Ma vie sans lui

Journal intime de la vie d'après

Le toucher

Alors d'accord, la météo est particulièrement fraiche pour une mi-septembre. Ici, il fait 5°C le matin et la bise n'apporte pas la chaleur que le soleil de l'après-midi pourrait générer. J'ai froid, donc, et je n'arrive pas à me réchauffer.

Je pense que je suis aussi froide à l'intérieur de moi. Mon cœur est gelé. Mon amoureux avait ce don de me réchauffer toute entière, rien qu'avec la chaleur de sa peau. Ma bouillotte naturelle. Ses mains valaient n'importe quelle chaufferette et si d'aventure elles devenaient froides, c'est qu'il y avait quelque chose qui clochait (maladie, stress intense).

Mon amoureux était roux, un vrai rouquin avec la peau diaphane qui va avec (et les éphélides aussi). Comme se mettre au soleil lui était interdit, sa peau était d'une douceur de bébé. C'était un bonheur de la caresser, un bonheur velouté et infini dont je ne me suis jamais lassée.

Sa barbe rousse était également douce parce qu'il en prenait grand soin. J'adorais fourrager dedans, pour le plaisir de défaire ce qu'il avait patiemment peigné, brossé, huilé. C'était moi, la barbière en cheffe, qui rectifiait, taillait, redonnait forme à cette prolongation de lui-même dont il était si fier. Nous aurions dû céder à ce rituel le matin où il est mort.

L'avant-dernière fois où j'ai touché mon amoureux, son décès venait d'être prononcé et il avait été débarrassé des tubes et autres perfusions qui avaient tenté de le ramener à la vie. J'ai été autorisée à soulever le drap pour lui dire adieu. Allongé sur le sol de la cuisine, il était encore chaud mais pas ses mains. Quelque chose clochait, définitivement. Je l'ai serré contre moi et je lui ai parlé quelques minutes, c'était presque comme s'il dormait (d'ailleurs, il était en pyjama). Durant les 2 heures qui ont suivi, nous avons attendu les pompes funèbres et je ne voyais plus qu'une chose de lui, les orteils de son pied droit qui dépassaient du drap et qui étaient en plein soleil. Je me disais “Zut, il va brûler”.

La dernière fois que je l'ai touché, c'était une semaine plus tard, avant la fermeture de son cercueil. J'ai d'ailleurs retardé ce moment le plus possible et j'ai vraiment hésité. Il était allongé, avec sa veste kaki et sa casquette dans cette chambre funéraire, alors qu'il faisait plus de 30°C dehors, c'était ridicule, il allait avoir trop chaud. Sa barbe avait été entretenue, elle était bien nette. Par contre, ses mains jointes, je n'ai pas aimé, ce geste ne lui ressemblait pas. Après un long moment, j'ai fini par les toucher. Je n'aurais pas dû. Il était glacé. Et ça, ce n'était pas lui, mon feu follet, mon soleil.

Depuis, je suis glacée à l'intérieur moi aussi. La météo n'a rien à voir là-dedans.

La solitude

Après la mort de mon amoureux, j'ai été immédiatement très entourée. J'ai appelé mes parents, comme une petite fille blessée appelle à l'aide. Mes sœurs sont aussi venues très vite et j'ai reçu d'innombrables coups de fil et messages de la famille plus éloignée. J'ai prévenu mes collègues, mes amis ici, le téléphone n'a cessé de sonner, de vibrer, de donner du réconfort sous forme de mots ou d'images qui m'ont été d'un grand secours.

Parfois les gens me disaient à quel point ils étaient désolés de ne pas trouver les mots, de ne rien pouvoir faire mais le fait de les savoir là, quelque part, en train de compatir à mon chagrin, de penser à mon amoureux disparu, c'est quelque chose d’extrêmement précieux. Nous faisions communauté dans la peine, nous formions une grande chaine d'humanité et je me suis sentie reliée à tout le monde, y compris les personnes que je ne connaissais absolument pas (ses collègues, par exemple).

Les mots reçus tout au long de ces premières semaines sans lui ont été d'un grand réconfort et en même temps, ils venaient aviver le déchirement d'avoir perdu cet homme merveilleux, qui a laissé auprès de tous ceux qui l'ont connu un souvenir fort et singulier.

Et pourtant.

Pourtant, même au milieu de cette communauté de chagrin, même au milieu des gens nombreux qui sont venus lui rendre un dernier hommage il y a une semaine, je me suis rendue compte que j'étais seule. Cet homme était ma moitié, je lui disais souvent qu'il remplissait ma vie de bonheur et d'amour, qu'avec lui, je me sentais enfin “complète”. Maintenant qu'il est parti et qu'il ne reviendra plus jamais, je me sens si seule que je pourrais en crever.

Faire sans.

Quand on me demande comment je vais, je réponds un peu automatiquement que je fais avec mais en vérité, j'apprends surtout à faire sans. Il y a beaucoup de choses qui me manquent. J'ai l'impression de fonctionner en mode dégradé, un peu au ralenti. C'est une sensation étrange, je n'ai pas été habituée à cela.

Sans sa présence, la nuit à mes côtés. Son corps doux et tout chaud, ma bouillotte naturelle. Je dormais si bien quand il était là. Je faisais même la sieste, allongée contre lui, le weekend, alors que ce n'est pas quelque chose que je pratiquais avant.

Sans son regard sur moi, ses grands yeux verts qui me regardaient comme si j'étais un trésor, son regard pétillant de malice et de tendresse.

Sans ses bras couverts de taches de rousseur qui me serraient contre lui, qui m'enveloppaient de douceur, dans lesquels je sentais que rien de mal ne pouvait m'arriver.

Sans ses textos, qui arrivaient à toute heure de la journée, juste pour dire “je suis arrivé au boulot” ou “je pense à toi”, “le train a du retard” ou “je t'aime, je t'aime tellement”. Je n'arrive d'ailleurs pas à archiver nos conversations, épinglées sur mon téléphone, que je saisis parfois pour vérifier mais non, il ne m'écrira plus jamais.

Sans ses mots doux. J'en avais fait une note de blog pendant le confinement, alors même que notre relation n'en était qu'à ses débuts. Il ne m’appellera plus son aurore boréale ou sa petite belette d'amour et ça, c'est une des choses qui me manque le plus.

Sans son amour, enfin. Il va falloir que j'apprenne à vivre sans son amour et ça, c'est une chose dont je ne pense pas être capable un jour. Cet amour était tellement immense que plus jamais je ne serai aimée comme ça et l'idée à elle seule me déchire le cœur.

Un goût de larmes

Ce matin, j’ai pleuré en regardant un écureuil virevolter autour du tronc d’un arbre, par la fenêtre du collège. Mon amoureux, c’était mon écureuil roux, mon feu follet. Il sautait du coq à l’âne, tout le temps, avec brio et intelligence, me perdant en route la plupart du temps mais j’avais fini par me faire une raison : cet homme était définitivement bien plus brillant que moi, à sa manière atypique et déroutante. La vie avec lui était un feu d’artifice permanent (ou presque), c’était stimulant.

Le fait que cet amoureux de la vie, cet esprit vif, toujours en mouvement, soit tombé comme ça, d'un coup et qu'en moins de 15 min, il soit parti est proprement inconcevable pour moi. Le vide qu'il laisse est vertigineux. Le simple fait de penser qu'il ne sera plus jamais là me suffoque et fait déborder mes yeux.

Au début, c'était tout le temps. Aujourd'hui, un mois après, il y a des moments où j'ai l'impression d'avoir intégré l'idée. Et puis elle me rattrape violemment et en fait non, je n'ai pas du tout accepté cette réalité, elle me broie le cœur, encore et toujours.

Je me demande encore comment je vais faire sans lui. Le risque est grand que je ne trouve plus goût à rien. C’est le cas actuellement. Je n’ai plus envie de cuisiner, de me balader, de regarder une série (même celle que nous avions commencée ensemble, la veille de sa mort), je n’ai même plus goût à la lecture, ce qui ne m’est jamais arrivé en près de 50 ans. Je me force, un peu.

Tout à l'heure, en rentrant du boulot, j'ai vu un autre écureuil roux. Mort, celui-là, sur le bord de la route. J'ai pleuré encore. Et encore une fois en ouvrant la boite aux lettres, vide. Et en ouvrant la porte sur laquelle son nom est écrit.

La vie a un goût de cendres et de larmes, c'est de la merde, je n'en veux pas.

Allongée par terre, dans la cuisine, je contemple la dernière chose qu'a vue mon amoureux afin de rendre son dernier souffle. Le plafond, blanc et constellé de petites taches, sans doute des éclaboussures liées à la cuisson, elles étaient déjà là quand j'ai loué l'appartement.

J'aurais aimé avoir été la dernière chose qu'il a vue mais à mon souvenir, ses yeux mi-clos ne me voyaient pas, ils ne voyaient peut-être même pas ce foutu plafond dégueulasse, peut-être qu'ils voyaient déjà l'autre côté. Je lui parlais, je lui disais de continuer à respirer calmement comme il le faisait, après cette violente crise qu'il venait de faire, je lui disais que c'était bien, que les pompiers arrivaient, tu les entends, ils seront bientôt là.

Et puis cette respiration un peu forcée s'est ralentie, je l'ai vu arriver, pendant quelques secondes, le moment où à force de ralentir, elle allait s'arrêter. Je lui ai parlé, massé la poitrine, j'avais envie de le frapper, de le cogner, il ne fallait pas qu'il s'arrête de respirer, non, ne t'arrête pas. J'étais terrifiée.

Le dernier souffle a été si léger que je l'ai à peine entendu.

Allongée par terre, dans la cuisine, je ferme les yeux, comme il l'a fait. Je crois qu'il savait, lui, que c'était fini.

Moi, un mois plus tard, je ne suis toujours pas tout à fait sûre que ça l'est. Par moments, cette incertitude me ravage les tripes. Il n'est pas possible qu'il m'ait laissée comme ça, sur le sol de la cuisine, c'est une possibilité nulle, ça ne peut pas être arrivé. Je suis dans un cauchemar, il va revenir, il est en déplacement, il me fait une blague.

Lui avait conscience que c'était fini. Avant sa dernière série de respirations laborieuses, il s'est tourné vers moi et m'a dit “Désolé...”. Ce mot me coupe le souffle, encore maintenant.

Avant-propos

Le 12 aout 2024, à l'heure du petit-déjeuner, mon amoureux est mort. Il n'était pas malade, il n'avait pas de problèmes de santé ni de condition médicale particulière, il n'était pas vieux, nous rentrions de vacances où nous avions joyeusement marché sur les sentiers de Lozère pendant une semaine quand tout à coup, il a fait un malaise et voilà. Ni les premiers soins donnés par les pompiers, ni les grands moyens déployés à coup d'hélicoptère n'ont permis de le sauver. Il était mort quand ils sont arrivés et il n'y a pas eu de miracle.

Depuis, je survis. J'oscille entre incompréhension et colère, entre chagrin et souvenirs, dans cette zone grise où je n'ai pas encore tiré un trait sur lui, sur nous, sur ce que nous avions construit et ce qu'il nous restait à vivre. Ma vie est entrée brutalement dans une sorte de tourbillon qui m'aspire vers le grand vide qui réside au fond de mon ventre.

Demain, cela fera 31 jours. Il a été incinéré, conformément aux seuls souhaits qu'il avait formulés un jour, puis ses cendres ont été dispersées dans la forêt qu'il aimait tant, une initiative que j'ai prise seule mais je pense qu'il aurait apprécié. Beaucoup de gens sont venus lui rendre hommage, cela a été un beau moment, de l'avis général, plein d'émotions et d'humanité.

Et aujourd'hui, je me retrouve seule, face à l'immensité de son absence qui me dévore le bide et qui par moments, me submerge de chagrin.

Alors je vais écrire. Je ne sais pas encore bien quelle forme cela va prendre mais je vais essayer de poser des mots sur cette disparition, pour apprivoiser cette “vie d'après lui”.