Un Spicilège

Le règne animal

Alors qu'un étrange mal touche une partie de la population, transformant progressivement les personnes en animaux, un père et son fils voient leur existence bouleversée...

Fraîchement remise de la découverte du dernier film de Thomas Cailley, il m'était impossible de ne pas en parler.

Parce qu'un film fantastique, français, original et réussi, ça n'est pas courant.
Parce que prendre à rebours tous ces scénarios ineptes pour se concentrer sur les conséquences humaines et sociétales d'une telle situation est une idée de génie.
Parce que ce n'est pas dieu possible de brasser autant de thèmes et de le faire aussi bien.
Parce que les images sont belles, les cadres poétiques, les scènes de nuit et de poursuites particulièrement soignées.
Parce que quelques longueurs ne sont pas rédhibitoires.

Parce que j'aurai toujours une tendresse pour Romain Duris.
Parce que Paul Kirsher partait de loin et m'a fait peur, pour finalement éclore et me happer.
Parce que je pardonne, même si elle est dommage, la semi-transparence d'Adèle Exarchopoulos.
Parce que Tom Mercier, étrange et bouleversant, m'a profondément émue, comme toujours...

Parce que j'ai été transportée, j'ai compris, j'ai pleuré...
Parce que qu'un projet aussi atypique réussisse à voir le jour en France et soit aussi soigné, ça mérite qu'on s'y intéresse...


Le règne animal | Thomas Cailley | 2023

The Mass of men

The Mass of Men est un court-métrage du réalisateur franco-allemand Gabriel Gauchet tourné en anglais et rien de moins qu'une petite merveille de narration, portée par des acteurs impeccables.
En 17 minutes, il réussit une montée en puissance de la tension absolument parfaite, qui m'a scotchée à l'écran. Un scénario classique (un homme au chômage arrive quelques minutes en retard à son rendez-vous à l'agence pour l'emploi) est sublimé par une narration originale (les premières secondes du film, surtout), un développement inattendu et un sous-texte savoureusement cynique.
Un court que je conseille vraiment, mais attention à la violence, elle est crue et choque un peu !


The Mass of Men | Gabriel Gauchet | 2012

Les choses immobiles

La Martinique dans un futur proche, voici le théâtre du dernier roman de Michael Roch. Sur cette île à laquelle le gouvernement n'accorde plus d'importance, un frère en rejoint un autre, après le décès de leur père. Sur cette île en proie à la lutte pour l'indépendance, deux destins s'écorchent.

Et le soleil cognait sur nos peaux déjà tannées, tannées deux fois et retannées par des hivers de galériens. On le savait ça, qu'on était des galériens. On se reconnaissait à ce qu'on avait dans les yeux, sous les joues et au fond des poches ; les années de galère qui font disparaître l'âge et le goût des choses immobiles.

Je ne pense pas me lasser un jour de la puissance de l'écriture de Michael Roch. Au service de ce nouveau récit tourmenté, elle se joue des mots, de leurs symboles, de leur sonorité, de leur poésie.
Quelle impression folle, quand le style s'accorde avec le propos : ici : cru, là : violent, plus loin : onirique, souvent : âpre, aride, comme une terre trop sèche... évocateur, toujours, et saisissant... autant que l'histoire est riche.

Pour ajouter à sa formidable plume, Michael Roch est en effet également un faiseur d'histoire hors pair. Il sais guider le lecteur dans une trame aux dimensions multiples, dans laquelle les récits personnels font écho à des enjeux bien plus vastes.

Avec Les choses immobiles, Michael Roch signe de nouveau un livre remarquable à tous les niveaux.

N'oubliez pas de vous couvrir la tête...


Les choses immobiles | Michael Roch | Mnémos/Label Mu

La pensée selon la tech

En sa qualité de professeur en littérature comparée, universitaire renommé, Adrian Daub nous livre ici un essai sur les influences littéraires et philosophiques des grands noms de la tech. Divisé en 7 sections, chacune d'entre elles aborde un courant de pensée précis et la manière dont il est perçu et utilisé dans la Silicon Valley.
Nous volons donc des théories de McLuhan sur l'importance de posséder un média plutôt que son contenu à celles de René Girard sur les désirs mimétiques en passant par le randianisme (objectivisme) ou l'échec selon Samuel Beckett.

L'esthétique du génie qui règne sur le secteur de la tech repose encore et toujours sur cette espèce de courage purement gestuel, sur le déguisement des petites choses du quotidien en grands actes de non-conformisme, voire de résistance. Vous répétez ce que les gens disent autour de vous et vous pouvez qualifier cela de libre-pensée. Vous investissez l'argent de certaines personnes pour exploiter le travail d'autres personnes, et vous pouvez qualifier cela de prise de risques.

Comme il est facile de s'en rendre compte, La pensée selon la tech est un ouvrage assez pointu faisant appel à des références soutenues qui rendent parfois difficile l'accès aux thèses défendues. Cependant, avec un peu de concentration et de persévérance, porté par l'humour et les capacités littéraires de son auteur, il permet de dresser un portrait assez édifiant des grandes valeurs guidant les choix des acteurs-clés du secteur.
Si ça n'est pas une surprise de se rendre compte qu'ils recyclent beaucoup d'idées conservatrices en leur donnant un look novateur, si leur storytelling autour de la valorisation de l'échec ou de la disruption n'est pas un coup de théâtre, en savoir plus sur les origines de ces idées éclaire beaucoup sur le fond de leurs pensées (le chapitre sur le randianisme ayant pour moi été le plus parlant).

Au-delà d'un pamphlet, La pensée selon la tech est autrement plus éclairant pour se faire une opinion sur l'idéologie qui guide ceux qui tiennent une bonne partie de nos vies entre leurs mains. La mienne est faite.

N'oubliez pas d'éteindre...


La pensée selon la tech | Adrian Daub | Traduit par Anne Lemoine | C&F Éditions

Les Derniers cow-boys français

C'est une drôle d'expérience que celle de lire Léonel Houssam, qui, à la sortie de ce court roman, se faisait encore appeler Andy Vérol. Directs, crus, sans précautions ni censure, sans prudence ni ménagement, ses textes sont des aiguilles chauffées à blanc qui plongent immédiatement dans le regard confortable de l'habituel et fait exploser les globes du conformisme.

Dans ce roman, il narre la fuite éperdue d'un jeune flic abandonné par sa femme, qui, dégoûté en prime des agissements de ses collègues cent fois plus délinquants que ceux qu'ils prétendent combattre, démissionne pour tomber sous l'emprise d'une sorte de gourou aussi inspirant que tordu.

On fait clapoter la surface de l'eau/avec/un/peu/de/mousse avec la paume de nos mains. Elle me dit que je suis cinglé. Je lui réponds : « C'est ma façon à moi d'être perdu.» Je le dis comme si j'étais elle. L'eau. Comme si nous étions fusion.

A travers cette histoire sordide, à travers ses personnages maudits, à travers une succession de scènes répugnantes, Andy Vérol nous livre un texte frénétique, dont l'extrême violence, dont la grossièreté abjecte n'est que le miroir un peu trop efficace des obscénités de notre société. Sous couvert de provocation, c'est une dénonciation franche, un pamphlet aiguisé qui nous est proposé, pour peu qu'on réussisse à se détacher le sens premier des mots.
Par la puissance de sa plume, Andy Vérol réussi le tour de force de garder la lecture captive tout en enchaînant l'insoutenable et sa maîtrise du verbe a fini de me conquérir.

Les Derniers cow-boys français en rebutera sans doute plus d'un. C'est une lecture choquante à plus d'un titre. C'est cependant également un texte d'une force remarquable.

N'oubliez pas de vider la baignoire.


Les derniers cow-boys français | Andy Vérol/Léonel Houssam | Pimientos/Pylône

Alfie

Alfie est un roman particulièrement astucieux. Écrit du point de vue d'une intelligence artificielle nouvellement installée dans la maison d'une famille ordinaire, l'étrange naïveté qui émane de cette conscience en construction fait d'Alfie un livre très facile d'accès et pourtant diablement intelligent.
En faisant un pas de côté salutaire, en abordant le quotidien de cette famille semblable à des milliers d'autres d'un point de vue externe et étranger, il met en avant les travers qui nous touchent tous avec une efficacité désarmante.

Alfie est un roman effroyablement drôle. Piquant.
Absolument toutes nos aliénations, tous nos biais y sont pointés et tournés en dérision. Toutes nos peurs liées à l'intelligence artificielle, toutes les dérives réelles ou fantasmées possibles seront aussi évoquées. Lorsque le ton commence à changer, au fur et à mesure que cette intelligence artificielle, au début très candide, apprend et devient de plus en plus consciente, on commence à osciller entre l'amusement et la tension. Jusqu'à frôler le malaise.

Christopher Bouix nous offre un récit à la trame juste, parfaitement équilibré, à l'écriture dynamique. Alfie fait partie de ces romans qu'il est difficile de poser avant la fin tant le cheminement est efficace, jusqu'à un final à la hauteur du voyage. Je n'aborderai pas, pour ne pas gâcher la surprise, toutes les idées de génie, toutes les références utiles qui nourrissent cette intrigue passionnante, mais j'ai trouvé cela brillant du début à la fin.
Ce fut le genre de lecture que j'apprécie particulièrement : divertissante, et dont les thèmes abordés et la perspicacité sont sources de réflexions, et font naître des envies de connaissances.

N'oubliez pas de déconnecter.


Alfie | Christopher Bouix | Au Diable Vauvert

Datamania

A travers le voyage métaphorique de son personnage principal, un médiateur numérique prenant conscience des impacts de ses actions en ligne sur l'intégrité de ses données privées, Datamania nous sensibilise à l'utilisation qu'en font les grandes entreprises régissant la vie en ligne. Au-delà d'une simple dénonciation, cette bande dessinée prend plutôt le parti de la sensibilisation et nous donne certaines clés pour nous protéger.

Avec un graphisme clair et coloré, une intrigue ludique et un vocabulaire adapté, il m'a semblé, à la lecture, que Datamania était parfait pour aborder le sujet avec les ados qui se sont incrustés sous mon toit. Ce fut donc une lecture partagée avec mes deux garçons de 13 et 15 ans, tous deux férus de jeux vidéos, consommateurs de contenus en ligne (surtout vidéos) et globalement assez peu sensibles mais tout de même curieux de la question.
Après leur retour de lecture, je dois dire que Datamania est, pour l'instant du moins, le support qui m'a été le plus utile pour aborder avec eux les sujets autour de la vie privée numérique, des GAFAM et assimilés, des logiciels libres et toutes ces choses qui me semblent importantes et pour lesquelles je trouve qu'ils manquent dramatiquement d'informations. Ils ont tous les deux pris du plaisir à le lire et en sont sortis avec des clés de compréhension et avec des questionnements qui m'ont fait penser qu'ils avaient eu un réel début de prise de conscience sur le sujet. Ils ont également spontanément adopté quelques bons réflexes conseillés dans le livre et ils abordent à présent tout ce qui leur est familier avec un œil beaucoup plus critique qu'avant.

J'ai pour ma part trouvé la BD particulièrement bien conçue. On y fait un véritable tour d'horizon du sujet de manière très didactique. Beaucoup de concepts qui peuvent paraître rébarbatifs deviennent soudainement limpides et, loin d'être catastrophiste ou culpabilisant, l'auteur met plutôt l'accent sur les leviers qui sont à notre portée pour reprendre le contrôle.

C'est un ouvrage que je conseille à tous ceux qui sont sensibles au sujet sans y connaître grand-chose, parfait donc pour les jeunes !

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Datamania | Audric Gueidan et Halfbob | Dunod Graphic

Valentina

Troisième visite dans la cité malade de Mertvecgorod après l'extraordinaire Images de la fin du monde et le non moins palpitant Feminicid. Christophe Siébert délaisse ici ses constructions hybrides pour se recentrer, non sans maîtrise, sur une trame plus classique de roman noir.
Classique... tout est relatif, cependant, quand les lignes sont volontairement floues...

A Mertvecgorod, une bande d'ados d'un quartier dévalorisé (mais quel quartier est vraiment valorisé dans cette cité-ogresse ?) tentent d'oublier qu'ils sont déjà condamnés en se lançant mollement dans tous les excès entre deux passages à l'école, le tout sur une bande originale sentant bon le punk russe des années 90. Leur monde est bientôt fissuré par le meurtre sordide de leur voisine, la vieille Valentina, travestie dont la condition n'était pas plus enviable que la leur. L'enquête qui suivra leur révélera que le pire leur était encore caché.

Comme toujours dans les livres liés à Mertvecgorod, l'essentiel n'est pas l'intrigue, mais ce qu'elle permet de révéler sur l'univers de cette ville fictive et cauchemardesque. Christophe Siébert continue à nourrir le monstre, à l'enrichir, à le polir.

Tu vois, ce que j'ai compris très tôt, ce qui me répugne, c'est ce qui se cache derrière la paix. Toute cette masse de violence, de saloperies, juste pour que tous ces cons puissent se lever en paix le matin, prendre le bus, aller travailler, gagner leur fric, le dépenser. La face cachée de ce monde de merde.

Roman d'atmosphère à la fureur intellectualisée, Valentina alterne les scènes violentes et crues avec les plongées dans les méandres d'une société viciée, à la rencontre de personnages plus détestables les uns que les autres (le flic en tête...). La plume de Christophe Siébert fait toujours merveille, elle donne corps, lumière et odeurs aux scènes et aux pensées les plus dégueulasses, notamment les dires de celui qui perd la raison, pour lesquels elle devient d'une précision hallucinante, rendant la litanie crade subtilement poétique.

Cela devient une habitude : lire un livre de cet auteur est éprouvant, car aucun espoir n'est possible. Il faut choisir le bon moment pour ne pas se laisser submerger et apprécier à sa juste valeur l'abîme étrangement envoûtant que représente cet univers qu'on a paradoxalement du mal à quitter.

N'oubliez pas de boire beaucoup...


Valentina | Christophe Siébert | Au Diable Vauvert

Le grand n'importe quoi

C'est à travers un abécédaire que Jean-Pierre Marielle a décidé de nous livrer son autobiographie, après plus de 50 ans de carrière. Si la forme peut surprendre, elle en dit beaucoup sur la simplicité et la modestie de la personne. Nul n'est besoin de nous livrer un compte-rendu circonstancié de sa vie personnelle et d'artiste, mais à travers quelques notions, quelques noms, quelques idées, il brosse son propre portrait en toute transparence et en toute humilité.
Ayant en outre choisi de découvrir ce livre au format audio, lu par son auteur, j'ai pu profiter encore de sa voix magnifique, de son phrasé inoubliable.

Il y avait une atmosphère quasi anarchiste à mes débuts. Nous étions considérés comme des marginaux, presque des voyous. Nous n'étions plus à l'époque où les comédiens étaient excommuniés et enterrés nuitamment mais nous demeurions suspects. C'est maintenant un métier que l'on choisit comme on ferait n'importe quoi d'autres. Parfois faute de mieux, souvent par vanité.

Ce que nous offre Jean-Pierre Marielle à travers ce livre, c'est une véritable leçon de vie. Il était de ces comédiens qui se sont lancés dans une carrière artistique par attrait pour l'art, de ceux qui ne couraient pas après la notoriété, de ceux pour qui la célébrité n'était qu'une conséquence parfois pesante, souvent insignifiante, de ceux qui, avant tout, cherchaient à faire rayonner la grâce.
Il pose donc un regard bienveillant et lucide sur l'ensemble de sa vie et ne s'évertue à travers les lignes qu'à en extraire les instants, les pensées, à travers lesquels une certaine grâce transparaît.

les livres, films, et musiques qui me touchent sont réunis par la grâce. Je n'ai pas la moindre idée de sa définition, mais je la lis, la vois, l'entends. C'est une bénédiction mystérieuse venue d'on ne sait où et prend sans doute des formes différentes selon que l'on soit croyant ou athée. Il appartient à chacun de la rencontrer, mais il faut lever la tête. Elle se tient toujours un peu au-delà de notre regard et nous dépasse.

Il ressort donc de la lecture une immense élégance couplée à une tranquillité reposante.
Le livre ne manque pourtant pas d'anecdotes truculentes qui raviront tout lecteur féru d'histoire du cinéma. Il y évoque ses aventures et ses amitiés avec des grands noms du milieu mais sans nous donner l'impression que l'on ne fait qu'entrevoir un sacro-saint milieu à jamais inaccessible.
Jean-Pierre Marielle, au crépuscule de sa vie, parvient à transmettre la sagesse et la sérénité des grands personnages, ceux qui ont le talent et ne cherchent rien de plus que la diffusion d'un peu plus de poésie autour d'eux.

N'oubliez pas qu'après avoir l'avoir lu, tous les matins du monde n'auront plus la même saveur...


Le Grand n'importe quoi | Jean-Pierre Marielle | Audiolib / Calmann-Lévy

Archéologie des trous

Archéologie des trous est l'un de recueils de nouvelles les plus inhabituels qu'il m'ait été donné de lire. Avec pour fil conducteur ce concept aussi banal qu'inspirant qu'est le trou, Stacy Hardy explore tout un tas de thématiques, parfois franchement absurdes, parfois violentes ou crades. Les trous du corps avant tout, naturels ou artificiels, le corps envahi, le corps parasité reviennent plusieurs fois. Les trous de l'âme aussi, les trous du cœur, sont aussi abordés. Les trous de la société, les trous du tissu urbain sud-africain dans lequel prend part l'ensemble des histoires, enfin, sont abondamment explorés.

Dans ce futur là, la race et la richesse n'offriront plus aucune protection. Les rats ne font pas dans la discrimination. Le capitalisme s'effondrera sous le poids collectif d'une infestation de rats.

Archéologie des trous est une claque littéraire, qui sera sans doute trop difficile d'accès pour certains. Originales parfois jusqu'à l'incompréhensible, certaines nouvelles me sont clairement passées au-dessus, quand d'autres m'ont scotchée à mon siège (mention spéciale coup de cœur absolu pour Comment faire l'acquisition d'un pou de langue ? – oui, oui, le titre correspond tout à fait à la nouvelle – aussi fascinante que brillante).
Le véritable coup de force de l'auteur étant d'avoir réussi à mêler la corruption des corps à celle de la société, et d'avoir su passez de nouvelles puissamment organiques à d'autres puissamment revendicatrices avec la même force sauvage.

Une lecture en apnée, donc, en incrédulité, en fascination, pour un recueil de nouvelles violent et cru, une bousculade opportune.

Pensez à déglutir, une fois la lecture terminée.


Archéologie des trous | Stacy Hardy | Traduit par Elisabeth Malaquais et Jean-Baptiste Naudy | Rot-Bo-Krik