Un Spicilège

Tant qu'il le faudra

J'ai lu Tant qu'il le faudra dans le cadre de mon challenge 12 mois, 12 livres, 12 (masto)potes, challenge qui est bientôt fini et est à peine en retard. Il m'a été conseillé par Pouhiou, qui est quelqu'un que j'apprécie particulièrement suivre sur les réseaux tant je me suis enrichie à son contact. Je le remercie donc énormément d'avoir bien voulu se prêter au jeu.

Tant qu'il le faudra, sur le papier, c'est typiquement le genre de livre que je fuis. C'est un roman catégorisé young adult (un genre que j'ai rarement apprécié), romance (sans doute ce qui m'attire le moins) et a d'abord été écrit et publié via la plateforme Wattpad, sorte de plateforme sociale en ligne sur laquelle les utilisateurs peuvent partager leurs écrits (donc sans doute comme dans la majorité des cas sous forme de roman-feuilleton, genre qui ne m'attire pas non plus beaucoup).
Cependant, je déteste suffisamment avoir des préjugés pour que ça me donne une envie folle de les pourfendre.

Tant qu'il le faudra est une chronique qui prend part dans le milieu queer militant. On y suit les aventures d'un groupe de jeunes adultes faisant tous partie d'une association éditant une revue LGBT +. Une nouvelle rentrée débute, apportant son lot de nouvelles têtes, remettant à plat les anciennes histoires. Entre leurs études ou leur travail, leurs amours, leur engagement, on se rend compte des défis que représente le simple fait de ne pas rentrer dans les cases.

C'est limite si c'est pas une performance, parfois. Certain•e•s performent leurs idées politiques comme si on était au théâtre, comme si parler et dénoncer suffisait à faire un•e militant•e. J'ai tendance à préférer les actes aux beaux discours.

Malgré toute ma bonne volonté, je ne peux pas dire que j'ai adoré Tant qu'il le faudra. Le rythme du roman ne m'a pas convenu, le manque d'enjeux forts également. C'est une chronique, on suit donc la vie des personnages au fil de l'eau. Il m'a manqué une véritable intrigue pour tenir ce premier tome de bout en bout. Surtout, il est vraiment trop éloigné de mon univers (à part en ce qui concerne la vie parisienne – je suis avec vous sur ce coup-là !–).

Cependant, le fait de le lire m'a beaucoup appris, ne serait-ce que sur ce manque de proximité. En effet, il n'est pas étonnant que je me reconnaisse peu dans les personnages, et ce n'est pas grave, je ne manque pas de livres en contenant auxquels je peux m'identifier : ma bibliothèque en est pleine, les librairies en sont pleines. En revanche, me rendre compte de cet évident état de fait m'a permis de me rappeler que les personnages jeunes, queers, handicapés, racisés ou militants ne sont en revanche pas légion dans nos fictions. Le livre n'est pas entièrement pour moi ? Tant mieux, il parlera mieux à d'autres et c'est une chose plus que nécessaire.
Cela ne m'a tout de même pas empêché de trouver beaucoup de choses enrichissantes à sa lecture : le milieu militant est dépeint à merveille, et il aborde un sujet crucial très intelligemment : ce que c'est d'être une minorité au sein même d'une minorité.

Pour ses personnages extrêmement travaillés, ses situations ancrées dans un réel loin d'être facile, son message fort et juste, Tant qu'il le faudra ne vole cependant évidemment pas son succès, et je suis sûre qu'il a de quoi encore plaire à un nouveau lectorat.
Appréciant pour ma part les lectures qui me déstabilisent, je ne regrette absolument pas cette expérience, et si vous avez envie de sortir un peu des cases pour vous faire votre propre opinion, cela vaut le coup.


Tant qu'il le faudra | Cordélia | Akata

Ne croyez surtout pas que je hurle

Ne croyez surtout pas que je hurle est le premier long-métrage de Frank Beauvais, après 8 courts métrages. Découvert par un total hasard, son visionnage a eu tout de l'expérience hypnotique. Élaboré à un moment charnière de l'existence du réalisateur, alors qu'une rupture amoureuse le laisse seul et isolé, passant l'essentiel de son temps à regarder des films, il consiste en un long (1h15) monologue en voix off, illustré par des milliers d'extraits extrêmement courts issus des films visionnés à l'époque. Ciselés à l'extrême, hachurés, segmentés, il ne reste rien de reconnaissable dans ces extraits, et le jeu de devinette s'arrête à peine quelques minutes après de début du visionnage. Il ne reste qu'un profond sentiment de fascination, un élan de sensibilité, une lourde émotion. On se retrouve touché par le mal-être du réalisateur/narrateur que chaque fragment de film vient renforcer comme un écho amplifié. Impossible de s'extirper de cette fugue cinématographique avant la fin d'un soliloque qui ne laisse aucune respiration.
Une fois l'émotion retombée, c'est l'intérêt pour la réalisation qui prend le dessus et on fait face à l'abîme qu'à dû être la construction de cet objet filmique atypique.

C'est pourquoi je rends également un hommage appuyé à la formidable édition DVD signée Capricci, contenant l'ensemble des courts métrages du réalisateur ainsi qu'un entretien absolument passionnant avec lui et son monteur Thomas Marchand permettant de comprendre la genèse du film.


Ne croyez surtout pas que je hurle | Frank Beauvais | 2019

Martin Jauvat

Nous avons découvert le cinéma du jeune réalisateur Martin Jauvat, à l'occasion de la projection de 3 courts-métrages.
Les Vacances à Chelles et Le sang de la Veine, qu'il a écrit et réalisé, et Ville éternelle, réalisé par Garance Kim, qu'ils ont coécrit.

Alors que son premier long métrage s'apprête à sortir (Grand Paris, le 29 mars), j'ai été vraiment ravie de pouvoir le rencontrer et découvrir son cinéma un peu absurde, tendre et poétique.

J'ai beaucoup apprécié la vision de la banlieue parisienne qu'il apporte, une vision joyeuse et colorée bien éloignée de la grisaille habituelle. Il filme ce qu'il connaît puisqu'il a grandi à Chelles (à deux pas de chez moi). Ses personnages sont également attachants car attendrissants dans leur maladresse. Il est beaucoup question d'ennui dans ses histoires, le genre d'ennui qui nous entraîne là où on ne l'avait pas imaginé et fait naître des drôles d'aventures.

Le côté décalé des œuvres a fait que je n'ai pas été surprise d'apprendre sa proximité avec le réalisateur Benoît Forgeard dont j'ai adoré le film Yves.

Tout cela nous a sacrément donné envie de voir son premier long-métrage. Comptez sur moi pour vous parler bientôt de Grand Paris.

L'Esprit critique

J'ai rarement été déçue par la collection Octopus de Delcourt, consacrée à la vulgarisation dans tous les domaines. L'Esprit critique ne fait pas exception à la règle, et est même l'un de mes opus préférés (peut-être également parce qu'il touche un sujet que j'aime particulièrement). En suivant l'histoire de Paul, qui reçoit la visite de l'esprit critique incarné après ses conversations avec et autour d'une druide qui lui a fait perdre toute bonne foi, chaque lecteur se retrouve à faire le travail intellectuel nécessaire à l'établissement d'une véritable pensée scientifique.

Plus on apprend, plus on prend conscience de l'étendue de son ignorance. Du coup, on devient prudents... Parfois à l'excès. Tandis que les gens moins compétents n'ont pas les compétences pour mesurer leur degré d'incompétence... Alors, ils se croient compétents.

Après des rappels historiques, la BD revient sur les concepts fondamentaux de la discipline, décortique les biais cognitifs, mais donne également les clés permettant de pouvoir évaluer si une information est fiable ou non. Avec les dessins pétillants de Gally et une bonne dose d'humour, cet ouvrage pourtant très dense en informations s'avère très agréable à lire, et je ne peux qu'en conseiller vivement la découverte, surtout aux jeunes générations (mes deux ados y sont passés avec plaisir !).


L'esprit critique | Scénario de Isabelle Bauthian | Dessins de Gally | Delcourt / Octopus

Le passeur

J'ai lu Le passeur dans le cadre de mon challenge 12 mois, 12 livres, 12 (masto)potes. Il m'a été conseillé par Miguel que je remercie énormément.
Je ne sais pas si mes envies m'auraient conduite vers ce livre sans cette recommandation tant je me méfie des romans s'appuyant à ce point sur des faits réels, contemporains et qui touchent quotidiennement nos émotions.

Ce roman narre en effet une l'histoire de Seyoum, un très important passeur basé sur une plage libyenne, exploitant le désespoir des gens pour alimenter son commerce. Cynique et désabusé, on l'accompagne alors que l'arrivée d'un nouveau groupe de volontaires met à mal la carapace qu'il s'était forgée.

J'étais très méfiante en commençant ma lecture. J'avais peur, malgré la relative brièveté du roman, qu'il se perde dans une analyse trop complexe de la situation ayant permis au passeur de mettre en place son business, qu'il nous abreuve de considérations géopolitiques, d'analyses, de jugements, de leçons, fatalement trop partiales. J'ai été plutôt rassurée sur ce point. Sans occulter l'ancrage dans le réel de son récit, Stéphanie Coste ne s’appesantit pas sur des analyses et reste dans l'exposition de certains faits pour nourrir la personnalité de ses protagonistes. Il ne m'a pas été difficile de me détacher de cette situation particulière que j'estime ne pas assez maîtriser pour pouvoir juger de la pertinence des écrits de l'auteur.

Car en effet, l'histoire qui nous est comptée est universelle : la quête de sens d'un personnage qui a sombré depuis longtemps dans le cynisme. Va-t-il finir par s'autodétruire ou va-t-il trouver une forme de rédemption ?
Malheureusement, c'est là que le bât blesse un peu. Car je n'ai rien trouvé de véritablement original dans le fond. Certes, la plongée au plus profond d'une âme torturée est toujours éprouvante, et l'auteur a su donner un peu de corps à son personnage principal. Cependant, le propos de fond est une histoire vieille comme le monde, de nombreuses fois déclinée et le traitement qui en est fait par l'auteur, s'il est aussi touchant qu'un autre, n'est pas particulièrement inédit.

Il reste tout de même l'écriture de Stéphanie Coste, très charnelle, et à la force immersive certaine. J'aurais aimé une histoire à sa hauteur.


Le passeur | Stéphanie Coste | Gallimard / Folio

Will my parents come to see me

Will my parents come to see me est un court métrage bouleversant, traitant du sujet au combien difficile de la peine de mort, réalisé par le Somalien Mo Harawe. En Somalie la peine de mort est toujours d'actualité. Dans ce film tourné sur place en somali (langue officielle du pays), on suit le dernier jour de Farah, un jeune condamné à mort.

Bien que je ne l'aie pas attendu pour me positionner absolument contre la peine de mort, quelles que soient les circonstances, ce film m'a profondément déchirée.
Répondant à l'envie du réalisateur de rester dans l'exposition des faits plus que dans le plaidoyer, il met en avant les plans fixes, les silences, l'étrange calme qui précède l'exécution, quand un condamné à la jeunesse éclatante ne réalise pas encore ce qui l'attend et vit sa dernière journée dans un détachement bien trop humain.
Rendant plus qu'évident l'absurdité de la chose de par la crudité de son réalisme, le voile pudique jeté dans les derniers instants a achevé de me bouleverser et j'ai fini en pleurs.

Pas étonnant qu'il ait remporté (entre autres) le grand prix de la compétition internationale au dernier festival du court-métrage de Clermont-Ferrand. Il est toujours possible de le regarder sur arte.tv.


Will my parents come to see me | Mo Harawe | 2022

Kimono

Le musée du quai Branly a accueilli la somptueuse exposition Kimono, qui retrace l'histoire et l'évolution de ce vêtement (ces vêtements) de l'ère Édo jusqu'à nos jours. On y découvre tout : de son origine à sa symbolique, de son mode de fabrication à son exportation, jusqu'à la forte inspiration qu'il a eue sur la mode occidentale.
Visitée en compagnie d'une amie chère, j'ai été ébahie devant la richesse de la collection présentée (environ 200 kimonos et de nombreuses estampes) et la magnificence des pièces, extrêmement bien mises en avant par la scénographie toujours parfaite de ce musée. Tout était époustouflant : des kimonos ancestraux richement brodés, aux détails d'une finesse absolue, jusqu'aux pièces de créateurs contemporains ayant su réinterpréter avec brio cet habit traditionnel, comme l'a fait Hiroko Takahashi, créatrice du kimono unisexe présenté sur l'affiche de l'exposition (j'aurais bien aimé repartir avec !).
Très dense en éléments de contextualisation, c'est toute l'histoire et les traditions du Japon qui nous sont comptées par ce prisme. En ayant pris tout le temps nécessaire sans pour autant s'attarder indéfiniment sur la collection, il nous a tout de même fallu deux heures et demie pour en venir à bout.
Du temps que je n'ai pas vu passer, trop absorbée dans mes contemplations !


Kimono | Musée du quai Branly

Que ma mort soit une fête

Victor Vidal, surnommé El Frente, était un adolescent délinquant, un robin des bois qui distribuait le fruit de ses vols à ceux de son quartier. Abattu par la police à l'âge de 17 ans, il entre dans la légende. Cristan Alarcón est un journaliste qui a voulu donner la voix à ceux qui l'ont côtoyé, en s'immisçant dans le quartier pauvre de Buenos Aires dont il était issu.

A ma mort, jouez de la cumbia :
Au son des tambours, pas de prière pour moi
Pas de pleurs, ça me rendrait triste
Pas de couronnes, pas de visages sinistres
Que ma mort soit une fête, au son de la cumbia.

Il en tire un livre bouleversant de sincérité, dans lequel tous les protagonistes sont les héros d'un récit dramatique. Chaque chapitre se focalise sur une personnalité différente, sur un parcours de vie, construisant au fil des pages un récit choral rendant compte de la réalité de la vie de ces quartiers, faite de petite et grosse délinquances, de galères, de drames mais également d'une incroyable solidarité.

Nous autres, umbanda, on les considère comme des crianças jusqu'à 15 ans. On a pas demandé à ce que ça existe, les voleurs crianças. Pour moi, un gamin de 15 ans qui vole, c'est très dur. Ca fait mal parce qu'ils n'ont pas conscience de ce qu'ils font.
Les gosses veulent se sentir forts. Ont-ils idée qu'on va les abattre ?

On peut se sentir dérouté par le ton très journalistique du récit. Il est vrai qu'Alarcón n'a pas la verve d'un Karim Madani ou d'un Gil Scott-Heron. Cependant, il est criant, dans ce livre, qu'il a à cœur de mettre en avant ses interlocuteurs. Ce sont eux les vrais poètes. C'est dans leurs mots que toutes les émotions se trouvent, et ils sont totalement mis en valeur dans le livre.

On ne peut donc qu'être touché par ce livre, par l'étrange énergie qui émerge de ses pages et par la philosophie de vie qui en ressort.


Que ma mort soit une fête | Cristian Alarcón | Traduit par Michèle Guillemont | Marchialy

Voyage au centre du microbiote

Plonger au cœur de notre microbiote intestinal grâce à une BD voilà qui est assez déconcertant ! À plus forte raison quand la BD en question narre l'histoire d'une poignée de journalistes venus découvrir le remède miracle d'un milliardaire censé accroître la résistance et la longévité des humains.

Voyage au centre du microbiote peut paraître déroutante mais, au final, elle est truffée de connaissances tout en restant abordable. On se prend au jeu du drôle de récit, d'autant plus qu'il permet l'articulation entre différentes phases de vulgarisation sacrément denses ! On en apprend vraiment beaucoup sur le sujet. Il faut dire qu'il est vaste ! Et cette approche permet de le rendre absolument passionnant, et d'en comprendre l'importance cruciale.
En effet, si le microbiote est central pour la santé humaine, si ses répercussions sur notre corps sont immenses et bien souvent insoupçonnées, on découvre également à quel point la biodiversité est importante pour qu'il se porte bien.
On s'attache rapidement au ton si particulier de cette BD, tant son propos interpelle, et ce voyage à la rencontre du microbiote finit par se vivre comme une véritable épopée.


Voyage au centre du microbiote | Scénario de Fäst | Dessins de Héloïse Chochois | Delcourt

Scale

Cette année encore, impossible pour moi d'aller au Festival International du Court-Métrage de Clermont-Ferrand, malgré une envie toujours aussi prégnante.
En attendant le jour béni où j'y serai festivalière, je me console en découvrant les courts-métrages concourant pour le festival disponibles sur arte.tv. C'est là que j'ai déniché le très fascinant Scale, du réalisateur britannique Joseph Pierce.

Scale est un film d'animation dramatique, adapté d'une nouvelle de Will Serf. Le narrateur nous y raconte comment ses addictions ont fini par altérer son sens de la réalité, et notamment celui des proportions. Plongeant de plus en plus profondément dans sa dépendance aux opiacés, il porte un regard extérieur sur sa longue chute.

On pourra dire de moi que j'avais perdu le sens des proportions, mais jamais je n'ai perdu le sens de la mesure.

Scale est un film bouleversant, autant dans son propos que dans son esthétique. La déformation de la perception du personnage principal est soulignée par les déformations de l'image, quand un oeil, un nez, envahissent l'écran jusqu'à éclipser tout le reste. D'une voix monocorde, proche de l'extinction, le narrateur nous plonge dans les tréfonds de l'addiction et toutes les conséquences qu'elle entraîne. C'est poignant, vibrant, implacable.
Porté par une musique enveloppante, signée Lung Dart, Scale est une véritable expérience. Troublante, dérangeante, captivante.
Alors que le palmarès vient de tomber, force est de constater que je ne suis pas la seule à l'avoir apprécié puisqu'il vient de recevoir le prix du public labo 2023 du festival...


Scale | Joseph Pierce | 2022