Mednum Codex

Je suis devenu médiateur numérique en 2005. 20 ans plus tard je retrace mon parcours.

Un parcours improbable vers le numérique

Lorsqu'on parle de médiation numérique, on imagine souvent un informaticien, un technicien ou un passionné de nouvelles technologies. On imagine parfois que la médiation suppose un conflit à régler dans lequel le numérique serait l’adversaire. On oublie souvent que la médiation peut être culturelle et nous ouvrir de nouveaux horizons à l’image de ce que font les musées par exemple. On pense que la médiation numérique s’adresse aux personnes en difficulté, et qu’il faut une fibre sociale affirmée. C’est en partie vrai puisque le médiateur numérique s’adresse aux personnes éloignées du numérique. Parmi ces dernières figurent effectivement des personnes en difficulté sociales. Mais , les éloignés du numérique peuvent également avoir un statut social élevé et on en trouve beaucoup sur les bancs de l’Assemblée Nationale… La diversité des parcours des médiateurs et médiatrices numériques mériterait une étude à elle seule. La recherche pourrait s’intéresser ainsi à ce qui constitue l’ADN commun de ces parcours. Pour ma part , j’ai une formation de musicien professionnel. Dans ce premier article d’une série où je retrace mes 20 ans d’expérience en médiation numérique , je vais vous raconter comment je suis passé d’un clavier à un autre…

Un autre tempo

J’ai suivi un baccalauréat de technicien de la musique à la fin des années 80, avec pour spécialité l’orgue. Mes camarades de classe sont devenus musiciens professionnels : professeurs de conservatoire, membres d’orchestres prestigieux, ou enseignants dans l’Éducation nationale. C’était un bac pro organisé entre les matières traditionnelles et le Conservatoire de Musique. Initialement, je suis pianiste de formation. Mon niveau n’a pas été jugé suffisant pour intégrer cette filière et on m’a proposé de me tourner vers l’orgue. Je jouais donc dans des églises. J’habitais une petite ville et je n’avais accès qu’à un seul instrument. Un magnifique orgue à 3 claviers. Oui 3 claviers + 1 pédalier + une quarantaine de jeux à tirer et pourtant je n’ai que deux bras et deux jambes. L’instrument a été classé monument historique en 1981. Pour les plus curieux , je vous invite à découvrir quelques photos en ligne

La technique instrumentale n’a jamais été mon point fort. C’est une notion à relativiser dans le sens où j’étais dans une filière d’excellence. J’étais un mauvais instrumentiste au milieu de mes camarades qui , eux, étaient au minimum très bons. Je demeurais tout de même un très bon musicien dans un milieu d’amateurs ; sauf que j’évoluais dans un milieu professionnel. Moi j’étais passionné par l’écriture musicale, l’histoire de la musique, les musiques traditionnelles, le lien entre les sons et les peuples. Là où d’autres écoutaient Pink Floyd et Francis Cabrel, j’étais captivé par les quatuors à cordes de Schubert et les derviches tourneurs de Syrie (Pour les curieux je vous invite à découvrir l’ensemble Al Kindi) C’est cette curiosité pour les cultures et les sons qui a ouvert la porte d’autres univers.

La musique électronique

À la fin des années 80, la musique électronique n’était pas encore une évidence. Je découvre les travaux du GRAME, le Générateur de Ressources et d’Activités Musicales Exploratoires, et je plonge dans l’univers de la musique concrète, dans un monde fait de sons captés, triturés, recomposés. Je fais alors une rencontre décisive : l’informatique musicale. À l’époque, je découvre Cubase sur Atari, et je passe des heures enfermé dans un petit studio à tester, bidouiller, comprendre. Je vais travailler pendant une dizaine d’années sur ce terrain de jeu de la musique expérimentale et contemporaine. J’ai la chance alors de pouvoir côtoyer avec des grands musiciens qui vont enrichir mon parcours. C’est ainsi que l’ordinateur va devenir mon instrument de musique principal. Je dois apprendre à utiliser ce nouvel instrument et comme je l’utilise en plus d’une manière peu conventionnelle et que j’en ai un usage très particulier, j’apprends seul. C’est ainsi qu’ un nouveau terrain de jeu se révèle à moi-même.

L’arrivée d’Internet dans mon quotidien

C’est au milieu des années 90 que j’effectue mes premiers pas sur internet dans les cybercafés. J’y découvre les forums de discussion, les mails, les premiers sites personnels. Je n’imagine pas encore que cela va devenir mon métier. Après mon bac, je n’ai pas réussi à poursuivre des études. J’ai continué à faire des rencontres musicales riches , à explorer de nouveaux champs mais force est de constater que cela ne m’ouvre pas de débouchés. J’effectue mon service militaire obligatoire et je fais une courte expérience de professeur de piano. Je n’y trouve pas mon compte. En 2000, j’intègre une MJC. Je découvre alors les valeurs de l’éducation populaire et leur résonance avec mon parcours : écoute, accès à la culture, émancipation, collectif,… Je m’occupe alors de gérer « l’espace café » qui devient un lieu dans lequel les groupes locaux sont invités à partager leur musique. Dans ce lieu , il y a également un foyer d’hébergement qui accueille les musiciens qui participent aux rencontres musicales d’Evian. Le lieu est habituellement fréquenté par les gamins du quartier voisin, classé « politique de la ville ». Un soir, la magie opère. Un visiteur peu ordinaire vient me voir et souhaite pouvoir rendre hommage à l’un de ses amis disparus. Ce visiteur peu ordinaire c’est Milislav Rostropovitch assurément l’un des plus grand violoncelliste du 20 ième siècle. Son ami , en question, c’est Yehudi Menuhin, lui-même l’un des plus grands violonistes du 20 ieme siècle. Le hasard veut que j’ai joué avec Yehudi Menuhin quand j’avais 15 ans. C’est le genre de rencontre qu’on n’oublie pas. Je reconnais bien sur Rostropovitch et une chose entraînant une autre , les discussions se passant bien , on trouve un violoncelle et le Maestro interprète la célèbre suite de Bach (pour le plaisir)

Cette magie elle permet de mettre des gens différents dans une même pièce et de partager les mêmes émotions le temps d’un instant. Elle permet de mettre des étoiles dans les yeux de gamins qui n’avaient même jamais vus un violoncelle de près. Elle permet à un Maëstro de partager en toute simplicité un moment authentique. Elle illustre comment l’éducation populaire peut contribuer à renforcer le contrat social.

2005 : premier pas dans la médiation numérique

Quand je m’installe dans mon premier appartement en 2000, Internet fait déjà partie de ma vie quotidienne. Je suis un internaute régulier, curieux, actif. j’ai déjà des pratiques numériques avancées pour l’époque . Je gère un site web sous SPIP. Je participe à des forums de discussion, dont je suis modérateur. En 2005, je suis recruté comme animateur multimédia dans un Espace Public Numérique. Ce n’est pas une reconversion réfléchie, c’est une opportunité saisie. Je n’ai pas de diplôme en informatique, mais j’ai l’habitude de me former seul, de chercher, de transmettre. Je viens à peine de terminer un brevet d’animateur de quartier, dont au final je ne me suis quasiment jamais servi. Très vite, je découvre que ce que je sais faire peut servir aux autres. Et que ce qui m’a nourri (curiosité, patience, autonomie) sont des atouts clés dans ce nouveau métier. Ce que je faisais avec les sons et les cultures, je le transpose au numérique. Je traduis un langage complexe (musical ou numérique), je donne accès à ceux qui n’ont pas les code et je crée des ponts entre les mondes (technique et humain) La médiation numérique, au fond, c’est aussi une affaire d’écoute, de rythme, d’adaptation. Comme en musique. Aujourd’hui, avec le recul, je réalise que mon parcours n’a rien d’anormal. Il est logique dans son incohérence apparente. D’un clavier d’orgue à un clavier d’ordinateur, j’ai cherché à faire entendre quelque chose à ceux qui n’ont pas la partition .J’ai également accompagné ceux qui n’avaient pas les codes à s’exprimer, à se saisir de l’outil et à en explorer les usages

Loïc GERVAIS

Très vite, après avoir pris mon poste, Je me suis donc inscrit à une formation universitaire à distance, le DU3Mi. Le Diplôme Universitaire “Médiation Multimédia et Monitorat d’Internet”. Animer un Espace Public Numérique, concevoir des contenus, accompagner des publics très différents : tout cela demande bien plus que de la bonne volonté. Et ce qui aurait pu être une surcharge est devenu un levier de transformation.

Le diplôme

« Ce diplôme professionnel prépare les étudiants au rôle d’animateur dans les lieux d'accès public à l’Internet et d'accompagnateur lors de l'introduction des TIC dans les organisations. L’animateur s’adresse à des publics variés de l’élève scolarisé au seniors en passant par les personnes en recherche d’emploi. Ses qualités sont : pédagogie, créativité, écoute, neutralité, indépendance, efficacité, rapidité, transfert de compétences, animation… L’animateur, parfois appelé instructeur conçoit, organise, anime des activités d'apprentissage, enseigne certaines techniques. Il doit avoir une bonne expérience de l'activité, être compétent et donner l'exemple. »

C’est ainsi que l’université de Limoges, qui dispense ce diplôme présente le DU3MI. Le diplôme est financé pour moitié par la Délégation aux Usages de l’Internet à travers son dispositif Netpublic. De manière opérationnelle l’ensemble des cours sont organisés sur un campus virtuel. A l’époque on parle de Formation Ouverte à Distance. Mais cela n’a pas grand-chose à voir avec ce que nous connaissons aujourd’hui.

La FOAD

Dès le départ, mon temps de travail a été aménagé. Le matin, je me consacrais à la formation ; l’après-midi, j’accueillais le public. Cette séparation m’a permis de garder un certain équilibre, même si tout n’était pas parfait : comme je faisais la formation depuis mon lieu de travail, je devais parfois interrompre un module pour assurer un contrôle ou répondre à une urgence. Il faut se remettre dans le contexte : début des années 2000, pas de visio, pas de plateforme unique. On échangeait par mail, forums, fichiers attachés. On devait composer avec les fuseaux horaires. Un membre de notre groupe vivait au Japon, un autre au Togo. Ce dernier n’avait accès à Internet que pendant des horaires très précis. Il a fallu s’organiser pour travailler ensemble. Nous avons découvert le travail collaboratif par la pratique. Le plus souvent nous travaillions de façon asynchrone mais dès que possible on échangeait en ligne sur Mirc. Et pourtant, j’ai découvert une véritable force collective. On était des étudiants dispersés mais reliés par une même envie : transmettre, rendre le numérique accessible. On travaillait souvent en binômes ou en petits groupes et souvent avec les mêmes autres étudiants.. Cette entraide m’a porté. J’étais aussi accompagné par un tuteur à distance, ce qui m’aidait à structurer mes apprentissages. Soyons clairs : la FOAD, ce n’est pas plus facile que la formation en présentiel. C’est même parfois plus dur. Je n’étais pas préparé à cette charge de travail. Certaines semaines, je cumulais jusqu’à 70 heures de travail entre mon poste et la formation. Le plus difficile, ce n’était pas la technique, mais de tenir dans la durée, sans que cela déborde trop sur la vie de famille. J’ai eu la chance d’être soutenu par mes proches. Et j’étais très motivé : j’avais tout à apprendre, je mesurais ce que cette formation pouvait changer pour moi.

De l’intuition à la posture professionnelle

Cette formation ne m’a pas appris des “recettes” toutes faites. Mais elle m’a permis de formaliser ce, de prendre du recul, et surtout, de me relier à une communauté d’acteurs qui se posaient les mêmes questions que moi . Dans l’un des exercices nous devions imaginer notre Espace Public Numérique idéal. Au début des années 2000, nous manquons cruellement de références. Pour l’exercice de style cet EPN était situé à Nice, là où habitait l’un des membre du groupe. C’est un vrai exercice de style d’imaginer un idéal à plusieurs. Il y a deux choses qui m’ont marqué dans cet exercice.

Dès le début nous avions imaginé que notre lieu serait multiple. Il y aurait d’une part un lieu fixe , et d’autre part un dispositif mobile pour aller au plus près des habitants. Un peu dans la logique du marchand de glace, on imaginait un mini bus se déplaçant de village en village. Nous voulions que ce van soit un dispositif ouvert. C’est-à-dire que nous ne souhaitions pas que les gens viennent à l’intérieur du van pour bénéficier des services, mais que le van s’installe sur la place et déploie un abri (pour protéger les machines) et soit avant tout un espace d’échange et de partage.

Le deuxième point que nous avions mis en avant était que les appareils tournent sous Linux. Ce point a suscité beaucoup de débats. Plus sur les contraintes techniques que sur les aspects philosophiques. En 2005, je ne suis pas certain que c’était vraiment possible. Mais qu’importe nous voulions avant tout que nos usagers ne soient pas livrés aux mains de ceux qu’on appellerait plus tard les GAFAM.

20 ans plus tard on peut reconnaître là deux aspects forts de la médiation numérique : la volonté de s’adresser à tous caractérisée par une démarche proactive et la volonté d’une émancipation par le numérique. Deux valeurs de l’éducation populaire qu’on a eu tendance à oublier. Est-ce que les nouveaux professionnels sont aujourd’hui formés à s’adresser à vraiment tous les publics et à sortir des sentiers déjà tracés ? Ont-ils à cœur de mettre l’émancipation individuelle et collective au cœur de leur positionnement. ? Nous en reparlerons assurément dans un prochain article.

De la théorie à la pratique

La formation était virtuelle mais les contenus étaient réels. Apprendre à distance, tout en travaillant, m’a permis de structurer une posture, pas seulement d’acquérir des savoirs. Ce n’était pas évident, ce n’était pas rapide, mais c’était profondément formateur. C’est aussi à ce moment-là que j’ai compris que je voulais être médiateur numérique. Pas juste quelqu’un qui “dépanne” ou “montre comment faire”, mais quelqu’un qui traduit, qui relie, qui donne du sens.

Il me semble important de préciser que je n’ai pas encore, à ce moment-là fixé le terme « médiateur numérique ». Je suis toujours officiellement animateur multimédia. Quoiqu’il en soit si j'ai validé ma formation avec succès il n’empêche que j’ai continué d’apprendre. En particulier quand il a fallu adapter ces apprentissages à mon quotidien.

Loïc GERVAIS

Quand je tiens les permanences l’après midi, il m’arrive de répondre à des sollicitations ponctuelles d’usagers. Celles ci sont rarement complexes et comme j’ai déjà une habitue de l’ordinateur je parviens à les résoudre assez rapidement. Cela me permet de gagner en confiance et d’envisager mes premiers ateliers avec moins d’appréhension. Le matin, j'organise des ateliers d'initiation.

L’initiation numérique en 2005

A cette époque moins d’un Français sur deux à accès à Internet à domicile, le smartphone n’a pas encore fait son apparition, l’Ipad encore moins. Facebook est un réseau tout juste naissant. Les ateliers d’initiation à internet ont tout leurs sens. Beaucoup d’usager vont littéralement découvrir Internet et faire leur premiers pas sur le web au sein de l’espace numérique. J’ai reçu de nombreuses demandes de la part de la structure associative dédiée aux seniors. Je ne dispose que de 8 ordinateurs au sein de l’EPN et j’ai une liste de demandes d’une trentaine de noms. Mes recherches sur Internet ne m’ont pas permises de trouver un programme d’un autre EPN en France. Je sais que le plus proche est situé à une centaine de kilomètres du mien. Je vais donc partir de zéro.

Un public à l’écoute.

Les ateliers numériques sont assez troublants au début. Les apprenants ont l’âge de mes parents. Ils sont appliqués, posent des questions et notent parfois minutieusement dans un cahier ce que je peux dire. J’utilise un vidéo projecteur avec lequel je diffuse sur un tableau blanc l’écran de mon ordinateur. C’est ainsi que je montre les manipulations à effectuer au groupe. Je laisse un peu de temps pour reproduire et je passe d’une personne à l’autre pour vérifier, questionner, encourager et féliciter. De loin cela pourrait ressembler à un cours et pourtant je ne me défini pas comme un professeur.

Le premier atelier est un guide d’achat. Je me sers d’un catalogue publicitaire d’une grande surface et j’explique ce que cela veut dire un ordinateur avec 4 Go de RAM et un disque dur de 126 GO équipé d’un processeur Intel. On essaye de voir les différences entre un PC et un portable (lesquels sont encore relativement lourds du reste et n'ont de portable que le nom). On termine avec un point sur les fournisseurs d’accès à Internet. La ville n’est pas encore dégroupée et il s’agit de déterminer si chacun est bien éligible à l’ADSL. Je poursuivais ensuite par un atelier sur l’environnement de travail . Bureau, dossier, souris, fenêtre, les apprenants découvrent tout un nouvel environnement dans lequel ils se sentent un peu gauches. La manipulation de la souris pose souvent des soucis surtout quand elle sort du tapis. Après ce gros bloc d’introduction , je poursuis avec un gros bloc dédié au traitement de texte, puis un autre lié à internet incluant la messagerie et je termine par des éléments de sécurité ainsi qu’un bloc bonus dédié à la photo.

Un ajustement au fil de l’eau.

Je fais les mêmes contenus plusieurs fois par semaine et le premier groupe me sert en quelque sorte d’échantillon et me permet d’ajuster pour le second groupe. L’ensemble se fait dans la bonne humeur et la détente. Très vite je fournis des supports pour limiter la prise de note scolaire de certains. Plus tard je vais même créer des supports vidéos que je vais fixer sur DVD. L’idée était que de mettre le DVD dans le lecteur salon et de reproduire les manipulations sur son ordinateur. Je vais même créer une chaîne Youtube pour déposer ces tutoriels. Mais je n’ai pas le temps de l’alimenter et je la supprime très vite. Les contenus doivent être remis à jour sans cesse, à cause de nouvelles versions ou de nouveaux usages. Je travaillerais aussi avec des clefs USB prêts à l’emploi avec même des exercices . Sur l’organisation des ateliers, j’ai débuté par des ateliers de 3h que j’ai vite ramené à 2h. Sur 3h, je n’arrivas pas à maintenir la concentration. Il fallait faire une grosse pause de 20 minutes pour que mes seniors puissent se remobiliser. Avec deux heures, j’arrive à un bon compromis. En plus cela m’évite de me demander comment je vais meubler certains ateliers comme celui sur la recherche. En 3 heures j’incluais les opérateurs booléens, dont je ne me sers même pas moi-même . L’objectif général des ateliers n’était pas de former des experts mais de permettre une autonomie dans les gestes. L’essentiel dans ma pédagogie reposait sur la lenteur. Je devais dédramatiser, rassurer, répéter et bien sur garder le sourire.

Le mail

Le mail faisait partie des ateliers incontournables du bloc internet, surtout au début. Là encore l’objectif était assez simple . Il s’agissait simplement de parvenir à envoyer un mail ou de répondre à un autre mail. Pour évaluer cet objectif, je demandais simplement qu’on m’envoie un mail. Sauf qu’il fallait que l’usager en possède un. Au début je créais des adresses mail pour chaque usager. Et je me suis posé une question assez simple : sur quel service créer une adresse mail ? 20 ans plus tard cela reste une question délicate à répondre. Pour ma part j’ai choisi Yahoo à l'époque. Tout simplement parce que mon adresse personnelle était hébergée sur Yahoo. Ce n’est certainement pas le même argumentaire que j’utiliserais aujourd’hui. Toujours est il qu’au début je faisais créer des compte mail. Je me suis vite rendu compte que cela prenait un temps fou. La saisie du formulaire de création engendrait beaucoup trop d’erreurs. Alors j’ai créé 9 adresses, une pour chaque ordinateur et une pour l’animateur. Au début je n’apprenais qu’à lire et envoyer des mails. Et puis il a fallu apprendre à distinguer le spam et les différents « hoax » dont celui de la petite Noémie atteinte d’une grave affection et qui attend toujours sa transfusion sanguine à l’hôpital de Nantes. Chacun était choqué de ce procédé mais beaucoup voulaient savoir pourquoi il était utilisé. En plus d’aiguiser l’esprit critique pour déceler les arnaques, les tentatives de Phishing et autres, j’ai donc expliqué ce que ça rapportait aux auteurs de ces messages. Et moi même je me formais en permanence en cherchant des ressources sur internet, en testant des services et parfois en les abandonnant.

Loïc GERVAIS

Je vous parlais dans l’article précédent de mes premiers ateliers. Dans cet article-ci je vais vous présenter ce que je faisais en dehors de ateliers. En effet les ateliers étaient organisés le matin et l’après midi l’espace public était en accès libre pour l’ensemble des usagers. Les gens venaient et moyennant une carte d’abonnement pouvaient utiliser les ordinateurs pour faire ce dont ils avaient besoin ou envie. Pour ma part je les aidais dans des demandes dites de premier niveau. C’est à dire dans des demandes ne nécessitant pas une expertise technique particulière. Souvent j’intervenais pour de la mise en forme de texte en particulier pour des CV. Mais je pouvais être sollicité pour de multiples autres raisons.

Du numérique choisi au numérique subi

Au début des années 2000, le numérique était choisi par les usagers. L’accès à Internet reposait beaucoup sur des sites épanouissants et divertissants. Petit à petit le numérique a été imposé et est devenu imposé aux usagers. Ainsi en 2008 les annonces de Pole Emploi sont entièrement mises en ligne. Pourtant à l’époque , la proportion d’internautes est encore faible, d’autant plus chez les demandeurs d’emplois qui, par définition, ont un pouvoir d’achat restreint. C’est la première d’une longue série d’injustices que le numérique va engendrer pendant 20 ans encore. On oblige celles et ceux qui en sont le moins capables d’avoir recours au numérique sans aucune autre alternative. Mais ce mouvement n’est pas encore un mouvement de fond, et il constitue une exception. Il deviendra une norme une dizaine d’années plus tard.

Des profils variés

Beaucoup d’usagers fréquentent l’espace numérique. Au plus fort de son succès il reçoit 3 000 visites par an, soit 10 % de la population théorique de la ville. Les profils sont très hétéroclites. Les seniors viennent aux ateliers du matin. L’après midi , je vois passer quelques demandeurs d’emploi. Certains vont fréquenter l’Espace Numérique pendant plusieurs années. J’ai « des habitués » qui viennent tous les jours, des jeunes, des mamans, des cadres, des saisonniers ; le lieu est un espace de mixité dans lequel règne une ambiance conviviale, presque familiale. Je peux passer du dépannage d’un fichier excel au paramétrage d’un GPS en quelques secondes. J’accompagne aussi bien pour des billets d’avion que pour des publications Facebook, ou du débeugage d’un ordinateur qui plante sans oublier le toner de l’imprimante qu’il faut changer. Le médiateur numérique est un touche à tout, un vrai généraliste des usages du numérique. Cela ne l’empêche pas d’avoir une ou plusieurs spécialités. Cependant sa pluvalue réside dans sa polyvalence. Paradoxalement cette polyvalence peut être un handicap quand on souhaite changer de métier. Cela ne sera pas sans incidence sur la reconnaissance professionnelle de ce métier, mais j’en reparlerais à un autre moment.

Les Cafés du Web

Il y a toute une grande partie de la population que je ne vois jamais. Alors je mets rapidement en place des « Cafés du Web ». L’idée est relativement simple pendant 1h30 je vais présenter une technologie, une innovation, un usage au plus grand nombre. Ce rendez-vous devient mensuel et petit à petit il devient itinérant. Initialement je l’organisais au sein de mon Espace Public Numérique, puis pour toucher de nouveaux publics je le délocalise dans d’autres lieux comme la médiathèque, la Halte du Manège (la structure associative pour les séniors) ou l’office du tourisme. Pendant plusieurs années, je vais aborder une trentaine de thématiques différentes allant aussi bien de la présentation de Facebook qu’à la consommation collaborative, le logiciel libre, les arnaques en ligne et bien d’autres encore… Avec ce format l’EPN devient un lieu ressource pour le territoire pour toutes les questions liées au numérique. Grâce à une bonne présence en ligne, je parviens aussi à faire intervenir des experts sur leurs thématiques et à les confronter au grand public.

Hors les murs

Et puis surtout j’interviens , hors les murs, le plus souvent sur commande institutionnelle. Situé entre deux lycées , un collège et une école je suis très vite sollicité par ces établissements pour effectuer des séances de sensibilisation aux dangers d’internet. A cette époque on parler surtout de téléchargement illégal et de happy slapping. c‘est comme ça que je me suis intéressé aux pratiques numériques de la jeunesse. Ma formation d’animateur de quartier était encore toute fraîche dans ma tête et c’est peut être pour cela que je me suis d’abord spécialisé dans ce domaine.

Loïc GERVAIS

#5 Hors les Murs , Hors les cadres

Au sein de la municipalité pour laquelle je travaillais, j’étais rattaché au service politique de la ville, dont le plus gros contingent était formé par les animateurs et animatrices jeunesse. Ce service politique de la ville avait été crée suite à des heurts entre certains jeunes et la police. Ma responsable m’a demandé d’intervenir dans un collège, suite à la sollicitation de celui-ci, pour parler des dangers d’internet. Pour cette intervention j’étais accompagné (chaperonné?) par une juriste de l’antenne de justice et du droit. L’intervention était basée sur ce qu’on avait le droit de faire sur internet et sur les sanctions en cas de manquement.

Des interventions hors sol

Je me suis vite rendu compte du coté hors sol du message. Nous intervenions auprès d’élèves de sixièmes âgés de 11 ans, et par définition pas pénalement responsables de leurs actes. Ils n’étaient pas censés pouvoir utiliser les services qu’ils utilisaient et mentaient évidemment sur leur âge pour pouvoir le faire. En fait , on était en train de leur reprocher que leurs parents ne s’intéressent pas à ce qu’ils font. Aujourd’hui encore, je vois des interventions dans lesquelles on explique à des enfants qu’il faut installer l’ordinateur dans une pièce centrale et installer un logiciel de contrôle parental . Parfois ces enfants ont 8 ans ! Sauf qu’on leur demande en réalité d’être le relais de ce message à leurs parents. D’une manière générale , les adultes ne s’intéressent que trop peu aux activités numériques de la jeunesse. Quand ils s’y intéressent ce n’est que pour pointer les travers, les dérives et autres excès. Dans ces mêmes interventions on me demandait de parler du happy slapping. Ce sont des vidéos ou on va filmer l’agression d’une autre personne. Bien sur ce sont des cas qui existent mais ils ne se sont pas représentatifs du quotidien des pratiques numériques de la jeunesse.

Repartir du terrain

Quand je préparais mon brevet d’animateur de quartier on m’a expliqué qu’il fallait arpenter chaque immeuble de son secteur, que c’était la base du métier. J’ai décidé d’appliquer ce conseil à Internet et pendant tout un été j’ai navigué sur des centaines de skyblogs locaux pour voir ce qu’ils contenaient et je n’ai rien trouver d’extraordinaire. Il y avait bien sur des publications à la gloire de leurs idoles comme Shakira ou Ronaldo . Mais je voyais mal l’une de ces deux stars porter plainte pour l’utilisation de leur photo sur un blog d’adolescent. Je n’imaginais pas plus le photographe ou l’agence de presse poursuivre en violation du droit d’auteur un élève de 6ième parce qu’il avait reproduit une photo de Christiano Ronaldo dans une publication disant combien c’était un grand joueur. On avait imaginé des interventions sur un coin de table et les adultes en étaient parfaitement satisfaits. On a même eu droit aux honneurs de la presse et on a également été distingué par le Forum Français de la Sécurité Urbaine. Je me rappelle d’une discussion croustillante avec un dirigeant de l’Agence Nationale de Rénovation Urbaine qui m’expliquait par ailleurs qu’internet c’était pas la vraie vie. Bref, les adultes étaient largués et globalement cela n'a pas changé.

Apprendre par le faire

Alors j’ai repris une logique propre à l’éducation populaire : apprendre par le faire. A partir de 2008 j’ai encadré des reportages vidéos réalisés par les jeunes pendant les vacances scolaires. Avec eux nous avons appris à nous documenter pour travailler un sujet, cadrer, filmer, faire et refaire une prise , monter, trouver des musiques libre de droit...Les jeunes de 8 à 16 ans faisaient des portages sur le patrimoine de la ville, les festivals de musique, le musée de la pêche, l’institut de recherche scientifiques local… Tous ces reportages étaient publiés sur internet et comme internet n’oublie pas , ils y sont toujours. Malheureusement j’ai du continuer de faire des interventions « dangers d’internet » principalement pour éviter de laisser le terrain à des associations qui voyaient des pédophiles derrière chaque internaute…

Paniques morales

Au fil des années le discours théorique a laissé place au discours pratique puis il a été alimenté par le discours scientifique. J’ai eu la chance de rencontrer Yann Leroux, Vanessa Lalo , Stéphanie de Vanssay avec qui j’étais en phase sur les discours mais qui avaient l’avantage de poser un regard scientifique sur mes intuitions. La thématique des écrans est devenue centrale dans les rapports concernant les enfants. On a eu droit aux tueurs en séries nourris par les jeux vidéos en particulier. C’était un argumentaire simpliste qui me parlait beaucoup car j’avais été rôliste à l’époque de la profanation du cimetière de Carpentras. Il y a vaut eu un raccourci de la pensée transformant tous les rôlistes de France en profanateurs de tombe potentiels. Il n’en est rien évidemment. Le numérique a eu aussi le droit son lot de paniques morales et cela ne cesse de continuer. A mon sens cela ne fait que montrer la déconnexion des adultes (et en particulier les politiques) avec la jeunesse en général. Pour le médiateur numérique c’est un vrai défi.

Médiation numérique et scientifique

Je ne peux compter le nombre d’arguments absurdes que j’ai pu entendre sur ce sujet ou sur d’autres liés au numérique. Mais chacun d’entre eux peut vous amener à douter de vos propres arguments. Et en cas de doute , seule la science peut amener un éclairage juste et neutre. C’est ainsi que parfois on glisse de la position de médiateur numérique à celle de médiateur scientifique. Il nous faut avancer des arguments issus des plus hautes autorités comme l’académie des sciences ou le GIEC pour répondre aux inepties. Ce n’est pas pour autant qu’on arrive à faire entendre raison. ET parfois on peut avoir le sentiment d’être « seul contre tous ». Sauf qu’avec Internet on est jamais vraiment seul.

Loïc GERVAIS