Un Spicilège

L'Esprit critique

J'ai rarement été déçue par la collection Octopus de Delcourt, consacrée à la vulgarisation dans tous les domaines. L'Esprit critique ne fait pas exception à la règle, et est même l'un de mes opus préférés (peut-être également parce qu'il touche un sujet que j'aime particulièrement). En suivant l'histoire de Paul, qui reçoit la visite de l'esprit critique incarné après ses conversations avec et autour d'une druide qui lui a fait perdre toute bonne foi, chaque lecteur se retrouve à faire le travail intellectuel nécessaire à l'établissement d'une véritable pensée scientifique.

Plus on apprend, plus on prend conscience de l'étendue de son ignorance. Du coup, on devient prudents... Parfois à l'excès. Tandis que les gens moins compétents n'ont pas les compétences pour mesurer leur degré d'incompétence... Alors, ils se croient compétents.

Après des rappels historiques, la BD revient sur les concepts fondamentaux de la discipline, décortique les biais cognitifs, mais donne également les clés permettant de pouvoir évaluer si une information est fiable ou non. Avec les dessins pétillants de Gally et une bonne dose d'humour, cet ouvrage pourtant très dense en informations s'avère très agréable à lire, et je ne peux qu'en conseiller vivement la découverte, surtout aux jeunes générations (mes deux ados y sont passés avec plaisir !).


L'esprit critique | Scénario de Isabelle Bauthian | Dessins de Gally | Delcourt / Octopus

Le passeur

J'ai lu Le passeur dans le cadre de mon challenge 12 mois, 12 livres, 12 (masto)potes. Il m'a été conseillé par Miguel que je remercie énormément.
Je ne sais pas si mes envies m'auraient conduite vers ce livre sans cette recommandation tant je me méfie des romans s'appuyant à ce point sur des faits réels, contemporains et qui touchent quotidiennement nos émotions.

Ce roman narre en effet une l'histoire de Seyoum, un très important passeur basé sur une plage libyenne, exploitant le désespoir des gens pour alimenter son commerce. Cynique et désabusé, on l'accompagne alors que l'arrivée d'un nouveau groupe de volontaires met à mal la carapace qu'il s'était forgée.

J'étais très méfiante en commençant ma lecture. J'avais peur, malgré la relative brièveté du roman, qu'il se perde dans une analyse trop complexe de la situation ayant permis au passeur de mettre en place son business, qu'il nous abreuve de considérations géopolitiques, d'analyses, de jugements, de leçons, fatalement trop partiales. J'ai été plutôt rassurée sur ce point. Sans occulter l'ancrage dans le réel de son récit, Stéphanie Coste ne s’appesantit pas sur des analyses et reste dans l'exposition de certains faits pour nourrir la personnalité de ses protagonistes. Il ne m'a pas été difficile de me détacher de cette situation particulière que j'estime ne pas assez maîtriser pour pouvoir juger de la pertinence des écrits de l'auteur.

Car en effet, l'histoire qui nous est comptée est universelle : la quête de sens d'un personnage qui a sombré depuis longtemps dans le cynisme. Va-t-il finir par s'autodétruire ou va-t-il trouver une forme de rédemption ?
Malheureusement, c'est là que le bât blesse un peu. Car je n'ai rien trouvé de véritablement original dans le fond. Certes, la plongée au plus profond d'une âme torturée est toujours éprouvante, et l'auteur a su donner un peu de corps à son personnage principal. Cependant, le propos de fond est une histoire vieille comme le monde, de nombreuses fois déclinée et le traitement qui en est fait par l'auteur, s'il est aussi touchant qu'un autre, n'est pas particulièrement inédit.

Il reste tout de même l'écriture de Stéphanie Coste, très charnelle, et à la force immersive certaine. J'aurais aimé une histoire à sa hauteur.


Le passeur | Stéphanie Coste | Gallimard / Folio

Will my parents come to see me

Will my parents come to see me est un court métrage bouleversant, traitant du sujet au combien difficile de la peine de mort, réalisé par le Somalien Mo Harawe. En Somalie la peine de mort est toujours d'actualité. Dans ce film tourné sur place en somali (langue officielle du pays), on suit le dernier jour de Farah, un jeune condamné à mort.

Bien que je ne l'aie pas attendu pour me positionner absolument contre la peine de mort, quelles que soient les circonstances, ce film m'a profondément déchirée.
Répondant à l'envie du réalisateur de rester dans l'exposition des faits plus que dans le plaidoyer, il met en avant les plans fixes, les silences, l'étrange calme qui précède l'exécution, quand un condamné à la jeunesse éclatante ne réalise pas encore ce qui l'attend et vit sa dernière journée dans un détachement bien trop humain.
Rendant plus qu'évident l'absurdité de la chose de par la crudité de son réalisme, le voile pudique jeté dans les derniers instants a achevé de me bouleverser et j'ai fini en pleurs.

Pas étonnant qu'il ait remporté (entre autres) le grand prix de la compétition internationale au dernier festival du court-métrage de Clermont-Ferrand. Il est toujours possible de le regarder sur arte.tv.


Will my parents come to see me | Mo Harawe | 2022

Kimono

Le musée du quai Branly a accueilli la somptueuse exposition Kimono, qui retrace l'histoire et l'évolution de ce vêtement (ces vêtements) de l'ère Édo jusqu'à nos jours. On y découvre tout : de son origine à sa symbolique, de son mode de fabrication à son exportation, jusqu'à la forte inspiration qu'il a eue sur la mode occidentale.
Visitée en compagnie d'une amie chère, j'ai été ébahie devant la richesse de la collection présentée (environ 200 kimonos et de nombreuses estampes) et la magnificence des pièces, extrêmement bien mises en avant par la scénographie toujours parfaite de ce musée. Tout était époustouflant : des kimonos ancestraux richement brodés, aux détails d'une finesse absolue, jusqu'aux pièces de créateurs contemporains ayant su réinterpréter avec brio cet habit traditionnel, comme l'a fait Hiroko Takahashi, créatrice du kimono unisexe présenté sur l'affiche de l'exposition (j'aurais bien aimé repartir avec !).
Très dense en éléments de contextualisation, c'est toute l'histoire et les traditions du Japon qui nous sont comptées par ce prisme. En ayant pris tout le temps nécessaire sans pour autant s'attarder indéfiniment sur la collection, il nous a tout de même fallu deux heures et demie pour en venir à bout.
Du temps que je n'ai pas vu passer, trop absorbée dans mes contemplations !


Kimono | Musée du quai Branly

Que ma mort soit une fête

Victor Vidal, surnommé El Frente, était un adolescent délinquant, un robin des bois qui distribuait le fruit de ses vols à ceux de son quartier. Abattu par la police à l'âge de 17 ans, il entre dans la légende. Cristan Alarcón est un journaliste qui a voulu donner la voix à ceux qui l'ont côtoyé, en s'immisçant dans le quartier pauvre de Buenos Aires dont il était issu.

A ma mort, jouez de la cumbia :
Au son des tambours, pas de prière pour moi
Pas de pleurs, ça me rendrait triste
Pas de couronnes, pas de visages sinistres
Que ma mort soit une fête, au son de la cumbia.

Il en tire un livre bouleversant de sincérité, dans lequel tous les protagonistes sont les héros d'un récit dramatique. Chaque chapitre se focalise sur une personnalité différente, sur un parcours de vie, construisant au fil des pages un récit choral rendant compte de la réalité de la vie de ces quartiers, faite de petite et grosse délinquances, de galères, de drames mais également d'une incroyable solidarité.

Nous autres, umbanda, on les considère comme des crianças jusqu'à 15 ans. On a pas demandé à ce que ça existe, les voleurs crianças. Pour moi, un gamin de 15 ans qui vole, c'est très dur. Ca fait mal parce qu'ils n'ont pas conscience de ce qu'ils font.
Les gosses veulent se sentir forts. Ont-ils idée qu'on va les abattre ?

On peut se sentir dérouté par le ton très journalistique du récit. Il est vrai qu'Alarcón n'a pas la verve d'un Karim Madani ou d'un Gil Scott-Heron. Cependant, il est criant, dans ce livre, qu'il a à cœur de mettre en avant ses interlocuteurs. Ce sont eux les vrais poètes. C'est dans leurs mots que toutes les émotions se trouvent, et ils sont totalement mis en valeur dans le livre.

On ne peut donc qu'être touché par ce livre, par l'étrange énergie qui émerge de ses pages et par la philosophie de vie qui en ressort.


Que ma mort soit une fête | Cristian Alarcón | Traduit par Michèle Guillemont | Marchialy

Voyage au centre du microbiote

Plonger au cœur de notre microbiote intestinal grâce à une BD voilà qui est assez déconcertant ! À plus forte raison quand la BD en question narre l'histoire d'une poignée de journalistes venus découvrir le remède miracle d'un milliardaire censé accroître la résistance et la longévité des humains.

Voyage au centre du microbiote peut paraître déroutante mais, au final, elle est truffée de connaissances tout en restant abordable. On se prend au jeu du drôle de récit, d'autant plus qu'il permet l'articulation entre différentes phases de vulgarisation sacrément denses ! On en apprend vraiment beaucoup sur le sujet. Il faut dire qu'il est vaste ! Et cette approche permet de le rendre absolument passionnant, et d'en comprendre l'importance cruciale.
En effet, si le microbiote est central pour la santé humaine, si ses répercussions sur notre corps sont immenses et bien souvent insoupçonnées, on découvre également à quel point la biodiversité est importante pour qu'il se porte bien.
On s'attache rapidement au ton si particulier de cette BD, tant son propos interpelle, et ce voyage à la rencontre du microbiote finit par se vivre comme une véritable épopée.


Voyage au centre du microbiote | Scénario de Fäst | Dessins de Héloïse Chochois | Delcourt

Scale

Cette année encore, impossible pour moi d'aller au Festival International du Court-Métrage de Clermont-Ferrand, malgré une envie toujours aussi prégnante.
En attendant le jour béni où j'y serai festivalière, je me console en découvrant les courts-métrages concourant pour le festival disponibles sur arte.tv. C'est là que j'ai déniché le très fascinant Scale, du réalisateur britannique Joseph Pierce.

Scale est un film d'animation dramatique, adapté d'une nouvelle de Will Serf. Le narrateur nous y raconte comment ses addictions ont fini par altérer son sens de la réalité, et notamment celui des proportions. Plongeant de plus en plus profondément dans sa dépendance aux opiacés, il porte un regard extérieur sur sa longue chute.

On pourra dire de moi que j'avais perdu le sens des proportions, mais jamais je n'ai perdu le sens de la mesure.

Scale est un film bouleversant, autant dans son propos que dans son esthétique. La déformation de la perception du personnage principal est soulignée par les déformations de l'image, quand un oeil, un nez, envahissent l'écran jusqu'à éclipser tout le reste. D'une voix monocorde, proche de l'extinction, le narrateur nous plonge dans les tréfonds de l'addiction et toutes les conséquences qu'elle entraîne. C'est poignant, vibrant, implacable.
Porté par une musique enveloppante, signée Lung Dart, Scale est une véritable expérience. Troublante, dérangeante, captivante.
Alors que le palmarès vient de tomber, force est de constater que je ne suis pas la seule à l'avoir apprécié puisqu'il vient de recevoir le prix du public labo 2023 du festival...


Scale | Joseph Pierce | 2022

Le Vautour

Je ne connaissais pas Gil Scott-Heron lorsqu'on m'a offert Le Vautour. Je ne savais pas encore quel impact il avait eu sur le milieu de la musique ou quel poète il était.
J'ai découvert Gil Scott-Heron à travers ce roman qui est son tout premier, écrit en 1969 alors qu'il avait 20 ans.

J'ai découvert une plume dure et sombre, qui fait le portrait de l'Amérique noire des années soixante, plongeant dans les rues d'un New York vivant au gré des drames, des fêtes et des trafics de drogue.
J'ai découvert une histoire grave, commençant par son apogée : la mort d'un jeune dealer, et cherchant des raisons à ce crime dans des retours en arrière dans la vie de ceux qui l'ont côtoyés.
J'ai découvert un univers sombre et désenchanté, dans lequel la plupart des jeunes ne se sentent même pas autorisés à s'en sortir, dans lequel tout est bon pour tirer un peu son épingle du jeu, dans lequel les militants pataugent, doutent, trébuchent...

Ne prends pas pour un affront ce qui n'est que plaisanterie. Si quelqu'un te lance du sel, tu n'en éprouveras nulle douleur, à moins que ta chair soit à vif.

J'ai découvert certaines pages remplies de poésie, certains paragraphes d'une beauté obscure, d'une crudité choquante, d'une vérité criante...
J'ai découvert un talent brut, qui nous dépeint le réel visage de la société de l'époque, sa profonde iniquité, sa redoutable duplicité, tout en réussissant à faire éclore des vrais moments de noblesse.

J'ai découvert, un peu tard, un grand Monsieur.


Le Vautour | Gil Scott-Heron | Traduit par Jean-François Ménard | Editions de l'Olivier / Points

Blackfish

Difficile de comprendre pourquoi ce documentaire a un tel aura de succès.

Certes, le sujet (la captivité des grands animaux aquatiques) est important (tout comme l'est la cause animale dans son ensemble). Certes, les faits relatés (accidents à répétition, certains mortels) sont tragiques. Si le film a permis une prise de conscience globale (et il semble effectivement avoir eu un certain effet), tant mieux. Pour ma part je m'attendais à tellement mieux.
Le traitement vraiment sensationnaliste des accidents mortels m'a gêné, tout comme les interviews extrêmement malaisantes des proches des victimes. Avec une telle réputation, je m'attendais à quelque chose de tellement plus subtil. Je n'ai pas eu besoin des quelque 80 minutes du film pour en comprendre le message principal tant il est rabâché : le fautif (l'UNIQUE fautif) c'est SeaWorld. Une grande entreprise avide de pognon, gérée apparemment par des suppôts de Satan.
C'est sans doute très vrai, mais le manque de remise en question des autres protagonistes (les anciens dresseurs venus faire un drôle de mea culpa –“ce n'est pas de ma faute, je n'y connaissais rien”–? le public ?) et le manque de perspective autour du problème sociétal qui est celui d'estimer qu'un animal peut avoir une fonction de divertissement m'a ôté tout intérêt pour le film.
J'en ressors bien déçue.


Blackfish | Gabriela Cowperthwaite | 2013

Vertèbres

D'accord, Jonathan n'est plus le même. Mais c'est toujours ton fils, Marylou. C'est toujours ton bébé en sucre. C'est toujours le seul vestige qu'il te reste de Fred. Et tu es sa maman. Quoi qu'il advienne.
Allez. Du cran. Ce n'est pas important, que ses yeux s'écartent chaque jour davantage. Que le duvet sur ses bras et ses jambes noircisse.

Avec Vertèbres, Morgane Caussarieu revisite habilement le mythe du loup-garou en y instillant une bonne dose de nostalgie, construisant un roman horrifique mettant en scène des jeunes adolescents marginaux en proie à la transformation de leur ami en une drôle de bestiole ; le tout se passant à la fin des années 90 : grosse vague de références en vue !

L'intrigue est parfaitement menée et se lit avec plaisir. 2 choses sont pour moi les points forts du roman, et en font quelque chose de plus profond qu'il n'y paraît : le parallèle qui est fait entre la transformation du loup-garou et la puberté des personnages qui, si elle est une référence classique du mythe du loup-garou est ici fait avec assez de subtilité pour être un enjeu fort de l'histoire, et le fait que l'intrigue ne soit vu qu'à travers les yeux de 2 protagonistes féminines : une jeune fille de 10 ans se rêvant garçon, baignant dans une famille dysfonctionnelle et la mère du garçon en transformation, atteinte de troubles dont on devine assez facilement la nature.
L'alternance des points de vue, s'il est audacieux, m'a tout de même rendu parfois la lecture pénible. Le point de vue d'une enfant de 10 ans s'il est bien retranscrit, en est du coup souvent limité, et le personnage de la mère est tout de même assez détestable.
Je n'aurais tout de même pas craché sur un peu plus de profondeur, ou de complexité. Le sujet et les qualités d'écriture de l'auteure le permettaient largement.

Je ressors tout de même assez positivement de cette lecture qui, malgré quelques défauts, est une version moderne assez réussie d'une figure typique du fantastique, avec une ambiance rétro loin d'être déplaisante.


Vertèbres | Morgane Caussarieu | Au Diable Vauvert