Un Spicilège

Métaphysique de la viande

Après avoir été soufflée par le formidable Images de la fin du monde et alors que la suite est attendue pour septembre, je suis revenue un peu en arrière dans la carrière de Christophe Siébert en m'attaquant à l'infernal Métaphysique de la viande, un livre ayant obtenu le prix Sade en 2019.

Celui-ci regroupe deux courts romans parus précédemment : Nuit Noire et Paranoïa, deux textes noirs, et même très très noirs, dans des registres pourtant forts différents.
Quand Nuit Noire est un parfait livre d'horreur relatant l'entièreté de l'existence d'un tueur en série, en détaillant sans aucune retenue toute l'étendue de ses monstrueux fantasmes et de ses passages à l'acte, Paranoïa est quand à lui à la frontière entre le polar, le fantastique voir le mythologique, avec cependant une (très) bonne dose d'horreur également, et nous conte une histoire désordonnée et précipitée, assez impossible à résumer, entre meurtres et complotisme sur fond de fin du monde.

Commencer par Nuit Noire est une furieuse expérience. C'est un court roman cru, violent à l'extrême. On peut même sans exagérer employer des mots comme épouvantable, exécrable ou repoussant tant il évacue l'idée même d'un quelconque tabou. Cela constitue donc le parfait écrin pour que l'écriture très sensitive (et même organique) de Siébert s'épanouisse dans les détails les plus sordides, donnant corps (touchers, odeurs...) à cette litanie de scènes abjectes.
Cependant, le summum arrivant assez rapidement dans l'histoire, on se sent très vite anesthésié quant au niveau de dégueulasserie auquel on est confronté.
C'est plutôt au milieu de l'ouvrage que l'on finit par être rattrapé, voire frappé, par l'étrange rythme qui se dégage de l'ensemble. Au-delà des pensées déviantes du tueur, ses mots et ses actions, répétés jusqu'à l’écœurement, finissent par tisser une sorte de poésie sordide, dans laquelle ma raison et mon envie de compréhension se sont effacées face à une étrange, une inqualifiable esthétique.

En comparaison, Paranoïa est beaucoup plus délirant, et si les scènes infernales y sont également légion, l'aspect bien plus hallucinatoire de l'histoire désamorce une partie des sentiments qu'elles inspirent, et c'est surtout l'ambiance très malsaine et poisseuse qui finit par prédominer.

Si le premier m'a plus emballé que le second, j'ai retrouvé dans les deux la volonté de cet auteur de plonger bien au fond des plus sombres aspects de ses personnages, de livrer au lecteur leur folie autant que leur médiocrité, sans compromis ou compassion. J'y ai retrouvé également sa formidable écriture aussi précise qu'invocatrice, qui, à mon avis, s'épanouira plus encore dans Images de la fin du monde...
Une lecture éprouvante donc, qui met les sens et la raison à rude épreuve, qui fait vriller (un peu) et qui répugne (beaucoup) mais pour le fond de son propos bien plus que pour son horreur frontale.


Métaphysique de la viande | Christophe Siébert | Au Diable Vauvert

La Pierre jaune

Que se passerait-il si un avion percutait l'usine nucléaire de la Hague ? C'est le point de départ fort intéressant du premier roman de Geoffrey Le Guilcher.

Nous y suivons l'histoire de Jack Banks, un policier en pleine crise existentielle, chargé d'infiltrer un groupe d'activistes réfugié au cœur de la Bretagne, dans le lieu-dit La Pierre jaune. Sa mission sera mise à mal par l'attentat, qui entraîne l'évacuation totale de la région, à laquelle la communauté refusera de se soumettre. Commence alors le récit de ces survivants dans la France post-apocalyptique.

Sur un sujet assez passionnant qui m'a immédiatement accrochée, le livre de Geoffrey Le Guilcher me laisse un sentiment en demi-teinte.

Présenté comme extrêmement documenté (l'auteur ayant enquêté sur le sujet durant de nombreuses années, parvenant même à obtenir l'autorisation de visiter le site), j'ai trouvé qu'il délaissait tout de même assez rapidement l'angle documentaire pour se concentrer sur l'évolution de ses protagonistes, que j'ai malheureusement trouvé assez classiques, et sans grande originalité au final. L'auteur a pour moi manqué le coche sur ce sujet en présentant des personnages stéréotypés et peu attachants (le personnage principal en tête, particulièrement cliché et antipathique), aux enjeux manquant de clarté.

C'est dommage car toute la partie sur le nucléaire est passionnante, tout comme l'aspect post-attentat, dans la gestion de la crise et de ses conséquences par le gouvernement qui est d'autant plus saisissant par son ancrage dans notre réalité de tous les jours. J'aurais aimé que cet élément soit encore plus prépondérant.

La Pierre jaune reste cependant un livre intéressant et une bonne source d'information pour qui commence à s'intéresser à la situation du nucléaire en France, et aux conséquences qu'un accident pourrait avoir sur notre quotidien.


La Pierre jaune | Geoffrey Le Guilcher | Éditions de la goutte d'or

Les Neuf Salopards

Préambule :

Je ne vais pas re-présenter Tristan-Edern Vaquette, ni re-expliquer à quel point il est nécessaire de lire ses livres. Pour s'en convaincre, se rapporter ici, ici, ici et surtout ici.

C'est très révélateur d'ailleurs d'une dérive de nos sociétés — qu'on a amplement vue à l’œuvre pendant la crise du Covid —, qui se réfugient derrière les experts pour ne pas avoir à assumer les responsabilités qui nous incombent, à tous, et pour nous épargner le travail — semble-t-il trop difficile pour beaucoup ? — de réflexion personnelle qui conduit à une pensée autonome.

Le dernier-né de Tristan-Edern Vaquette est un objet littéraire inaccoutumé, mélange impeccable de témoignage et de pamphlet.
Issu de l'expérience de l'auteur en tant que juré d'assises, il peut se découper en deux parties, la première partie étant le récit (plus ou moins romancé) du déroulé des audiences, et la seconde une série de réflexions générales sur la justice.

On sent dès le début de la lecture que cet ouvrage a été écrit dans l'urgence de coucher sur le papier tout ce que cette expérience a apporté à l'auteur. Le texte est brut, souvent émotif. Le sujet même évoquait un livre à l'ambiance lourde, au contenu très sensible et engageant, ce qui se confirme bien à la lecture. Il est cependant particulièrement bien équilibré par les digressions de l'auteur (on y retrouve vraiment tout ce qui fait le sel d'un livre de Tristan-Edern Vaquette), qui permettent des respirations souvent salutaires.

La première partie a ça de passionnant que l'auteur a su parfaitement vulgariser le déroulement et les enjeux des différentes phases des audiences. Pour comprendre comment fonctionne la justice au sens large, il est indispensable d'en comprendre les rouages. Accéder aux détails de l'organisation d'une audience est donc primordial. Vaquette nous en fait une visite guidée des plus décapante, aussi exhaustive que sans compromis.
Il faut dire que plonger au cœur d'une cour d'assises est très éprouvant. Pour le cœur, pour l'âme, pour les convictions aussi. Pour les illusions, encore plus, et si vous en aviez encore, vous allez rapidement les mettre de côté.
Bien judicieusement, si cette expérience fait forcément parler son émotion, l'auteur n'en perd aucunement sa capacité de réflexion et son acuité si distinctive.

Après avoir parlé aux émotions, il parle ensuite plus particulièrement à la raison, et dénonce les biais et les limites de la justice telle qu'elle est appliquée dans notre pays dans une série d'envolées dont il a le secret, beaucoup moins provo que je ne l'aurais cru (surtout après ses mises en garde) mais sauvagement dénonciatrices. Regarder en face notre justice, ça fait mal, mais c'est un exercice nécessaire.

Comme pour Je ne suis pas Charlie, je pense qu'il est impossible de lire ce livre sans s'interroger sur son propre rapport à la justice.
Je ne peux pas dire que son contenu me soit apparu comme une révélation, tant rien dans ce qui est dénoncé ne m'étonne, cependant, il m'a permis de pousser un peu plus loin ma loyauté à mes propres convictions. Facile d'être du côté de l'accusée principale de l'ouvrage, beaucoup moins quand d'autres affaires sont évoquées tant elles parlent aux tripes. C'est pourtant salutaire, et lire ce livre m'a assurément permis de m'y retrouver.

Pour conclure, je conseille évidemment la lecture des Neuf Salopards pour qui s'intéresse à la justice, c'est même un excellent guide pratique si vous deviez vous retrouver, un jour, juré dans une cour d'assises.

Je termine par quelques autres petites ressources sur ce sujet. Outre la formidable série de podcast Un micro au tribunal signée Mediapart et également citée par l'auteur dans le livre (je l'ai dévorée il y a quelques mois, attention, c'est souvent dur de se rendre compte que la justice est si injuste et certains épisodes sont éprouvants), je conseillerais 2 autres podcasts:

  • Le podcast Fenêtre sur cour, mené par la journaliste judiciaire Élise Costa, qui, bien qu'il évoque surtout les faits divers, aborde de façon subtile un sujet sensible dans cet épisode en 2 parties : les enfants détruits qui m'a également mis en face de mes contradictions.
  • Cet épisode du podcast Programme B pour approfondir le sujet de l'aide juridictionnelle qui est rapidement abordée dans le livre : les fameux avocats commis d'office. L'avocate reçue en entretien m'a semblé remarquable.

PS : un petit mot sur le bonus : Voilà pourquoi j'ai frappé dans le tas, la déclaration du jeune anarchiste Émile Henry lors du procès qui aboutira à sa condamnation à mort pour avoir commis deux attentats meurtriers. C'est un texte extrêmement intéressant pour deux choses : d'abord pour l'intelligence et la vivacité d'esprit qui y transparaît, ensuite pour la formidable modernité des propos d'Henry.


Les Neuf Salopards | Tristan-Edern Vaquette | Du Poignon Productions

La Jetée

Tout a été dit je crois, sur ce court-métrage devenu une référence. Je n'ai donc pas envie de revenir sur tout ce qu'il a fait ou inspiré, car ce n'est pas le plus important.

La Jetée est bien plus qu'un film qui intéresse les étudiants en cinéma.

Regardez-le, non pas comme l'objet filmique curieux et passionnant qu'il est pourtant, mais comme l'histoire tragique, racontée de la plus belle des manières, qu'il est surtout.

Regardez-le pour l'originalité de son récit.

Regardez-le pour la profondeur de son propos.

Regardez-le pour la beauté frappante de ses images.

Regardez-le pour le parfum de fin du monde et l'extrême tristesse qu'il inspire.

Regardez-le et vous oublierez bien vite qu'il s'agit d'un photo-roman tant le mouvement est présent.

Regardez-le pour les scènes de tension quasiment insoutenables qu'il offre.

Regardez-le parce qu'il est fou, inventif, émouvant, palpitant.

Regardez-le parce que c'est une expérience bouleversante.

Regardez-le pour un battement de cils d'Hélène Châtelain.

Regardez-le car vous aussi serez hantés par cette image et finirez par avoir les yeux humides.


La Jetée | Chris Marker | 1962

Canevas Tim est un dessinateur au style inimitable, qui peut être aussi joyeux et coloré que mélancolique. En lisant cet ouvrage, j'ai eu l'impression qu'il s'était donné les moyens de laisser son talent s'exprimer et s'épanouir pleinement.

Avec Canevas, Tim alterne les chapitres contrastés et tisse, brode, entremêle brillamment le destin de ses personnages, plus follement singuliers les uns que les autres.
Il nous entraîne dans une histoire fantastique douce, absurde, drôle et émouvante à la fois. Un véritable tourbillon d'idées folles, qui s'enchaînent et se répondent parfaitement, démontrant l'excellente maîtrise narrative de l'auteur qui a su créer une bande dessiné fort différente de ce qu'on a l'habitude de lire.
Le livre étant vraiment truffé d'humour (souvent noir), je me suis délectée de l'ironie très subtile de l'auteur qui n'a pas son pareil pour pointer les lâchetés ordinaires ou les mesquineries de certains de ses protagonistes.

Canevas est réellement écrit avec autant de virtuosité qu'il est dessiné.
L'auteur s'étant en outre essayé à une prépublication en ligne, vous pouvez retrouver l'ensemble des chapitres pairs de l'ouvrage sur le blog dédié. Allez y jeter un coup d’œil, ils valent le coup, et lisez Canevas dans son entier, car les chapitres impairs sont aussi (si ce n'est encore plus) appréciables !


Canevas | Tim | Editions Lapin

Nouvelles de l'Anti-Monde

Au détour d'une (charmante) conversation lors de laquelle j'indiquais à mon (charmant) interlocuteur ma fascination pour le film La mouche de David Cronenberg, celui-ci me parle alors de l'auteur de la nouvelle qui a inspiré ce film : George Langelaan.
George Langelaan est un personnage assez fascinant : journaliste (et écrivain donc) né d'une mère française et d'un père britannique, il fut, pendant la Seconde Guerre mondiale, agent secret presque malgré lui, et dû, pour ce faire, se faire refaire le visage. Cela est bien difficile de l'imaginer lorsque l'on voit son allure distinguée et débonnaire.
Si cet aspect vous intéresse, je vous conseille fortement l'écoute de cet épisode de l'émission Les nuits de France Culture, qui retransmet l'une des conférences de l'auteur.

Après en avoir appris un peu plus sur l'auteur donc, je m’aperçois avec plaisir que les éditions de l'Arbre Vengeur ont eu la bonne idée de rééditer son recueil de nouvelles : Nouvelles de l'Anti-Monde, paru initialement chez Robert Laffont en 1962.

Dans ce recueil, outre La mouche, se trouvent 12 autres nouvelles fantastiques qui m'ont marquée par leur modernité. Si elles accusent parfois tout de même un peu leur âge, le style est, dans l'ensemble, loin d'être daté et les thèmes abordés, souvent à dominante scientifique, le sont avec finesse et grande intelligence, rendant les situations imaginaires particulièrement crédibles.
Les histoires de Langelaan s'éloignent peu du réel, mais en décrivent certaines distorsions inquiétantes. Son écriture est claire et précise, souvent parsemée de traits d'humour.
En plus de La mouche, j'ai eu la surprise d'y retrouver une autre nouvelle dont l'adaptation cinématographique m'a marquée : Le miracle, adapté avec quelques libertés par Jean-Pierre Mocky en 1987 sous le titre Le miraculé, une nouvelle aussi cruelle que jubilatoire. J'ai été également particulièrement conquise par la formidable Temps mort, qui mêle expériences scientifiques et menace atomique avec une atmosphère de désolation et une précision démente, ou par Fauteuils et déductions, à la fin très étonnante.

Au sortir de cette lecture, je me suis vraiment dit que le travail de George Langelaan méritait beaucoup plus de visibilité et je remercie énormément les éditions de l'Arbre Vengeur de l'avoir remis en lumière. Ce recueil a tout à fait sa place au milieu des autres grands classiques du fantastique.


Nouvelles de l'Anti-Monde | George Langelaan | Préface de Hubert Prolongeau | Éditions de l'Arbre Vengeur

Zoo

Découvert presque par hasard, au milieu du catalogue de la plateforme Freaks On, c'est une sacrée bonne surprise que ce très dérangeant Zoo, court-métrage de Nicolas Pleskof.

L'intrigue met en scène une famille de vétérinaires, dont la vie est réglée au millimètre, et qui verra cette apparence parfaite être perturbée par la présence d'un monstrueux cocon dans le lit de leur fille cadette.

Le film aborde nombre de thèmes troublants : régression, métamorphose, désirs, inceste... avec un ton très décalé, proche de l'absurde. Cependant, tout est extrêmement bien maîtrisé et on n'a aucune peine à plonger dans l'histoire. Étant de plus porté par d'excellent acteurs (dont Christophe Grégoire (que j'adore) et la formidable Claude Perron), ce court métrage vaut vraiment le coup d’œil ! C'est absurde, drôle et corrosif !


Zoo | Nicolas Pleskof | 2012

Mémoires flous

Et là, Georgie sut qu'elle avait trouvé une star riche et puissante qui avait désespérément besoin d'amour. Désespérément besoin de croire. En Natchez Gushue. En une confusion freudienne qu'il prenait pour le destin. En n'importe quoi, pourvu que ce soit plus doux que le chaos.

Je trouve Jim Carrey fascinant, comme le sont tous les artistes qui ont choisi la comédie, la bouffonnerie, pour exorciser leur mal-être. Il est en effet assez facile de déceler, derrière la façade enjouée de l'acteur populaire un être savamment torturé. Il est intéressant de découvrir d'ailleurs, d'autres facettes de cet homme énigmatique, comme dans le documentaire Jim Carrey: I Needed Color, qui est sorti il y a quelques années et qui évoquait sa passion pour la peinture. Le jeu de Jim Carrey m'est toujours apparu comme une sorte de fuite en avant, désordonnée, pouvant être aussi lumineuse que sordide. J'avais donc hâte de lire ce roman, issue d'un travail commun avec Dana Vachon et présenté comme semi-autobiographique.

Semi-autobiographique car il met en scène un Jim Carrey de fiction, dépressif et perdu, en quête perpétuelle de validation, et qu'il dézingue sans subtilité le monde hollywoodien tout en égratignant au passage quelques figures célèbres. Autobiographique surtout dans la façon dont il a été construit, en explosant les codes de la narration. Le roman part d'une réalité, celle de la vie de Jim Carrey, pour l'atomiser dans une sorte de montage surréaliste digne d'un Salvator Dalí ou d'un Yves Tanguy. Ce fut une lecture drôle et féroce, chaotique et fuyante également. Un maelström d'idées, de sensations et d'émotions, plus ou moins cohérent, toujours explosif qui pousse à accélérer la lecture à la recherche d'une apothéose. Il y a quelque chose de l'urgence dans ce roman, qui cherche à combattre l'éphémère, et si je l'ai fini sans tout comprendre, j'ai ressenti pendant longtemps une grande mélancolie.

Il y a beaucoup d'humour car il n'y a pas beaucoup d'espoir…

Il serait facile de ne voir dans ce roman qu'une farce déjantée, plus ou moins compréhensible, mais c'est pour moi le propre d'une œuvre réussie de savoir à ce point susciter des émotions durables.


Mémoires flous | Jim Carrey & Dana Vachon | Traduit par Sabine Porte | Editions Le Seuil

Black hole

Black hole est souvent présenté comme un grand classique de la bande dessinée underground américaine, dont son auteur, Charles Burns, est un digne représentant. Sans connaître précisément son travail, j'ai immédiatement été attirée par la couverture de Black hole et son utilisation si particulière du noir et blanc.

L'histoire prend place dans une banlieue Seattle, dans les années 70. Cela aurait pu être une chronique adolescente des plus classiques si la petite communauté ne devait faire face à une maladie singulière, la “crève”. Celle-ci ne touche que les adolescents et se transmet par voie sexuelle. Une fois contractée, elle se manifeste par des modifications corporelles allant des plus subtiles aux plus monstrueuses, sans que l'on puisse avoir une quelconque influence dessus. Une fois touché, c'est définitif, et les plus défigurés se retrouvent mis au ban de la société, contraints de s'exiler dans les bois environnants, et de faire les poubelles pour survivre.

Le scénario de Black hole est particulièrement déroutant. De cette maladie, on ne saura rien, ni de son origine, ni de si on tente de la combattre. On n'aura d'ailleurs pas le point de vue d'adultes, le scénario ne suivant que des héros adolescents. La crève n'est d'ailleurs selon moi pas le sujet principal du livre. Il s'agit avant tout d'une chronique sur l'adolescence, noire et acerbe, présentant la face sombre des banlieues proprettes des années 70 et décrivant par le menu le mal-être de ces jeunes, confrontés aux changements et à la quête de sens à cette époque si particulière de l'histoire récente des Etats-Unis.

Cependant, c'est bien l'aspect fantastique, horrifique, qui fait que Black hole est graphiquement impeccable, j'irai même jusqu'à dire somptueux. Entièrement en noir et blanc, il comporte nombre de scènes graphiques. L'un des thèmes récurrents qui parsème l'ensemble du livre est en effet l'incision, que l'on retrouve dès les premières cases dans la dissection d'une grenouille, puis dans les blessures, les coupures, les atteintes de la crève, les raies de lumière et bien sûr, le sexe féminin.
La maîtrise de l'encrage de Charles Burns laisse vraiment admiratif. Le dessin est en effet très réaliste, que ce soit dans les scènes classiques que dans les plus oniriques, et sa manière de privilégier les détails des décors à ceux des visages font de Black hole une vraie BD d'ambiance. Les éléments horrifiques sont parsemés tout au long du récit qui fait la part belle au malaise induit par les modifications corporelles. Le travail des ombres est somptueux, et rend certaines planches vraiment fascinantes.

Si j'ai été complètement conquise par quelques scènes absolument splendides d'abomination, si j'ai été envoûtée, bousculée, interrogée par l'étrange malaise qui est instillé au gré de l'histoire, j'ai en revanche parfois été lassée par le portrait que Charles Burns fait de l'adolescence, qui, s'il semble juste, ne propose rien qui n'ait déjà été dit et redit.
Cela ne m'empêche cependant pas de vous conseiller 1000 fois la découverte de Black hole, il serait en effet très dommage de passer à côté de sa beauté cruelle.

Je vous conseille aussi d'ailleurs l'étrange court métrage tiré du livre signé Rupert Sanders (visible sur son site internet). Il est sans doute difficile à appréhender pour qui ne connaît pas l'univers mais en est une belle inspiration, ayant su restituer son ambiance poisseuse et les égarements de son protagoniste principal, dans un tourbillon de scènes troublantes.


Black Hole | Charles Burns | Traduit par Jean-Paul Jennequin et Anne Capuron | Delcourt

Invasion

Tous les membres de l'ensemble des services de la défense s'étaient mis d'accord sur le fait qu'il fallait présumer que tout extraterrestre, du moment qu'il ne passait pas son temps à jouer dans la mer ou à divertir les gens, était un terroriste.

De Luke Rhinehart, je ne connaissais que la réputation de son roman le plus célèbre, L'homme-dé, sans ne jamais l'avoir lu.
Présenté comme un auteur anarchiste et libertarien, j'étais très curieuse de découvrir cet Invasion, le dernier livre qu'il ait écrit et qui a en plus la réputation d'être particulièrement drôle.

Partant d'un thème plus que classique de la science-fiction (une invasion extraterrestre, que c'est original !), Luke Rhinehart développe une farce burlesque féroce, laissant libre cours à ses idées politiques.
Car ici l'invasion est bienveillante. Les visiteurs étant présentés comme n'ayant que pour seule ambition de s'amuser, ils se serviront rapidement de l'arme (efficace) de l'humour pour mettre à mal la société américaine, et en révéler les failles et les abus.

Le moins que l'on puisse déduire de cette lecture, c'est que l'auteur avait beaucoup de choses à nous dire. beaucoup de thèses à développer, beaucoup de messages à faire passer. Certains passages sont très percutants tant les ressentiments face à la société américaine d'une part et à l'humanité en général d'autre part sont forts.
Cependant, l'auteur a oublié dans tout ça de rendre son histoire intéressante du début à la fin, et le livre souffre de nombreuses longueurs. On comprend en effet rapidement les griefs de Rhinehart et les thèses qu'il défend. Malgré mon assentiment, j'ai trouvé qu'il finissait par tourner un peu en rond, d'autant plus que j'ai ressenti une grande part de désillusion, ne proposant au final aucune solution aux problèmes soulevés.
J'ai d'ailleurs l'impression qu'il a fait son personnage principal, Bill Morton, un peu à son image : un homme usé, conscient des problèmes qui l'entourent, la rébellion chevillée au corps mais également fatigué.

Pour conclure, si le livre est en effet assez drôle et certains paragraphes vraiment brillants d'incisivité, il me laisse au final un sentiment plutôt doux-amer, et un peu d'insatisfaction.


Invasion | Luke Rhinehart | Traduit par Francis Guévremont | Aux forges de Vulcain