Chapitre 1 D'un clavier à l’autre
Un parcours improbable vers le numérique
Lorsqu'on parle de médiation numérique, on imagine souvent un informaticien, un technicien ou un passionné de nouvelles technologies. On imagine parfois que la médiation suppose un conflit à régler dans lequel le numérique serait l’adversaire. On oublie souvent que la médiation peut être culturelle et nous ouvrir de nouveaux horizons à l’image de ce que font les musées par exemple. On pense que la médiation numérique s’adresse aux personnes en difficulté, et qu’il faut une fibre sociale affirmée. C’est en partie vrai puisque le médiateur numérique s’adresse aux personnes éloignées du numérique. Parmi ces dernières figurent effectivement des personnes en difficulté sociales. Mais , les éloignés du numérique peuvent également avoir un statut social élevé et on en trouve beaucoup sur les bancs de l’Assemblée Nationale… La diversité des parcours des médiateurs et médiatrices numériques mériterait une étude à elle seule. La recherche pourrait s’intéresser ainsi à ce qui constitue l’ADN commun de ces parcours. Pour ma part , j’ai une formation de musicien professionnel. Dans ce premier article d’une série où je retrace mes 20 ans d’expérience en médiation numérique , je vais vous raconter comment je suis passé d’un clavier à un autre…
Un autre tempo
J’ai suivi un baccalauréat de technicien de la musique à la fin des années 80, avec pour spécialité l’orgue. Mes camarades de classe sont devenus musiciens professionnels : professeurs de conservatoire, membres d’orchestres prestigieux, ou enseignants dans l’Éducation nationale. C’était un bac pro organisé entre les matières traditionnelles et le Conservatoire de Musique. Initialement, je suis pianiste de formation. Mon niveau n’a pas été jugé suffisant pour intégrer cette filière et on m’a proposé de me tourner vers l’orgue. Je jouais donc dans des églises. J’habitais une petite ville et je n’avais accès qu’à un seul instrument. Un magnifique orgue à 3 claviers. Oui 3 claviers + 1 pédalier + une quarantaine de jeux à tirer et pourtant je n’ai que deux bras et deux jambes. L’instrument a été classé monument historique en 1981. Pour les plus curieux , je vous invite à découvrir quelques photos en ligne
La technique instrumentale n’a jamais été mon point fort. C’est une notion à relativiser dans le sens où j’étais dans une filière d’excellence. J’étais un mauvais instrumentiste au milieu de mes camarades qui , eux, étaient au minimum très bons. Je demeurais tout de même un très bon musicien dans un milieu d’amateurs ; sauf que j’évoluais dans un milieu professionnel. Moi j’étais passionné par l’écriture musicale, l’histoire de la musique, les musiques traditionnelles, le lien entre les sons et les peuples. Là où d’autres écoutaient Pink Floyd et Francis Cabrel, j’étais captivé par les quatuors à cordes de Schubert et les derviches tourneurs de Syrie (Pour les curieux je vous invite à découvrir l’ensemble Al Kindi) C’est cette curiosité pour les cultures et les sons qui a ouvert la porte d’autres univers.
La musique électronique
À la fin des années 80, la musique électronique n’était pas encore une évidence. Je découvre les travaux du GRAME, le Générateur de Ressources et d’Activités Musicales Exploratoires, et je plonge dans l’univers de la musique concrète, dans un monde fait de sons captés, triturés, recomposés. Je fais alors une rencontre décisive : l’informatique musicale. À l’époque, je découvre Cubase sur Atari, et je passe des heures enfermé dans un petit studio à tester, bidouiller, comprendre. Je vais travailler pendant une dizaine d’années sur ce terrain de jeu de la musique expérimentale et contemporaine. J’ai la chance alors de pouvoir côtoyer avec des grands musiciens qui vont enrichir mon parcours. C’est ainsi que l’ordinateur va devenir mon instrument de musique principal. Je dois apprendre à utiliser ce nouvel instrument et comme je l’utilise en plus d’une manière peu conventionnelle et que j’en ai un usage très particulier, j’apprends seul. C’est ainsi qu’ un nouveau terrain de jeu se révèle à moi-même.
L’arrivée d’Internet dans mon quotidien
C’est au milieu des années 90 que j’effectue mes premiers pas sur internet dans les cybercafés. J’y découvre les forums de discussion, les mails, les premiers sites personnels. Je n’imagine pas encore que cela va devenir mon métier. Après mon bac, je n’ai pas réussi à poursuivre des études. J’ai continué à faire des rencontres musicales riches , à explorer de nouveaux champs mais force est de constater que cela ne m’ouvre pas de débouchés. J’effectue mon service militaire obligatoire et je fais une courte expérience de professeur de piano. Je n’y trouve pas mon compte. En 2000, j’intègre une MJC. Je découvre alors les valeurs de l’éducation populaire et leur résonance avec mon parcours : écoute, accès à la culture, émancipation, collectif,… Je m’occupe alors de gérer « l’espace café » qui devient un lieu dans lequel les groupes locaux sont invités à partager leur musique. Dans ce lieu , il y a également un foyer d’hébergement qui accueille les musiciens qui participent aux rencontres musicales d’Evian. Le lieu est habituellement fréquenté par les gamins du quartier voisin, classé « politique de la ville ». Un soir, la magie opère. Un visiteur peu ordinaire vient me voir et souhaite pouvoir rendre hommage à l’un de ses amis disparus. Ce visiteur peu ordinaire c’est Milislav Rostropovitch assurément l’un des plus grand violoncelliste du 20 ième siècle. Son ami , en question, c’est Yehudi Menuhin, lui-même l’un des plus grands violonistes du 20 ieme siècle. Le hasard veut que j’ai joué avec Yehudi Menuhin quand j’avais 15 ans. C’est le genre de rencontre qu’on n’oublie pas. Je reconnais bien sur Rostropovitch et une chose entraînant une autre , les discussions se passant bien , on trouve un violoncelle et le Maestro interprète la célèbre suite de Bach (pour le plaisir)
Cette magie elle permet de mettre des gens différents dans une même pièce et de partager les mêmes émotions le temps d’un instant. Elle permet de mettre des étoiles dans les yeux de gamins qui n’avaient même jamais vus un violoncelle de près. Elle permet à un Maëstro de partager en toute simplicité un moment authentique. Elle illustre comment l’éducation populaire peut contribuer à renforcer le contrat social.
2005 : premier pas dans la médiation numérique
Quand je m’installe dans mon premier appartement en 2000, Internet fait déjà partie de ma vie quotidienne. Je suis un internaute régulier, curieux, actif. j’ai déjà des pratiques numériques avancées pour l’époque . Je gère un site web sous SPIP. Je participe à des forums de discussion, dont je suis modérateur. En 2005, je suis recruté comme animateur multimédia dans un Espace Public Numérique. Ce n’est pas une reconversion réfléchie, c’est une opportunité saisie. Je n’ai pas de diplôme en informatique, mais j’ai l’habitude de me former seul, de chercher, de transmettre. Je viens à peine de terminer un brevet d’animateur de quartier, dont au final je ne me suis quasiment jamais servi. Très vite, je découvre que ce que je sais faire peut servir aux autres. Et que ce qui m’a nourri (curiosité, patience, autonomie) sont des atouts clés dans ce nouveau métier. Ce que je faisais avec les sons et les cultures, je le transpose au numérique. Je traduis un langage complexe (musical ou numérique), je donne accès à ceux qui n’ont pas les code et je crée des ponts entre les mondes (technique et humain) La médiation numérique, au fond, c’est aussi une affaire d’écoute, de rythme, d’adaptation. Comme en musique. Aujourd’hui, avec le recul, je réalise que mon parcours n’a rien d’anormal. Il est logique dans son incohérence apparente. D’un clavier d’orgue à un clavier d’ordinateur, j’ai cherché à faire entendre quelque chose à ceux qui n’ont pas la partition .J’ai également accompagné ceux qui n’avaient pas les codes à s’exprimer, à se saisir de l’outil et à en explorer les usages
Loïc GERVAIS