Les animaux dénaturés
Il en a fallu, à Vercors, de la virtuosité pour réussir à mettre autant d'humour dans un livre qui commence pourtant par la mort d'un nouveau-né, tué par son géniteur. Il lui en a fallu du talent pour nous glisser au milieu d'un roman philosophique une histoire d'amour qui est parmi les plus improbables que j'ai lues.
Dans les années 1950, Vercors s'interroge sur la définition de ce qu'est un Homme. Ne parvenant pas à une réponse claire, il imagine ce roman dans lequel une équipe de scientifiques, à la recherche du “chaînon manquant”, découvre une nouvelle espèce d'hominidés qu'ils sont bien incapables de classer en tant qu'“Hommes” ou “animaux”. La question devant être tranchée rapidement pour contrecarrer les vues de certains industriels sur cette main d'œuvre bon marché providentielle, ils imaginent un moyen pour obliger les autorités à prendre position. S'en suivra une véritable tornade judiciaire et politique qui aura pour mission de répondre à cette question insoluble : qu'est-ce qui distingue l'animal de l'Homme, cet animal dénaturé ?
Ce n'est pas que c'est difficile, mon vieux, c'est que c'est arbitraire. Il vaudrait mieux tirer au sort, cela irait plus vite. Et ce ne serait pas moins exact. Il y a trois cents ans que Locke a demandé, à propos des monstres humains, quelle est la borne entre la figure humaine et l'animale, quel est le point de monstruosité auquel il faut se fixer pour ne pas baptiser un enfant, pour ne pas lui accorder une âme. Vous voyez que ce n'est pas nouveau. Alors vous comprenez que ce n'est ni en trois jours ni en trois mois qu'on fixera un point qui traîne depuis des siècles.
Roman hautement réflexif, Les animaux dénaturés emprunte à la biologie, à l'anthropologie, à la philosophie, à la théologie pour répondre à cette question centrale. On y verra s'affronter divers experts représentant divers courants de pensées scientifiques ou sociologiques et on touchera surtout du doigt à quel point la question est complexe et le champ de recherche étendu. L'auteur n'en oublie pas pour autant l'intrigue, et développe des personnages atypiques, qui permettent quelques respirations et intermèdes incongrus salutaires.
Le style souffre un peu d'un certain classicisme mais l'auteur use de multiples procédés narratifs qui rendent la lecture dynamique. Outre l'analepse initiale, on passera d'un récit romantique à un roman épistolaire, d'un essai scientifique à une fable philosophique en passant par le pamphlet, le discours, la satire.
Passionnée par la question, j'ai lu Les animaux dénaturés en quelques jours, emballée par l'histoire, conquise par l'humour féroce et persuadée de nourrir mes propres réflexions sur la nature humaine, réflexions qui hantaient déjà mes cours de biologie sur les bancs de la fac. Vercors réussit ici parfaitement à rendre digestes un amas d'informations pointues et disparates, tout en égratignant au passage grands patrons, savants, politiques et cléricaux. Un roman parfait pour qui veut se nourrir intellectuellement.
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