Un Spicilège

Pyongyang 1071

Qu'est-ce qui est passé par la tête du journaliste Jacky Schwartzmann quand il a eu l'idée folle d'aller courir le marathon de Pyongyang ? Outre le léger détail qui est que Pyongyang est la capitale de l'une des dictatures les plus fermées au monde, il y en a un autre : s'il est un coureur du dimanche, il y a un gouffre entre sa pratique et préparer un marathon !
Manifestement, ces quelques broutilles ne sont pas du genre à arrêter notre homme qui se lance dans l'aventure et nous la raconte dans les détails pour notre plus grand plaisir.

Aventure épique, s'il en est, avec ses épreuves à surmonter : convaincre ses proches qu'il n'a pas perdu la raison, triompher des épreuves administratives, tout en préparant au mieux une épreuve sportive. Avec son regard effronté et son humour inébranlable, il nous en apprend beaucoup, mine de rien, grâce à ses perceptions, sur le pays et le peuple coréen. En mêlant le récit de ses efforts pour atteindre ses objectifs sportifs avec sa découverte d'un pays replié sur lui-même, il nous livre un récit passionnant, touchant et vrai, qui m'a émue (un peu) et fait rire (beaucoup).
De quoi en tirer de belles leçons de vie.


Pyongyang 1071 | Jacky Schwartzmann | Paulsen

Eugène

Ça y est, c'est fini, Eugène est bel et bien le dernier tome de la série RIP. Un tome qui clos une série extrêmement qualitative, que j'ai pris beaucoup de plaisir à lire.
Je ne saurais que louer la maîtrise de Gaet's. Il a su fournir un scénario extrêmement dense, aux intrigues étroitement intriquées, tout en ménageant suffisamment de zones d'ombre pour garder l’intérêt du lecteur jusqu'au bout. Son habilité à donner vie à des personnages aussi détestables que crédibles y est aussi pour beaucoup, et Albert, Maurice, Fanette et tous les autres resteront longtemps dans mon souvenir.
Les dessins de Julien Monnier auront également été grandioses du début à la fin, sa maîtrise des visages et des paysages urbains ont grandement contribué au charme de la série.

Nulle crainte à avoir au sujet de ce dernier tome : il clôt magnifiquement cette histoire violente et triste. Eugène n'est pas le plus simple des personnages. C'est encore une fois sale et dur. Je ne cache pas mon émotion quand il a fallu tourner la dernière page. Cependant, la fin est à la hauteur du reste et aucune frustration ne subsiste... uniquement la tristesse que ça soit déjà fini.

( Si mon avis sur le T5 t'intéresse, tu peux cliquer ici).


RIP, T6 : Eugène | Scénario de Gaet's | Dessins de Julien Monnier | Editions Petit à petit

Expiration

Je connais peu Ted Chiang, et pourtant j'ai souvenir d'avoir entendu de nombreux compliments à son sujet. Il semble pourtant avoir une production restreinte, mais quand je lis le nombre de prix reçus, je me dis qu'il y a quelque chose.
En ce qui concerne Expiration, je me rappelle juste que le premier avis que j'ai lu dessus était celui de l'autrice Florence Porcel qui en louait toutes les qualités.

Recueil de neuf nouvelles de tailles et de styles bien différents, on sent tout de même des thèmes récurrents dans cet ouvrage. Par exemple, la question du libre arbitre : quel est-il, quelle est son importance, que faire si on se rend compte qu'on en a ou non ? Ou celle de la connaissance : que fait-on de trop de savoir ? Comment vivre dans un monde que l'on sait condamné ? Dans une vie dont on connaît la fin ? Ou dont on sait ce qu'elle aurait pu être ?

Les gens sont faits d'histoires. Nos souvenirs ne sont pas l'accumulation neutre de chaque seconde vécue; ils sont le récit que nous écrivons à partir de moments choisis.

Si les nouvelles ne m'ont pas toutes parlé de la même manière (Le cycle de vie des objets logiciels, très longue, m'a moins touchée, quand Expiration, ou Le grand silence, m'ont particulièrement émue), il ressort de cette lecture l’extrême intelligence et la sagesse de son auteur. Loin des grandes démonstrations, il parvient en effet à nous plonger dans l'introspection en quelques phrases, et à bouleverser nos perceptions en quelques mots.

Ce fut une lecture d'une grande douceur et d'une certaine puissance, aussi optimiste que réaliste, me poussant à prendre certaines choses avec une perspective nouvelle. Une belle rencontre avec cet auteur.

N'oubliez pas de changer d'air...


Expiration | Ted Chiang | Traduit par Théophile Sersiron | Denoël/Lunes d'encre

Le règne animal

Alors qu'un étrange mal touche une partie de la population, transformant progressivement les personnes en animaux, un père et son fils voient leur existence bouleversée...

Fraîchement remise de la découverte du dernier film de Thomas Cailley, il m'était impossible de ne pas en parler.

Parce qu'un film fantastique, français, original et réussi, ça n'est pas courant.
Parce que prendre à rebours tous ces scénarios ineptes pour se concentrer sur les conséquences humaines et sociétales d'une telle situation est une idée de génie.
Parce que ce n'est pas dieu possible de brasser autant de thèmes et de le faire aussi bien.
Parce que les images sont belles, les cadres poétiques, les scènes de nuit et de poursuites particulièrement soignées.
Parce que quelques longueurs ne sont pas rédhibitoires.

Parce que j'aurai toujours une tendresse pour Romain Duris.
Parce que Paul Kirsher partait de loin et m'a fait peur, pour finalement éclore et me happer.
Parce que je pardonne, même si elle est dommage, la semi-transparence d'Adèle Exarchopoulos.
Parce que Tom Mercier, étrange et bouleversant, m'a profondément émue, comme toujours...

Parce que j'ai été transportée, j'ai compris, j'ai pleuré...
Parce que qu'un projet aussi atypique réussisse à voir le jour en France et soit aussi soigné, ça mérite qu'on s'y intéresse...


Le règne animal | Thomas Cailley | 2023

The Mass of men

The Mass of Men est un court-métrage du réalisateur franco-allemand Gabriel Gauchet tourné en anglais et rien de moins qu'une petite merveille de narration, portée par des acteurs impeccables.
En 17 minutes, il réussit une montée en puissance de la tension absolument parfaite, qui m'a scotchée à l'écran. Un scénario classique (un homme au chômage arrive quelques minutes en retard à son rendez-vous à l'agence pour l'emploi) est sublimé par une narration originale (les premières secondes du film, surtout), un développement inattendu et un sous-texte savoureusement cynique.
Un court que je conseille vraiment, mais attention à la violence, elle est crue et choque un peu !


The Mass of Men | Gabriel Gauchet | 2012

Les choses immobiles

La Martinique dans un futur proche, voici le théâtre du dernier roman de Michael Roch. Sur cette île à laquelle le gouvernement n'accorde plus d'importance, un frère en rejoint un autre, après le décès de leur père. Sur cette île en proie à la lutte pour l'indépendance, deux destins s'écorchent.

Et le soleil cognait sur nos peaux déjà tannées, tannées deux fois et retannées par des hivers de galériens. On le savait ça, qu'on était des galériens. On se reconnaissait à ce qu'on avait dans les yeux, sous les joues et au fond des poches ; les années de galère qui font disparaître l'âge et le goût des choses immobiles.

Je ne pense pas me lasser un jour de la puissance de l'écriture de Michael Roch. Au service de ce nouveau récit tourmenté, elle se joue des mots, de leurs symboles, de leur sonorité, de leur poésie.
Quelle impression folle, quand le style s'accorde avec le propos : ici : cru, là : violent, plus loin : onirique, souvent : âpre, aride, comme une terre trop sèche... évocateur, toujours, et saisissant... autant que l'histoire est riche.

Pour ajouter à sa formidable plume, Michael Roch est en effet également un faiseur d'histoire hors pair. Il sais guider le lecteur dans une trame aux dimensions multiples, dans laquelle les récits personnels font écho à des enjeux bien plus vastes.

Avec Les choses immobiles, Michael Roch signe de nouveau un livre remarquable à tous les niveaux.

N'oubliez pas de vous couvrir la tête...


Les choses immobiles | Michael Roch | Mnémos/Label Mu

La pensée selon la tech

En sa qualité de professeur en littérature comparée, universitaire renommé, Adrian Daub nous livre ici un essai sur les influences littéraires et philosophiques des grands noms de la tech. Divisé en 7 sections, chacune d'entre elles aborde un courant de pensée précis et la manière dont il est perçu et utilisé dans la Silicon Valley.
Nous volons donc des théories de McLuhan sur l'importance de posséder un média plutôt que son contenu à celles de René Girard sur les désirs mimétiques en passant par le randianisme (objectivisme) ou l'échec selon Samuel Beckett.

L'esthétique du génie qui règne sur le secteur de la tech repose encore et toujours sur cette espèce de courage purement gestuel, sur le déguisement des petites choses du quotidien en grands actes de non-conformisme, voire de résistance. Vous répétez ce que les gens disent autour de vous et vous pouvez qualifier cela de libre-pensée. Vous investissez l'argent de certaines personnes pour exploiter le travail d'autres personnes, et vous pouvez qualifier cela de prise de risques.

Comme il est facile de s'en rendre compte, La pensée selon la tech est un ouvrage assez pointu faisant appel à des références soutenues qui rendent parfois difficile l'accès aux thèses défendues. Cependant, avec un peu de concentration et de persévérance, porté par l'humour et les capacités littéraires de son auteur, il permet de dresser un portrait assez édifiant des grandes valeurs guidant les choix des acteurs-clés du secteur.
Si ça n'est pas une surprise de se rendre compte qu'ils recyclent beaucoup d'idées conservatrices en leur donnant un look novateur, si leur storytelling autour de la valorisation de l'échec ou de la disruption n'est pas un coup de théâtre, en savoir plus sur les origines de ces idées éclaire beaucoup sur le fond de leurs pensées (le chapitre sur le randianisme ayant pour moi été le plus parlant).

Au-delà d'un pamphlet, La pensée selon la tech est autrement plus éclairant pour se faire une opinion sur l'idéologie qui guide ceux qui tiennent une bonne partie de nos vies entre leurs mains. La mienne est faite.

N'oubliez pas d'éteindre...


La pensée selon la tech | Adrian Daub | Traduit par Anne Lemoine | C&F Éditions

Les Derniers cow-boys français

C'est une drôle d'expérience que celle de lire Léonel Houssam, qui, à la sortie de ce court roman, se faisait encore appeler Andy Vérol. Directs, crus, sans précautions ni censure, sans prudence ni ménagement, ses textes sont des aiguilles chauffées à blanc qui plongent immédiatement dans le regard confortable de l'habituel et fait exploser les globes du conformisme.

Dans ce roman, il narre la fuite éperdue d'un jeune flic abandonné par sa femme, qui, dégoûté en prime des agissements de ses collègues cent fois plus délinquants que ceux qu'ils prétendent combattre, démissionne pour tomber sous l'emprise d'une sorte de gourou aussi inspirant que tordu.

On fait clapoter la surface de l'eau/avec/un/peu/de/mousse avec la paume de nos mains. Elle me dit que je suis cinglé. Je lui réponds : « C'est ma façon à moi d'être perdu.» Je le dis comme si j'étais elle. L'eau. Comme si nous étions fusion.

A travers cette histoire sordide, à travers ses personnages maudits, à travers une succession de scènes répugnantes, Andy Vérol nous livre un texte frénétique, dont l'extrême violence, dont la grossièreté abjecte n'est que le miroir un peu trop efficace des obscénités de notre société. Sous couvert de provocation, c'est une dénonciation franche, un pamphlet aiguisé qui nous est proposé, pour peu qu'on réussisse à se détacher le sens premier des mots.
Par la puissance de sa plume, Andy Vérol réussi le tour de force de garder la lecture captive tout en enchaînant l'insoutenable et sa maîtrise du verbe a fini de me conquérir.

Les Derniers cow-boys français en rebutera sans doute plus d'un. C'est une lecture choquante à plus d'un titre. C'est cependant également un texte d'une force remarquable.

N'oubliez pas de vider la baignoire.


Les derniers cow-boys français | Andy Vérol/Léonel Houssam | Pimientos/Pylône

Alfie

Alfie est un roman particulièrement astucieux. Écrit du point de vue d'une intelligence artificielle nouvellement installée dans la maison d'une famille ordinaire, l'étrange naïveté qui émane de cette conscience en construction fait d'Alfie un livre très facile d'accès et pourtant diablement intelligent.
En faisant un pas de côté salutaire, en abordant le quotidien de cette famille semblable à des milliers d'autres d'un point de vue externe et étranger, il met en avant les travers qui nous touchent tous avec une efficacité désarmante.

Alfie est un roman effroyablement drôle. Piquant.
Absolument toutes nos aliénations, tous nos biais y sont pointés et tournés en dérision. Toutes nos peurs liées à l'intelligence artificielle, toutes les dérives réelles ou fantasmées possibles seront aussi évoquées. Lorsque le ton commence à changer, au fur et à mesure que cette intelligence artificielle, au début très candide, apprend et devient de plus en plus consciente, on commence à osciller entre l'amusement et la tension. Jusqu'à frôler le malaise.

Christopher Bouix nous offre un récit à la trame juste, parfaitement équilibré, à l'écriture dynamique. Alfie fait partie de ces romans qu'il est difficile de poser avant la fin tant le cheminement est efficace, jusqu'à un final à la hauteur du voyage. Je n'aborderai pas, pour ne pas gâcher la surprise, toutes les idées de génie, toutes les références utiles qui nourrissent cette intrigue passionnante, mais j'ai trouvé cela brillant du début à la fin.
Ce fut le genre de lecture que j'apprécie particulièrement : divertissante, et dont les thèmes abordés et la perspicacité sont sources de réflexions, et font naître des envies de connaissances.

N'oubliez pas de déconnecter.


Alfie | Christopher Bouix | Au Diable Vauvert

Datamania

A travers le voyage métaphorique de son personnage principal, un médiateur numérique prenant conscience des impacts de ses actions en ligne sur l'intégrité de ses données privées, Datamania nous sensibilise à l'utilisation qu'en font les grandes entreprises régissant la vie en ligne. Au-delà d'une simple dénonciation, cette bande dessinée prend plutôt le parti de la sensibilisation et nous donne certaines clés pour nous protéger.

Avec un graphisme clair et coloré, une intrigue ludique et un vocabulaire adapté, il m'a semblé, à la lecture, que Datamania était parfait pour aborder le sujet avec les ados qui se sont incrustés sous mon toit. Ce fut donc une lecture partagée avec mes deux garçons de 13 et 15 ans, tous deux férus de jeux vidéos, consommateurs de contenus en ligne (surtout vidéos) et globalement assez peu sensibles mais tout de même curieux de la question.
Après leur retour de lecture, je dois dire que Datamania est, pour l'instant du moins, le support qui m'a été le plus utile pour aborder avec eux les sujets autour de la vie privée numérique, des GAFAM et assimilés, des logiciels libres et toutes ces choses qui me semblent importantes et pour lesquelles je trouve qu'ils manquent dramatiquement d'informations. Ils ont tous les deux pris du plaisir à le lire et en sont sortis avec des clés de compréhension et avec des questionnements qui m'ont fait penser qu'ils avaient eu un réel début de prise de conscience sur le sujet. Ils ont également spontanément adopté quelques bons réflexes conseillés dans le livre et ils abordent à présent tout ce qui leur est familier avec un œil beaucoup plus critique qu'avant.

J'ai pour ma part trouvé la BD particulièrement bien conçue. On y fait un véritable tour d'horizon du sujet de manière très didactique. Beaucoup de concepts qui peuvent paraître rébarbatifs deviennent soudainement limpides et, loin d'être catastrophiste ou culpabilisant, l'auteur met plutôt l'accent sur les leviers qui sont à notre portée pour reprendre le contrôle.

C'est un ouvrage que je conseille à tous ceux qui sont sensibles au sujet sans y connaître grand-chose, parfait donc pour les jeunes !

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Datamania | Audric Gueidan et Halfbob | Dunod Graphic