effets de narration, prenant plaisir à perdre son lecteur dans d'innombrables circonvolutions menant parfois à des impasses, étourdissant la lecture, faisant perdre tout repère. Pour donner de l'épaisseur à cette narration tortueuse, il y imprègne un style qui casse aussi les codes, étirant parfois les phrases autant que notre incrédulité pour ensuite alterner récit haletant et description onirique.

Un tour de force des plus réjouissants, tant il est plaisant de s'égarer dans ce roman qui est au final aussi exigeant que divertissant.


L'enquête | Juan José Saer | Traduit par Philippe Bataillon | Le Tripode

Le secret de Copernic

Rheticus se leva et s'approcha de la Melancholia de Dürer, dont il avait déjà vu des reproductions à Nuremberg. Mais cette fois, il la comprenait. Il comprenait d'où venait cette terrible beauté. Le visage sombre de l'archange, c'était celui de Copernic, il y avait quarante ans peut-être, mais c'était lui.

J'ai toujours aimé Jean-Pierre Luminet dont je connais surtout le travail d'astrophysicien. J'ai lu plusieurs de ses ouvrages et vu plusieurs de ses conférences tant j'apprécie son talent de vulgarisateur. Je n'avais cependant jamais lu un de ses romans, j'ai donc décidé de commencer par le premier tome de sa série Les bâtisseurs du ciel, celui consacré à l'astronome Copernic.

De Copernic, on a souvent en tête qu'il fut le premier à avoir défendu la théorie de l'héliocentrisme dans son ouvrage De Revolutionibus Orbium Coelestium, voire qu'il aurait eu des problèmes avec l'église de ce fait (le confondant alors avec Galilée). Grâce à cette biographie romancée extrêmement fournie, Luminet nous compte en détail la vie et l'oeuvre du savant polonais.
Ne vous attendez pas, cependant, à un ouvrage scientifique : j'ai bien eu entre les mains un roman historique, qui m'a plongée dans l'Europe du XVème-XVIème siècle. Car outre sa casquette de scientifique, Copernic était également chanoine et soumis à de nombreuses luttes d'influence.

J'ai particulièrement aimé cette lecture qui m'en a beaucoup appris sur Copernic (que je connaissais finalement peu) mais aussi sur le paysage scientifique, politique et religieux de son époque. Luminet exprime dans ce livre les mêmes qualités que dans ses autres écrits : nous présenter beaucoup de connaissances de la manière la plus intéressante qu'il soit. Je trouve extrêmement important, lorsqu'on s'intéresse à la science, de s'intéresser aussi à son histoire et cette série est un excellent moyen d'y parvenir.


Le Secret de Copernic | Jean-Pierre Luminet | JC Lattès – Le livre de poche

## Le somnambuliste

Le Somnambuliste est une websérie en 6 épisodes de 15 minutes chacun environ que j'ai découvert sur arte.tv.
Elle narre les aventures de Simon, un trentenaire un peu paumé dans sa vie, retourné vivre avec sa mère dans le petit village alsacien de son enfance. Il se découvrira rapidement des crises de somnambulisme qui le feront se réveiller dans des situations de plus en plus critique, tandis que des crimes sont commis, poussant la police à enquêter.
Mêlant thriller, humour noir et absurde, j'ai trouvé Le Somnambuliste particulièrement original. Le scénario est prenant, les personnages attachants, et une bonne part de mystère permet de développer l'intérêt au fur et à mesure du visionnage.
Le ton volontairement léger des premiers temps laisse rapidement place à une atmosphère nettement plus inquiétante, et quand le réalisateur fait tout pour brouiller les pistes entre le réel et le fictif, l'angoisse n'est pas loin.

La série ayant de plus été tournée en Alsace, j'y ai retrouvé quelques plaisant souvenirs de cette belle région.


Le Somnambuliste | Jérémy Strohm | 2021

morts

Alors qu'il venait de mourir, Joseph se réveilla...

Quelle étrange chose que ce roman de Philippe Tessier ! Je l'ai choisi essentiellement pour sa couverture (signée Fabrice Angleraud) ; un peu pour son résumé aussi : un mort qui revient à la vie, se retrouve à déambuler au milieu de squelettes particulièrement vifs en essayant de comprendre ce qu'il se passe...jusqu'à croiser la mort elle-même, qui s'ennuie... à mourir (j'ai presque honte).

MORTS est, je crois, un immense délire tout droit sorti du cerveau déjanté de l'auteur. Une farce féroce et aiguisée se cache sous un roman des plus louches ! J'ai passé beaucoup de temps à me demander ce que j'étais en train de lire, beaucoup aussi à me dire que décidément, ces idées sont sacrément bien vues, il me plaît cet auteur, je lui paierais bien une bière !

Il ne faut pas, je crois, essayer de comprendre où Philippe Tessier veut en venir. Juste profiter de ses bons mots, de sa vision acérée des vivants (qui se devine tellement bien quand il met en scène des morts) et rire ; beaucoup.
MORTS est sans nul doute un des livres les plus bizarres que j'aie lu ces derniers temps... que l'auteur en soit chaleureusement remercié car ça fait du bien !


MORTS | Philippe Tessier | Éditions Leha

L'humain outresolaire en affiches

Félicitations, vous venez d'acquérir un livre.

J'ai découvert Saïd il y a quelques années déjà, alors qu'il menait à bien son projet Horizons parallèles, soit l'écriture de 52 nouvelles, une chaque semaine pendant un an. Je l'ai suivi en dilettante à l'époque, mais certains textes déjà m'avaient donné envie de poursuivre l'aventure.

J'ai appris à aimer Saïd au fil des mois, en suivant son travail, ses réflexions, ses expérimentations.

J'ai été touchée par Saïd en ayant eu la chance de gagner à un de ses concours le très collector (et très épuisé) recueil Au creux des vagues et des dunes, qui rassemble deux de ses nouvelles, représentant 5 ans de sa présence en ligne. J'ai eu le privilège de découvrir alors une autre de ses activités : la reliure, Saïd confectionnant en effet ses livres entièrement à la main. Quel magnifique cadeau j'avais donc reçu ce jour-là et ce livre est l'un des objets les plus chéris de ma bibliothèque (pourtant bien pourvue).

J'ai été emballée par le dernier projet de Saïd : un nouveau livre, entièrement confectionné par ses soins et imprimé en bichromie par risographie. J'ai eu la chance de pouvoir le précommander, le premier tirage ayant été très rapidement épuisé.

J'ai été complètement bouleversée par la qualité de L'humain outresolaire en affiches. Par la qualité de l'objet lui-même, par la qualité de l'œuvre surtout. Saïd a en effet réussi le tour de force de concevoir un livre qui fait partie de l'histoire qu'il raconte.
L'humain outresolaire en affiche se présente en effet lui-même. Après que les supports persistants comme les livres ou les affiches soient tombés en désuétude au profit d'autres technologies, ils finissent par connaître un nouvel élan d'intérêt qui explique l'existence de celui que nous sommes en train de lire. Ce livre propose alors de raconter l'histoire de l'espèce humaine après sa conquête de l'espace au travers de la reproduction d'autres supports persistants vintages : les affiches.

Partant de quelques situations classiques de la science-fiction, Saïd réussit à les évoquer de la manière la plus originale qui soit. Comment serait en effet une affiche de propagande religieuse du futur ? une affiche politique si une autre espèce intelligente faisait irruption dans notre paysage ? une affiche publicitaire pour une société faisant commerce des modifications génétiques ? En répondant à ces questions, il balaye l'évolution de la société humaine pendant près d'un siècle en image aussi bien qu'en mots.

J'ai vraiment été émerveillée par l'aptitude de l'auteur à utiliser l'ensemble de ses talents (écriture, graphisme, impression, reliure – il en a peut-être d'autres d'ailleurs, qui sait...) au service de la même œuvre, donnant alors bien plus de sens à ce livre que celui d'un unique recueil de mots.

Normalement je ne fais pas de lien vers un site de vente dans mes billets mais je fais ce que je veux, alors, il reste encore quelques exemplaires de cet ouvrage disponibles sur le site de Saïd, foncez avant que ce soit trop tard. Vous y trouverez aussi l'ensemble de ses écrits (car toutes ses nouvelles sont sous double licence Art libre/CC BY-SA) ainsi que les affiches issues du livre. Alors surtout... surtout...intéressez-vous au travail de cet artiste qui, j'en suis sûre va continuer à m'étonner.


L'humain outresolaire en affiches | Saïd

Au printemps des monstres

On ne saura certainement jamais ce qui est vraiment arrivé à Luc Taron. Tout ce que l'on peut dire, c'est que Lucien Léger à été condamné – et a passé plus des trois quarts de sa vie d'adulte incarcéré – sans preuve, sans témoin, sans mobile. Hormis ce qu'il a lui-même écrit pendant quarante jours délirants alors qu'il était certain de n'être jamais pris, pas la plus infime preuve, pas le moindre témoin, pas l'ombre d'un mobile. Ce que l'on peut dire aussi, c'est que si tout, de loin, paraît finalement à peu près simple, rien ne l'est. Vraiment rien.

Quel plaisir de retrouver l'écriture unique de Philippe Jaenada depuis tout ce temps. Poursuivant dans son exploration des faits divers, il s'attaque cette fois-ci à une affaire aussi sordide que marquante : l'affaire dite “de l'étrangleur” qui a occupé les gros titres des journaux en 1964. L'histoire débute par la disparition du jeune Luc Taron le 26 mai 1964. Il sera retrouvé mort le lendemain dans les bois de Verrières-le-Buisson dans l'Essonne. Elle se poursuit par l'envoi de 55 lettres anonymes dans lesquelles celui qui se surnomme “L'étrangleur” revendiquera le crime et réclamera des rançons pour éviter une récidive. Les soupçons finiront par se porter sur Lucien Léger, confondu comme l'auteur des lettres, avouant le crime puis se rétractant. Il sera condamné en 1966 à la réclusion criminelle à perpétuité. Il avait alors 29 ans. Il sera libéré en 2005, à l'âge de 68 ans, faisant de lui le plus ancien prisonnier de France.

Rien n'est simple dans cette histoire, comme le dit si bien Jaenada. Vraiment rien. Il n'aura de cesse, pendant les plus de 700 pages que comptent ce livre, de revenir avec une précision chirurgicale sur l'ensemble de l'affaire, des grands faits aux plus infimes détails, avec l'excellence du travail de documentation dont il fait toujours preuve, aérée par toutes ses digressions autobiographiques qui font tout le sel de ses romans. De ce travail colossal, il tire un portrait vibrant de la France des années 60 qui nous est contée dans tous ses paradoxes. S'attaquant un à un à l'ensemble des protagonistes de cette affaire, il ne cesse de démontrer la lâcheté, la veulerie qui sont des traits communs à beaucoup d'entre eux. Il est évident qu'au fil de la lecture, une nouvelle interprétation de ces évènements nous est présentée. L'auteur pointe toutes les incohérences, toutes les failles qui font de ce dossier quelque chose de bien plus complexe que ce qu'on a voulu nous faire croire. Passionnant, oui, abjecte aussi quand on sait que cela a conduit Lucien Léger à passer plus de 41 ans incarcéré. Triste palmarès.

Malgré une certaine baisse de rythme au milieu du récit, Au printemps des monstres est un livre très addictif, formidablement précis et magnifiquement écrit. Particulièrement éprouvant quand il s'attarde sur les pires travers des hommes, il finit cependant de façon assez lumineuse. J'ai vraiment apprécié retrouver Philippe Jaenada, dont le style unique réussit toujours à m'accrocher superbement.


Au printemps des monstres | Philippe Jaenada | Mialet-Barrault

Les fossoyeuses

Avec Senem, j'avais saisi la complexité de son travail sur les os, les histoires de charniers secondaires, de corps mélangés les uns aux autres, toutes ces contraintes à prendre en compte avant d'aboutir à un échantillon ADN analysable en laboratoire. Quand j'écoute Darija, c'est la complexité des vivants qui apparaît, ces vivants qui bougent, qui se taisent, qui coupent des ponts, qui veulent oublier, qui meurent. L'ADN révèle certes le lien de sang, mais il ne dit rien des querelles ou des rancœurs, des blessures ou des reproches, il ne dit rien de l'amour donné ou qui a manqué. Darija ne démêle pas des os, elle creuse dans les histoires familiales et les souvenirs des vivants.

Dans Les Fossoyeuses, la journaliste Taina Tervonen nous raconte comment elle a suivi le travail d'équipes chargées de mettre un peu de lumière sur les ombres que la guerre des Balkans a déployées sur un pays meurtri : La Bosnie-Herzégovine. Sur place, elle rencontre tout d'abord Senem, une anthropologue judiciaire qui doit identifier les ossements humains retrouvés dans les différents charniers mis à nu des années après la fin des conflits. Elle comprend cependant que pour identifier, il faut comparer, et donc partir à la rencontre des familles, ceux qui ont perdu des proches, ceux qui restent. C'est le travail d'enquêtrice de Darija.

En nous partageant le récit du quotidien de ces deux femmes, Taina Tervonen nous raconte tous les obstacles qui se dressent devant ceux chargés de trouver la vérité au milieu d'une population marquée par le conflit armé. Les obstacles techniques tout d'abord : les difficultés à rassembler les ossements mélangés, issus de charniers qui ont pour la plupart été déplacés, les difficultés de l'identification après toutes ces années. Les obstacles humains ensuite : le silence, le mensonge, le traumatisme. Elle raconte le deuil, aussi, et la recherche d'un quelconque apaisement.

Les Fossoyeuses nous plonge au cœur du travail de ces femmes et de leurs équipes. Un travail souvent ingrat, et paradoxalement peu gratifiant, dont le sens échappe parfois à ceux qui les côtoient. Un travail pourtant nécessaire, important pour l'histoire de leur pays et pour les familles qui doutent toujours. Un travail profondément marquant.
Les Fossoyeuses nous fait aussi le portrait d'un pays ravagé par la guerre, d'une population partagée entre le souvenir et l'oubli, le refoulement et la résilience, le déni et la soif de vérité.

Les Fossoyeuses est un récit fort, détaillé et précis, infiniment intéressant. Il raconte la science et les humains et dresse le portrait éclairé de deux femmes passionnantes.


Les fossoyeuses | Taina Tervonen | Marchialy