Un Spicilège

BOXing dolls

C'est quoi, ce truc ? De loin, on dirait une boîte en fer, un objet qui nécessite une infrastructure industrielle, une civilisation avancée donc. A moins qu'il n'ait été abandonné là par des pique-niqueurs spatiaux négligents.

BOXing dolls est une nouvelle graphique issue de la rencontre entre le romancier Pierre Bordage et la plasticienne Laura Vicédo.
Ceci est d'ailleurs l'esprit même de la collection Petite bulle d'univers d'Organic Editions, qui compte 11 opus jusqu'à présent : celui de procéder au mariage entre deux visions artistiques, et de renverser les codes qui, habituellement, veulent qu'un illustrateur parte d'un texte pour en proposer une vision graphique. Ici, c'est bien Pierre Bordage qui s'est imprégné des œuvres de Laura Vicédo pour écrire un récit en harmonie avec sa vision artistique.

Qu'ont donc inspiré les petites poupées en cage de Laura Vicédo à Pierre Bordage ?
Une histoire sombre, évoquant la grande solitude d'un explorateur chargé d'inspecter une planète dont l'inhospitalité le tourmente. Finissant par y découvrir une série de poupées emprisonnées, il développera une véritable obsession malsaine pour ces prisonnières aux yeux de verre.
Un texte d'une tristesse infinie, abordant le thème de l'emprisonnement autant physique de psychologique.

Pour parfaire la fusion entre les créations de ces deux artistes, Philippe Aureille a composé une magnifique ligne graphique issue de ses photos, complétée par les dessins de Marion Aureille. Mettant en valeur les conceptions de la plasticienne, faisant en sorte que le texte y soit intimement mêlé, il crée le parfait dialogue artistique entre ces deux univers atypiques.

Je ne saurais dire à quel point j'admire les publications d'Organic Editions, à quel point je les trouve atypiques, esthétiques et soignées, le parfait écrin pour sublimer les productions de tous les créateurs avec lesquels ils ont collaboré.
Je vous conseille donc de jeter un œil à l'ensemble de la collection : chacune de leurs nouvelles graphiques est une pépite d'originalité et de beauté visuelle.


BOXing dolls | Pierre Bordage | Peintures de Laura Vicédo, Marion Aureille | Photos et conception graphique de Philippe Aureille | Organic Editions / Petite bulle d'univers

Correspondant local

Même sous les arbres, sans un souffle d'air, la chaleur était quasi insupportable. On aurait dit qu'un rayon venu de l'espace avait tout figé, des feuilles sur les branches jusqu'à l'eau dans la fontaine hors service. La ville n'était pas morte, elle était statique, attendant l'ambre ou la lave qui la sauvegarderait pour l'éternité.

Cela fait des semaines, voir des mois que je n'avais pas lu un livre policier, après en avoir pourtant parcouru un bon nombre.
Il y a cependant peu de choses que je ne ferais pas pour Monsieur Laurent Queyssi, qui fut et reste :

  • Un homme aux goûts sûrs dont j'ai suivi avec plaisir (et jamais aucune mauvaise surprise) beaucoup de recommandations de lecture (au hasard et j'en oublie : Michel Jeury, Robert Silverberg, Harlan Ellison, Paul DiFilippo ou Garth Ennis...)
  • Un traducteur talentueux (son travail sur les textes de William Gibson est formidable !)
  • Un écrivain dont j'apprécie beaucoup les textes (une fois pour toute, il faut lire Allison)

Il va donc sans dire que c'est avec un grand plaisir que j'ai entamé cette lecture. Je n'étais cependant pas conquise d'avance, tant je trouve le genre policier redondant et casse-gueule, mais assez intriguée par le choix du personnage principal, celui qui donne son nom au livre, le fameux correspondant local.
Un correspondant local, c'est cette personne qui, sans être journaliste, travaille pour la presse régionale en couvrant l'actualité locale. Celui qui est de toutes les rencontres sportives, de toutes les fêtes, de toutes les cérémonies. Celui qui connaît toutes les personnalités de sa ville, qui en maîtrise tous les rouages… Le personnage idéal, en fait, pour se retrouver au cœur d'une intrigue policière.
L'auteur a donc choisi de faire se dérouler son action dans un petit village du Sud-Ouest, figé par la chaleur dans des habitudes tranquilles qu'un meurtre viendra bousculer. C'est dans ce contexte que le correspondant local, Alexandre Lolya, se retrouvera, plus ou moins malgré lui, à mener sa propre enquête.

Correspondant local est un polar classique, à l'intrigue efficace et maîtrisée. L'histoire est trouble, sinistre, mais est également parfaitement ancrée dans la réalité décrite par l'auteur. En effet, ce roman charme surtout par son atmosphère. L'auteur parvient parfaitement à nous plonger dans cette ambiance feutrée et enveloppante propre aux petites localités paisibles. Ce genre d'endroit où tout le monde se connaît ou presque, et dans lequel, lorsqu'un fait sortant des habitudes surgit, les vieilles histoires… les vieux secrets jaillissent subitement du placard.
Alexandre Lolya est donc le protagoniste rêvé pour dévoiler les passés troubles de ses concitoyens, de par sa forte implication dans la vie locale. Son côté très ordinaire en fait un héros particulièrement crédible, éminemment sympathique, et on prend un plaisir certain à le voir se faire entraîner dans tout ça.

Sans révolutionner le genre, Laurent Queyssi arrive donc à se démarquer de certaines tendances actuelles allant vers des polars de plus en plus violents et des héros de plus en plus invulnérables, pour revenir à l'essentiel de ce qui fait un bon roman : l'authenticité d'une région, qu'on a réellement l'impression de parcourir au fil des pages, la crédibilité d'une intrigue, qui la rend d'autant plus captivante, et la franche humanité d'un héros ordinaire, pour lequel l'empathie est immédiate.


Correspondant local | Laurent Queyssi | Filature(s)

Comment parle un robot ? Ne vous fiez pas à son titre ou au fait que ce livre ait été publié par les Éditions Le Bélial' (éditeur de l'imaginaire, s'il en est) Comment parle un robot ? n'est ni un ouvrage de SF, ni un ouvrage de pop-culture. Le pedigree de l'auteur peut cependant mettre la puce à l'oreille : Frédéric Landragin est en effet docteur en informatique-linguistique et directeur de recherche au CNRS, excusez du peu...

Dans ce livre, il ne va pas nous raconter la façon dont le langage des robots est présenté dans la science-fiction, mais plutôt comment les machines parlantes, y compris celles qui font à présent partie de notre quotidien, fonctionnent. Il explore par là même une discipline à la croisée de la linguistique, de l'informatique et de l'intelligence artificielle : le traitement automatique des langues (TAL).
Il sondera donc tour à tour les différentes facettes de l'intelligence artificielle parlante, puis du traitement automatique des langues à l'écrit et à l'oral. Les deux derniers chapitres abordent les applications concrètes de ces différentes technologies : la traduction automatique d'une part, le dialogue humain-machine d'autre part. Le tout est illustré tout au long par des exemples issus de la science-fiction.

Comment parle un robot est un ouvrage au style d'écriture plutôt universitaire et au niveau assez soutenu : soyez prévenus. Certains chapitres sont passablement ardus. Notamment, ceux consacrés plus particulièrement à l'exploration du TAL poussent très loin l'analyse linguistique : on y décortique la langue française dans toute sa complexité et son ambiguïté syntaxique et sémantique.
C'est complexe, certes, mais également formidablement captivant (comment ne pas être subjugué par les subtilités du langage et la façon dont on les étudie ?). Cet approfondissement est en outre nécessaire pour appréhender l'ensemble des mécanismes qui régissent la façon dont nous nous faisons comprendre d'une interface homme-machine. Cette plongée au cœur des rouages des machines parlantes est absolument passionnante et très éclairante sur le fonctionnement (et les biais) de celles qui nous côtoient déjà.
Il permet en outre de démystifier beaucoup de fantasmes autour de l'intelligence artificielle en évoquant concrètement son fonctionnement et ses limites.

Je conseille donc fortement ce livre à tous ceux que le sujet intéresse et qui veulent en savoir plus sur l'envers du décor tant son contenu est qualitatif. On est très loin du survol : Frédéric Landragin nous offre un ouvrage qui traite en profondeur de son sujet, assorti en plus d'une bibliographie plus que conséquente.


Comment parle un robot ? | Les machines à langage dans la science-fiction | Frédéric Landragin | Le Bélial'

Je n'aime pas les grands

Des forces obscures sont à l'œuvre, elles rampent dans l'ombre et se tapissent pour nous prendre à la gorge ! Nos ennemis sont prêts à toutes les bassesses, ils nous insultent et ils nous blessent ! Hélas, avons-nous le choix ? Nous devons répondre à la terreur par la terreur ! Puisque nos bourreaux ne comprennent pas le langage de la paix, nous leur inculquerons celui de la guerre ! Les masses doivent la comprendre. Nous sommes les victimes des grands qui recherchent notre échec !

Ma première rencontre avec Augustin Petit, celui qui déclame le vibrant discours que je viens de citer, s'est faite il y a quelques années, à l'occasion de l'achat d'impulsion du court roman le mettant en scène Mort aux grands ! chez cette maison d'édition qui s'appelait encore à l'époque Le peuple de Mü. Quelle ne fut pas ma surprise, en ouvrant Je n'aime pas les grands, de retrouver l'ensemble de ce premier opus suivi des autres récits formant les aventures d'Augustin Petit, et par là même une saga uchronique aussi féroce que jubilatoire.

En effet, ce roman prend part après la défaite de la France en 1919 et raconte l'ascension fulgurante d'un homme qui, au milieu du champ de ruines, saura révéler les vrais responsables : les grands.

Je n'aime pas les grands est avant tout une farce extrêmement drôle, écrit de la main plus que talentueuse d'un auteur à la fois érudit et décomplexé, dont les traits d'esprit sont aussi réjouissants que les nombreuses références humoristiques qui jalonnent et aèrent un récit à l'ampleur certaine.
Je n'aime pas les grands est également un texte d'une extrême finesse et d'une grande intelligence, qui démontre parfaitement, par un absurde pourtant sacrément crédible, les mécanismes pouvant entraîner tout un pays à adhérer aux idéologies les plus aberrantes. En cultivant le sentiment d'injustice et de vengeance, en désignant un bouc émissaire, Augustin Petit n'aura en effet pas beaucoup de mal à faire basculer son pays vers le totalitarisme.
Je n'aime pas les grands est enfin un portrait plus que réaliste d'un homme qui, incapable d'assumer sa propre médiocrité, fera porter aux autres la responsabilité de ses faiblesses, et qui, sous prétexte d'avoir été opprimé lui-même, profitera de la première possibilité qu'il se sera donné pour transposer cette oppression sur les autres. Le genre de personne méprisable que l'on a tous rencontré au cours de notre vie.

Je vous conseille donc vraiment de découvrir ce roman qui est, de plus, particulièrement d'actualité !


Je n'aime pas les grands | Pierre Léauté | Mnémos/Mu

Aspirations Découvert par hasard, je ne peux que vous conseiller ce court métrage d'Aude Gogny-Goubert qui narre la rencontre entre une jeune femme fascinée et une actrice ambigüe, objet de sa fascination.
L'histoire est très habile, très subtile. L'intrigue tient sur quelques heures.
Les deux actrices principales sont vraiment impeccables, dans leur jeu, dans leurs regards, dans leurs silences.
La réalisation est soignée, elle nous plonge dans une atmosphère feutrée très en phase avec le propos.

Bref, une vraie belle surprise pour moi !


Aspirations | Aude Gogny-Goubert | 2019

Les maths font leur cinéma Cela faisait un moment que je n'avais pas parlé de maths ! Non ? Si !
Ce n'est même pas (encore) mon habitude sur ce blog. Je vais donc rectifier de ce pas cet oubli en vous parlant d'un livre passionnant, qui a en plus le gros avantage de coupler la thématique des mathématiques avec une autre que j'aime tout autant : le cinéma.

Il existe nombre de films évoquant les mathématiques, il n'est donc pas anodin de se demander de quelle manière cela est fait.
Quels sont les films qui mettent les maths à l'honneur ?
Est-ce que cela est fait à bon escient ?
Quelles théories sont alors abordées ?
Le professeur de mathématiques/blogueur/vidéaste Jérôme Cottanceau, que je découvre grâce à ce livre, s’attelle à répondre à toutes ces questions avec un enthousiasme contagieux.

Découpé en 14 chapitres évoquant chacun un film particulier, Les maths font leur cinéma balaye les champs de la discipline, allant du nombre π au théorème de Fermat, des machines de Turing à la quatrième dimension, de la géométrie algébrique aux équations de Navier-Stokes, j'en passe, et des plus compliqués.

Si vous êtes, comme moi, amoureux des maths, fascinés par leur beauté et leur poésie, vous allez passer un très bon moment de lecture.
Si vous avez été, comme moi, percutés en plein vol par le Pi d'Aronofsky il y a de nombreuses années et que vous ne vous en êtes pas encore remis, vous allez l'aimer tout autant.

Couplant une très bonne maîtrise des différents sujets à une capacité de vulgarisation certaine, l'auteur a su m'accrocher immédiatement par un style abordable sans être trop simpliste. Les maths font leur cinéma est de plus ce genre de livre qui donne juste ce qu'il faut de clés pour attiser l'envie d'en découvrir plus : plus de films, plus de livres, plus de maths...

Les maths font leur cinéma | De Will Hunting à Imitation Game | Jérôme Cottanceau | Dunod

Érostrate for ever

Connaissez vous l'histoire d'Érostrate, monsieur Pimpon ?

C'est ainsi que l'un des derniers protagonistes d'Érostrate for ever nous introduit à l'histoire du personnage qui donne son nom au livre.
Celle de cet homme banal, voire marginal, qui voulait absolument accéder à la postérité et qui a décidé alors d'incendier le temple d'Artémis, l'une des 7 merveilles du monde antique. Simplement pour que l'on se souvienne de lui.
Celle, plus ambigüe, de cet homme né sans rien, condamné à la naissance à une vie médiocre, et qui a cherché par tous les moyens à s'en extraire.

Dans ce recueil de nouvelles, qui n'en est pas vraiment un tant elles forment un tout, Aïssa Lacheb tisse le destin d'autres Érostrate, d'autres êtres dont la vie semble déterminée sans qu'ils aient les moyens de s'en arracher, d'autres individus victimes d'un mauvais choix ou de circonstances tragiques.
5 existences terribles, 5 plongeons dans la noirceur du monde, au cœur des drames familiaux et sociétaux.
Au milieu de ces murs de ténèbres, les acteurs de ces scènes sinistres apparaissent si lumineux dans leur impuissance, si beaux dans leur résistance que la fatalité n'en est que plus amère.

Aïssa Lacheb nous livre un texte au rythme précipité, dans lequel chaque phrase semble dévorer la précédente, nous entrainant dans une course vers l'avant, hâtant les dénouements qui nous paraissent, dès le début, irrésistibles. Sa plume à la force évocatrice rare, à l'exubérance poétique est le plus parfait instrument permettant l'identification et l'empathie.

Rarement ai-je trouvé des portraits plus touchants, des personnalités plus véritables que celles d'Érostrate for ever. Rarement ai-je autant vécu, souffert, enduré avec les protagonistes des histoires que je lis.

Érostrate for ever est un livre très dur, très violent, cru et funeste, mais c'est également une lecture que je ne peux qualifier que de compassionnelle. Elle touche au cœur et parle aux tripes, elle est d'un humanisme fou. Je ne connaissais pas Aïssa Lacheb, la poésie de son écriture m'a fauchée, la construction de son livre m'a dépassée, et sa fin dantesque fut un véritable soufflet.

Érostrate for ever | Aïssa Lacheb | Au diable vauvert

Journal d'un rescapé du bataclan C'est, je pense, un immense cadeau que nous a fait Christophe Naudin en nous livrant le contenu du journal qu'il a tenu de décembre 2015 à décembre 2018, après avoir survécu à l'attentat du Bataclan. Dans un premier temps car il a tenu à le laisser brut, sans réécriture. Il s'agit donc d'un témoignage extrêmement dur, évidemment, écrit par un auteur souvent sous la coupe de troubles du stress post-traumatique, avec toutes les conséquences que cela peut avoir sur la psyché.
Dans un second temps car il l'a complété au moment de son édition par une postface extrêmement éclairante, écrite 2 ans après la fin du journal, 5 ans après l'attentat. D'ailleurs, si je l'ai, pour ma part, lue après le journal, je pense qu'il est intéressant également de la lire avant.
Ces deux revers d'une même médaille forment un ensemble à la fois bouleversant et instructif, un témoignage fort sur l'impact de cet évènement sur la vie d'un survivant. La personnalité de Christophe Naudin contribue, je pense, à l'intérêt du livre : il est historien, a travaillé sur l'Islam médiéval, enseigne l'histoire dans un collège et est clairement engagé politiquement à gauche.

Au fil du récit, nous allons suivre ses réflexions, son besoin de suivre l'actualité, de s'informer encore et encore sur les attentats, sa nécessité dévorante de comprendre.
Sa colère, également.
Face aux médias et à l'affrontement de deux visions aussi caricaturales l'une que l'autre du terrorisme.
Face à sa famille politique, également, et à la complaisance dont elle fait preuve.
En parallèle viendront les phases de reconstruction, son retour au collège, son travail de thérapie, ses amis, ses élèves, ses collègues, la rencontre avec sa compagne...
Il est émouvant de le sentir se détacher quand les entrées de son journal finissent par se faire plus rares, plus courtes et plus posées...

La postface lui permet enfin de remettre les choses en perspective et de dresser le bilan de son parcours pendant ces 5 années. La reconstruction, la nécessité de témoigner, la volonté d'agir.

Journal d'un rescapé du bataclan est un document sans doute unique, fort et juste dans ses réflexions et dans la pertinence des questions que l'auteur pose face à l'islamophobie et à la lutte contre le terrorisme.

Journal d'un rescapé du Bataclan | Christophe Naudin | Editions Libertalia

La confrérie des mutilés Je ne me rappelle plus comment j'ai entendu parler de La confrérie des mutilés. Toujours est-il que je pensais avoir à faire avec un roman policier un peu trashouille puisqu'il aborde le monde très (ré)créatif de la mutilation.
Il narre l'histoire d'un détective privé qui, après avoir perdu l'une de ses mains, se retrouve embauché par une drôle de société secrète qui base son culte sur la mutilation volontaire afin d'élucider le meurtre qui vient de les toucher. Ceci n'est cependant que le point de départ d'une intrigue alambiquée, d'une véritable descente aux enfers faisant la part belle à la dégradation des corps et des esprits (apotemnophobe, passe -vraiment- ton chemin).

Au final, La confrérie des mutilés, c'est tellement plus qu'un polar ! C'est un roman drôle, déjà. Très drôle même. Un texte assez extraordinaire dans lequel se mêle l'absurde et la poésie, la folie et la fureur. Un tourbillon d'aberration, poussant à l'extrême le fanatisme (religieux, essentiellement). C'est un roman féroce, très très féroce et bien plus subtile qu'on pourrait le croire, un texte qui dénonce, qui accuse, qui dresse un bilan bien peu glorieux de la nature humaine.

L'écriture de Brian Evenson est extrêmement clinique et particulièrement démonstrative... Si tu te lances dans cette lecture, assure toi d'abord d'avoir le cœur bien accroché et l'estomac en place, car l'auteur va se faire un malin plaisir de te déstabiliser, de te positionner dans le rôle du voyeur, de titiller ton côté malsain.

Mais tu vas ressortir de tout ça en ayant parcouru un chemin très enrichissant bien que dérangeant, et tu vas rire !

La confrérie des mutilés | Brian Evenson | Traduit par Françoise Smith | Le Cherche Midi – Lot 49

Les dames blanches C'est la première fois que je m'attelle à Bordage, et je ne regrette pas du tout d'avoir enfin fait connaissance avec les écrits de ce grand auteur de science fiction. Il y a en effet dans ces Dames blanches des montagnes de réflexions qui vont bien au delà du mystère qu'elles suscitent.
Quelles sont-elles ? des drôles de sphères blanches, d'une cinquantaine de mètres de diamètre au début, qui apparaissent mystérieusement un beau jour à différents endroits de la planète. Semblant passives, on se rend rapidement compte qu'elles ont la capacité d'attirer et de capturer les enfants de moins de 3 ans, qui disparaissent alors corps et biens.
Que faire alors ? Aller à l'affrontement, bien sûr, quand c'est la seule réponse qui sera jamais utilisée par les gouvernements. Sans beaucoup de succès, par ailleurs, ces sphères semblant totalement invulnérables.
Quelle solution imaginer ? La pire, forcément. Avec toute l'évidence que peut inspirer une espèce aussi destructrice que la nôtre, avec toute la passivité dont nous pouvons faire preuve face aux prises de positions radicales de nos dirigeants quand la menace est inconnue et effrayante (toute ressemblance avec une situation contemporaine est bien sûre entièrement voulue).

Les dames blanches est un récit au temps long, dont l'intrigue prend place sur des dizaines d'années et plusieurs générations.
La description que fait Bordage de ce monde ayant perdu tous ses repères, ayant abandonné toutes ses convictions face à la menace est aussi glaçante que réaliste. On ne peut s'empêcher de se demander ce qu'on ferait dans pareille situation. L'hypothèse émise par Bordage est loin d'être délirante.
Au fur et à mesure de l'expansion de la résignation, les réflexions de certains personnages cherchant une autre voie de résolution n'en deviennent que plus criantes, plus désespérantes dans l'indifférence et l'incompréhension qu'elles suscitent.

Au-delà de la dimension sociétale, c'est au cœur de la cellule familiale que les grands axes du récit se jouent. C'est en effet bien la famille, la filiation, et surtout la faille de transmission qui est le nœud du livre. Quand chaque chapitre porte le prénom d'un des protagonistes, on comprend tout de suite l'ambition de l'auteur à également ramener cette histoire universelle à l'échelle des individus. C'est à travers eux que sera abordé le fanatisme, le pacifisme, la difficulté à se sentir différent des autres, le deuil aussi...

L'écriture de Bordage, tout en sobriété et en retenue, permet de mettre une certaine distance avec la violence des propos et construit une histoire à la fois mélancolique et philosophique, qui fait la part belle également à la mythologie. J'ai senti à la lecture que l'auteur voulait, avant tout, pousser son lecteur à faire ses propres réflexions.

Ce fut une lecture éprouvante et émouvante.
Je ne sais pas comment se situe ce livre dans la carrière prolixe de Bordage, mais il m'a donné envie d'en découvrir plus.

Les dames blanches | Pierre Bordage | L'Atalante