Un Spicilège

Ruby Moonlight - Couverture

Ruby Moonlight est un court texte, âpre et puissant, à l'image des thèmes qu'il aborde. Ali Cobby Eckermann choisit en effet la poésie pour nous parler d'amour dans un contexte bien particulier : l'Australie, à la fin du XIXème siècle, au temps de la colonisation. C'est durant cette période trouble qu'une jeune aborigène esseulée par le massacre de toute sa famille fera la connaissance d'un trappeur irlandais isolé par son travail et qu'ils s'uniront, envers et contre toute autorité ou morale.

à chaque pleine lune il bricole une intimité fait germer une graine de confiance

Le reste est une histoire onirique, une fable grave dans laquelle la beauté se mèle à la cruauté. Les poèmes se succèdent,l'histoire, belle et tragique, se précipite. Tant de grâce, de majesté, d'émotion se dégagent de ces lignes. On peut, en peu de mots, évoquer tant de choses...

Un souffle et un tremblement, avant de refermer le livre.


Ruby Moonlight | Ali Cobby Eckermann | traduit par Mireille Vignol | Au vent des îles

Circulez, la ville sous surveillance

Le problème de la surveillance dans l'espace public semble de plus en plus préoccupant. Il me manquait cependant un peu de contexte et d'histoire pour l'appréhender. Circulez, la ville sous surveillance me paraissait le livre tout indiqué pour commencer à creuser le sujet.

Dans ce livre, le journaliste Thomas Jusquiame mène en effet son enquête dans le monde de ceux qui qui conçoivent l'espace urbain : les autorités, les mairies, les sociétés de transports publiques, les sociétés privées, surtout, omniprésentes. Celles qui fournissent le matériel, celles qui proposent des services d'analyse algorithmique des images. Il poussera ses investigations jusqu'à se faire embaucher comme commercial dans l'une d'elles, afin de comprendre de l'intérieur ce qui est promis et vendu.

Mais continuons la rêverie : des parcs ouverts toute la nuit et la disparition des mobiliers défensifs provoqueraient-ils un afflux de sans-abri dans les villes ? Et si oui, ce phénomène ne serait-il pas une prise de conscience collective intéressante pour remédier au problème ? À quoi ressembleraient les villes si chacun pouvait prendre l’initiative d'aménager un bout d'espace public en se concertant avec ses voisins ? Cela provoquerait des conflits d’usage importants, me dirait-on. «Et alors?» serais-je tenté de répondre, le conflit est aussi le début d’un échange qui peut déboucher sur une solution.

À travers l'histoire de l'aménagement urbain, on comprend mieux son évolution sécuritaire : le retrait des bancs où l'on peut stagner, la limitation de la végétation dense où l'on peut se dissimuler, la conception des places de manière à ce qu'on ne s'y attarde pas, etc. Quand à tout cela s'ajoute la vidéosurveillance (maquillée en vidéoprotection pour la rendre moins agressive) on finit par se demander (comme l'auteur) si le but recherché n'est pas de maintenir les gens dans un sentiment d'insécurité plutôt que de les en délivrer.

Statistiques à l'appui, Thomas Jusquiame fait tomber les discours commerciaux pour s'attaquer à ce qui est vraiment en jeu : les données. Celles qui aident les algorithmes à se perfectionner, celles qui sont pourtant protégées par le RGPD.

J'ai beaucoup aimé la manière dont est construit Circulez, la ville sous surveillance, qui développe son argumentaire de manière claire et implacable. Ce livre est parfait pour commencer à s'intéresser au sujet.


Circulez, la ville sous surveillance | Thomas Jusquiame | Marchialy

Couverture - L'agneau égorgera le lion

La couverture de cette novella m'avait déjà percutée sur l'une des nombreuses tables de la librairie des Utopiales. Ce court texte, intense et sauvage, est à l'image de ses personnages aux furieux désirs de liberté.

On trouve chez les squatteurs et les punks une forme d’hospitalité que je ne cesserai jamais d’apprécier. C’est quand on vient à manquer qu’on partage.

Danielle, une éternelle voyageuse, débarque un beau jour dans une ville squattée, autogérée par des anarchistes. Si elle se reconnaît dans cet endroit au point de songer y rester un peu, voire de nouer des relations avec certains de ses habitants, elle y vient surtout car son ami y a passé du temps avant de quitter l'endroit pour se suicider peu après.

Pourquoi est-ce qu'une société utopique ne peut pas marcher ? Parce qu'il y en a toujours un ou une pour casser les couilles, ai-je lu je ne sais où il n'y a pas très longtemps. Cette phrase m'est revenue en tête pendant ma découverte de cette histoire. Il y en a toujours un qui casse les couilles, et au final tout s'effondre. Mais plus encore, il y en aura toujours un ou une autre pour tenter de tout reconstruire. Au-delà d'une intrigue policière et mystique, qui emprunte à la magie, au chamanisme, L'agneau égorgera le lion parle de liberté, de justice et de marginalité avec brutalité.

D'une plume organique, grâce à laquelle il nous semble presque sentir l'odeur d'humus, de bois brûlé, Margaret Killjoy nous dit sa vérité, et ça touche profondément. L'agneau égorgera le lion est un texte empreint d'une sincérité poignante.


L'agneau égorgera le lion | Margaret Killjoy | Traduit par Mathieu Prioux | Argyll

Affiche-le tout nouveau testament

Dieu existe, il habite à Bruxelles

Par cette accroche, ce film de Jaco Van Dormael a immédiatement capté mon attention : Dieu existe et c'est un sale type. Sa fille décide donc de mettre la pagaille dans son travail avant de se barrer sur Terre.

On aurait pu s'attendre à une comédie à grosse ficelle, pourtant, le réalisateur à su faire du scénario qu'il a coécrit avec Thomas Gunzig (Tiens tiens...) une œuvre hors norme, un objet difficile à décrire si ce n'est que sa poésie transparaît à chaque instant. Dans des portraits de personnages inattendus, dans un jeu d'acteur atypique (mis à part Yolande Moreau, qui méritait mieux), dans la photographie d'une clarté irréelle, dans la musique, surtout, signée An Pierlé et véritablement sublime.

Une petite bulle tantôt cruelle, tantôt absurde, jolie avant tout.


Le Tout nouveau Testament | Jaco Van Dormael | 2015


Visible (encore quelques jours) sur Arte.tv

Le Roi Arthur, un mythe contemporain

J'ai toujours été très intéressée par les légendes arthuriennes. Peut-être parce qu'une partie de mes études m'a amenée à résider en forêt de Paimpont et que je sentais déjà poindre, dans son assimilation à la forêt de Brocéliande, dans les invitations à y découvrir le tombeau de Merlin et autre Val sans retour, un opportunisme touristique dont je ne savais évaluer la légitimité. Je me suis depuis penchée sur l'histoire de la création de ces légendes, leurs textes fondateurs (gallois, anglais, avant d'être français), leurs innpmbrables adaptations (aux qualités disparates) en cherchant avant tout à en connaître au mieux le contenu.

Avec ce livre de William Blanc, on s'attaque à un autre sujet tout aussi passionnant : l'influence qu'ont pu avoir ces légendes, et plus particulièrement la figure du roi Arthur, et de quelle manière elles ont été utilisées.

Grâce au travail extrêmement détaillé et richement documenté et sourcé de cet historien, on découvre non seulement l'évolution des mythes au fur et à mesure de l'ajout de nouveaux textes à son canon, mais également à quel point la figure d'Arthur a pu permettre d'asseoir la légitimité et de servir le propos de ceux qui se la sont appropriée. Tour à tour serviteur de la cause des rois d'Angleterre (de par sa lignée, puis sa figure de conquérant de l'Europe), promoteur de leurs idées colonialistes, il apparaît ensuite comme une grande figure populaire aux États-Unis qui mettra en avant tantôt son côté guerrier et chevaleresque, tantôt son côté pacifique, voire anticapitaliste ou écologiste.

En resituant ces différentes facettes du mythe dans l'histoire et dans les courants de pensées qu'elles servent, William Blanc nous dresse un panorama de l'ancrage de la figure arthurienne dans les époques anciennes et contemporaines et surtout dans la pop culture, qui s'en est abondamment servie.

À travers l'utilisation de ces légendes que je connais un peu il a été extrêmement intéressant pour moi d'avoir une illustration concrète du fait qu'une histoire, quelle qu'elle soit, peut permettre de consolider n'importe quel propos ou presque selon ce que l'on choisit de garder, de mettre en avant ou de passer sous silence.

J'ai énormément apprécié cette lecture tant ce livre va loin dans les détails et dans les analyses, avec une écriture limpide et particulièrement accrocheuse. Une iconographie diverse permet en plus de parfaitement illustrer les propos.


Le Roi Arthur, un mythe contemporain | William Blanc | Libertalia

Célèbre

J'étais très très pressée de lire Célèbre tant le sujet m'interpelle. L'histoire de cette jeune femme souhaitant plus que tout la célébrité quitte à blesser les autres, voire elle-même s'annonçait en effet jubilatoire pour quelqu'un comme moi, qui a du mal à comprendre les envies de célébrité des autres. Le livre de Maud Ventura est en effet jubilatoire par bien des aspects : dans sa course à la surenchère, dans sa construction exponentielle, dans sa folie crue.

Le seul moteur des grandes réussites est la frustration. Pour avoir les crocs, il faut un certain degré d'inconfort, ne pas se satisfaire du monde tel qu'il est. Bien sûr, une bonne dose de privilèges est nécessaire pour partir du bon pied, mais sans excès.

Le personnage principal, Cléo, surtout, m'a fascinée. Je l'ai souvent dit, je suis particulièrement sensible à tout ce qui tourne autour de l'obsession. En cela, Cléo est un parfait sujet d'attention, l'obsession étant au cœur même de sa vie : obsession de la célébrité, bien sûr, mais également de la perfection.

Je n'ai cependant pas été entièrement convaincue par le roman, celui-ci finissant par perdre une partie de son attrait dans sa course effrénée. On ne s'est pas suffisamment attardé sur la motivation première du personnage à mon goût, pour s'abîmer dans ses actions. Que dire de la toute fin, enfin, qui m'a laissée au mieux dubitative par son invraisemblance, tout en notant cependant qu'elle ne constitue pas l'essence du récit, dont la conclusion arrive avant celle-ci.

Ces quelques ombres ne m'ont pas empêchée d'apprécier en grande partie cette lecture. Je remercie l'auteur de s'être attaquée si frontalement et avec tant de justesse à ce sujet brûlant. L'acuité de sa plume a permis certaines envolées d'une vérité incroyable.


Célèbre | Maud Ventura | L’Iconoclaste

Je n'ai rien contre la foi des gens, c'est même quelque chose qu'il m'arrive d'admirer. J'ai cependant un vrai problème avec le prosélytisme quel qu'il soit, et celui des religion est tout de même top niveau. Dans ce documentaire signé Darius Kaufmann et Eytan Jan, grâce à de nombreux entretiens et quelques immersions, on plonge dans les relations qu'entretient l'Église avec le cinéma américain, devenu l'eldorado des prêcheurs de la bonne parole. Le fond est saisissant, la réalisation percutante, on y découvre des réalités insoupçonnées.


Le phénomène Godlywood | Darius Kaufmann et Eytan Jan | 2023

Visible sur arte.tv

équation chauve-souris

Ce n'est pas le premier livre de Mickaël Launay que je lis (je les ai tous lus), mais c'est le premier dont je parle sur Un Spicilège. Pour ceux qui ne connaissent pas mon admiration pour le travail de cet auteur, je vous préviens : je considère Mickaël Launay comme l'un des meilleurs vulgarisateurs que je connaisse. Je vous invite d'ailleurs à jeter un œil à sa chaîne Youtube, et à mon avis sur un autre de ses ouvrages (Le théorème du parapluie) sur mon ancien blog.

On retrouve la même structure dans L'équation de la chauve-souris que dans Le théorème du parapluie : 5 parties, chacune abordant un grand thème scientifique, qui commencent toujours par une anecdote de la vie courante qui fait se poser des questions théoriques à l'auteur. Par exemple que peut nous apprendre la cuisson des coquillettes sur la théorie du chaos ? (Si, si, il y a bien un rapport !)

Ce qui est flagrant à la lecture des livres de cet auteur, c'est à quel point il a à cœur non pas de présenter les principes physiques qui expliquent les observations que l'on peut tous faire au quotidien, mais de les concrétiser. Je vous assure que la première partie consacrée à la pression et autre poussée d'Archimède est la plus brillante que j'ai jamais lu sur le sujet. Jamais vous ne vous sentirez plus perspicace qu'après la lecture de ce livre et jamais une courbe de Gauss ou une équation des ondes ne vous auront si peu effrayé (en cela, les brillantes illustrations de Chloé Bouchaour aident également). Mickaël Launay possède cette faculté propre aux bons vulgarisateurs qui est d'inscrire dans le réel, dans le palpable, une notion théorique. En repartant souvent de l'origine d'une découverte, il parcourt certaines scènes de l'histoire des sciences (discipline qui est malheureusement trop peu enseignée), nous permettant de nous mettre à la place de ceux qui, en leur temps, ont résolu l'énigme, et tout à coup, tout devient limpide.

Un livre à conseiller à tous, dès l'adolescence, surtout les personnes fâchées avec les équations.


L'équation de la chauve-souris | Mickaël Launay | Illustrations de Chloé Bouchaour | Hugo Doc

sinumonstrus

Ce qui est épatant avec ce genre de projet, c'est de l'avoir vu prendre forme sur les réseaux. Boulet est en effet un auteur que je suis depuis très longtemps. Son blog BD a d'ailleurs pas moins de 20 ans, ce qui est assez troublant !

Pas étonnant, donc, que je sois parmi ceux qui ont commencé à voir fleurir sur son Instagram d'étranges monstres dessinés sur photo, avec en légende des textes de plus en plus inquiétants. Nous sommes alors en pleine folie du fameux jeu en réalité augmentée à base de monstres à attraper et sortir de cet univers gentillet pour passer à quelque chose de plus angoissant n'est vraiment pas pour me déplaire.

Peu à peu, une histoire se profile, une histoire lugubre et tragique, et j'en viens à attendre impatiemment la suite. Je ne me rappelle pas avoir vu la conclusion de tout ça sur les réseaux, mais quand j'ai appris qu'un livre allait être édité, j'étais plus que ravie.

C'est vers les Éditions Exemplaire que l'auteur s'est tourné. C'est une maison à laquelle je m'intéresse de plus en plus, son credo étant une meilleure rémunération des auteurs. Elle permet également, grâce entre autres à un système de financement participatif, de donner sa chance à des projets un peu foutraques tels que celui-ci.

Il résulte de cette collaboration un livre qui est tout d'abord un très bel objet : couverture rigide, titre doré. Il est ensuite une oeuvre à part entière : des dessins délicieusement hideux, des textes savamment ténébreux, au service d'une histoire trouble, dans laquelle on décèle, au fur et à mesure de la lecture, la mise en place d'un univers vaste et parfaitement inquiétant !

J'ai pris beaucoup de plaisir à retrouver ce projet un peu hors norme et à le voir trouver sa cohérence. On ne pouvait rêver meilleur écrin !


Sinumonstrus | Boulet | Exemplaire Éditions

Big Sur

Quand je vous dis qu'il faut s'intéresser au travail des éditions 1115, c'est d'autant plus vrai s'ils se mettent à éditer mes auteurs de prédilection, tel Laurent Queyssi. Après le très très réussi Trystero, il revient en effet avec un texte plus court, une novella en forme de road trip halluciné, un vibrant hommage à la littérature pulp, avec ce qu'il faut de profondeur en plus pour en faire un livre à ne pas louper.

L'histoire de Big Sur met en scène Scott Pulver, un écrivain en pleine réflexion sur sa créativité (tiens donc...). Lui qui, jadis, pondait du roman d'horreur un peu cheap à un rythme effréné se retrouve en panne d'écriture, lassé de cette facilité. Alors que son éditeur actuel se fait défenestrer presque sous ses yeux, il entame un périple jusqu'en Californie, poursuivi par des malfrats, pour apporter à une vieille connaissance devenue éditeur son prochain chef-d'œuvre, écrit sur la route.

-Je sais bien que tu as aimé The Shadowman ou Hellhound, Nick, et si c'est pas rien, c'est quand même pas grand-chose. J'écris de l'horreur au kilomètre sous pseudonyme. -Et moi je dépose du bitume sur les routes depuis mon camion. Dans les deux cas, ce qu'on fait est important pour des gens.

L'histoire prête à sourire, le rythme est follement distrayant, les références à l'horreur et à la littérature de gare sont jouissives. Il y a cependant dans Big Sur une dimension réflexive qui va bien au-delà du divertissement. Variation sur des thèmes chers à l'auteur (le rôle réel ou supposé de l'imagination, la culture populaire...), le texte porte également une sincérité, une luminosité qui rappelle celle des paysages californiens.

Je me suis rapidement attachée à ce personnage complètement perdu, guidé par sa muse et soumis à moult péripéties aussi fantastiques qu'incompréhensives. Sa quête de sincérité, son envie de se retrouver sont particulièrement touchantes, et je l'ai accompagné avec grand plaisir sur ces routes mal fréquentées.

C'est avec mélancolie que je l'ai laissé à la fin de ce livre décidément trop court.


Big Sur | Laurent Queyssi | Éditions 1115