Superbe bande dessinée adaptée d'un court roman (d'une longue nouvelle ?) de Jeanne-A Debats, La vieille anglaise et le continent est une ode à la nature, à l'activisme, au féminisme et bien plus encore...
La vieille anglaise en question, c'est Ann Kelvin, une militante écologiste qui, alors qu'elle est au seuil de sa vie, accepte la proposition de l'un de ses anciens élèves : transférer son esprit dans le corps d'un cachalot, pour pouvoir agir une dernière fois en faveur des animaux marins victimes de trafic.
L'immensité des océans qui servent de décor à cette histoire est le pendant de l'immensité des thèmes sociétaux abordés dans l'intrigue, avec finesse et réflexion. On sent immédiatement à quel point tous ces sujets tiennent au cœur de l'auteur. Ceci complète parfaitement l'immense poésie et la délicatesse certaine qui baignent l'ensemble du récit, parfaitement sublimées par la mise en images somptueuse de Stefano Martino.
Un album tout en élégance, au sens profond et source de belles réflexions.
La Vieille Anglaise et le continent | Scénario de Valérie Mangin | Dessins de Stefano Martino | Éditions Drakoo
Quelle claque que ce roman qui restera malheureusement le seul de Joan Samson.
Paru en 1976, il conte l'histoire de l'arrivée dans une petite ville rurale du New Hampshire d'un drôle de commissaire-priseur venu de la ville. Aidé des forces de l'ordre, il commence à organiser des ventes aux enchères avec les biens dont les habitants, parmi lesquels la famille Moore, acceptent de se défaire “pour la bonne cause” : donner des moyens à la sécurité et au développement de la ville. Les Moore se rendent pourtant compte que le nouveau maître de la ville ne compte pas s'arrêter de sitôt, alors que tout le monde semble pris dans un effroyable engrenage.
Il m'a été très difficile de lâcher Délivrez-nous du bien avant la fin tant la mécanique lentement mise en place est efficace. Propulsé dans l'impasse que les Moore semblent obligés d'emprunter, il est difficile de reprendre son souffle tant on a l'impression que le mur va bientôt être percuté.
Perly, figé, voyait l'agitation se répandre.
“Souvenez-vous seulement de ceci, dit-il enfin d'une voix caverneuse qui tranchait nettement dans la confusion. Tout ce que j'ai fait, vous m'avez laissé le faire.”
Joan Samson décrit parfaitement le phénomène d'emprise, en plongeant profondément dans la psychologie des personnages des Moore, oscillant tout au long du récit entre effroi, soumission et rébellion. Satellites de cette famille en détresse, les autres personnages, tout aussi justes, complètent les points de vue de réactions différentes.
Furieuse dénonciation du capitalisme, Délivrez-nous du bien en décrit tout à fait les mécanismes, tout en détaillant avec violence le choc des valeurs entre ville et ruralité. Magistral de bout en bout.
Délivrez-nous du bien | Joan Samson | Traduit par Laurent Vannini | Monsieur Toussaint Louverture
J'ai acheté Avec la permission de Gandhi à la boutique du Musée du Quai Branly, après la visite de l'exposition Bollywood Superstars centrée sur l'évolution du cinéma indien et plus largement, sur celle de l'Inde. Je me suis alors rendue compte que je connaissais peu l'histoire de ce pays qui est pourtant particulièrement dense. J'ai vu dans la lecture de ce livre une manière de découvrir d'une autre façon la période des Indes Britanniques.
Le roman se situe en effet en 1921 et met en scène le capitaine Sam Wyndham, un Britannique travaillant pour la police impériale de Calcutta, ainsi que son jeune collègue indien Sat Banerjee. Confrontés à une série de meurtres mystérieux, ils dirigeront l'enquête alors que la ville est en proie à des agitations ourdies par les soutiens de Gandhi, partisans de l'indépendance du pays. Avec la permission de Gandhi est un polar classique, plutôt efficace, dont l'atout majeur, outre son personnage principal, est sa représentation détaillée, à travers les événements et les rapports humains, des grands enjeux et du tumulte qui secouait la société indienne de cette période. En effet, à la fin de la Première Guerre Mondiale, l'Inde, appauvrie par les taxes liées à la guerre, voit sa société agitée par un élan de contestation qui aboutit à de longs mouvements de grève ainsi que des émeutes, durement réprimandées par les autorités.
Plonger dans cette atmosphère particulièrement bien mise en avant par l'auteur fut passionnante. Je me suis également beaucoup intéressée à Sam Wyndham, héros torturé possédant de nombreuses facettes, à la merci de démons et d'injonctions contradictoires, à la profondeur d'écriture admirable. Abir Mukherjee bénéficie en effet d'un talent certain pour l'élaboration de ses personnages, chacun des protagonistes du roman ayant une densité très appréciable.
Roman profondément documenté et documentaire, Avec la permission de Gandhi fut une lecture captivante me donnant envie de découvrir plus d'aventures du capitaine Wyndham.
Avec la permission de Gandhi | Abir Mukherjee | Traduit par Fanchita Gonzalez Batlle | Gallimard / Folio policier
Je le redoutais, ce court-métrage.
De toute la collection “En lice vers les Oscars 2024” sur Arte.tv, c'est celui que j'ai regardé en dernier.
Parce qu'il était le plus long (29 minutes).
Parce que c'était le seul en prises de vue réelles quand tous les autres sont des courts-métrages d'animation. L'animation, c'est plus facile, c'est moins concret, ça touche souvent moins.
Parce que l'image d'illustration, celle du jeune acteur en herbe Léokim Beaumier-Lépine, m'inspirait déjà une infinie tristesse. Les histoires d'adolescents me bouleversent. Il faut dire que j'en ai deux qui vivent sous mon toit.
Parce qu'en lisant le synopsis, basé sur l'histoire vraie de Marc-Antoine Bernier, je me doutais que j'en sortirais bouleversée.
J'avais raison. Il faut croire que je me connais bien.
Invincible est un drame sauvage, une histoire poignante. Grave, mais paradoxalement d'une réelle beauté.
Il se passe au Canada, dans la vie d'un jeune garçon dont les envies irrépressibles de liberté se heurtent à l'internement dans un centre d'accueil fermé pour mineurs.
Il repose surtout sur le talent de ses acteurs, l'acteur principal en tête. Léokim Beaumier-Lépine est en effet d'une justesse incroyable quand on sait qu'il s'agit de son premier rôle, il incarne le personnage avec une vérité qui ne trompe pas.
La réalisation est plus classique, le travail sur la couleur vraiment soigné et certains plans, évocateurs, sont déchirants.
Intéressez-vous à l'histoire de ce film, aux circonstances dans lesquelles il a été réalisé, il n'en devient que plus poignant encore.
Dans ce recueil de 10 nouvelles, la Coréenne Chung Bora nous entraîne à la lisière du fantastique, dans un monde inattendu et mélancolique. Un monde dans lequel une étrange tête peut tout à coup sortir des toilettes pour discuter, un monde où une femme tombe enceinte d'avoir pris trop longtemps la pilule, un monde ou un renard blessé peut saigner de l'or...
Si je peux faire un vœu
Je voudrais être heureux
Mais alors juste un peu
Si je suis trop heureux
Ma peine va me manquer
Plonger dans l'univers de Chung Bora est une sacrée expérience. Puisant ses inspirations dans les mythes coréens, mais teintant le tout d'une surprenante modernité, elle commence chacune de ses nouvelles comme une petit fable légère, pour la faire basculer au fil des lignes vers des récits souvent très noirs, puissants, dérangeants. Il émane de ce recueil une profonde tristesse, une telle étrangeté que l'on se sent souvent désemparé, ne sachant comment réagir face à des événements impossibles à appréhender.
Grâce à son écriture claire et franche, Chung Bora est capable de mettre en place une situation en quelques mots, de nous mettre dans une atmosphère en quelques phrases, de faire basculer le ton d'un récit d'une ligne à l'autre.
Ce recueil est sans aucun doute parmi les textes les plus étranges qu'il m'ait été donné de lire. Singulièrement fascinant, il m'a happée en quelques pages et je ne l'ai quitté qu'à regret, en me demandant un moment encore qu'étais-je bien en train de lire.
Lapin maudit | Chung Bora | Traduit par Han Yumi et Hervé Péjaudier | Matin Calme
Avec Volna, Christophe Siébert ouvre donc le cycle Après le black-out, toujours situé dans l'univers de Mertvecgorod, mais chez un nouvel éditeur. On y retrouve la RIM dans une temporalité différente sans que cela ne change sa nature profonde de matriarche-ogresse prête à dévorer ses enfants.
L'intrigue de Volna tourne autour d'un singe capucin électroniquement augmenté innocemment récupéré par une jeune femme. Consciente de son prix au marché noir, et résolument décidée à le revendre, elle se lance dans une fuite avec son colocataire tandis qu'ils se retrouvent recherchés dans toute la ville par ceux que la perte de cet animal dérange.
Dans ce court roman percutant, Christophe Siébert s'attelle cette fois-ci à nous offrir une course-poursuite rythmée, en y mêlant violence et corruption, quand la dimension politique se heurte aux ambitions individuelles.
Dans l'univers de Mertvecgorod, les choses les plus crasses deviennent tellement familières que rien ne parvient plus à choquer, voire même à interpeller, et je me suis souvent surprise par mon détachement à la lecture. Anesthésiée par le sordide, habituée à l'infect, au bout de 4 romans, il devient difficile de trouver la lumière et l'étrange insensibilisation qu'exerce Mertvecgorod devient hypnotique.
La plume de Siébert est cependant tellement évocatrice qu'elle parvient sans effort à m'atteindre, me ramenant au cœur de l'intrigue, au cœur du spectacle auquel j'avais presque l'impression de prendre part. Volna est de ces romans qu'on a l'impression de lire précipitamment, pressé par une urgence qu'on a du mal à définir, mais qui ne nous quitte à peine qu'une fois le dernier mot imprimé sur la rétine. Reste le mal-être, une vague impression de dégoût.
Un livre à lire de bonne humeur. Peut-être attendre le printemps.
J'avais envie de renouer avec une saga, avec de la science-fiction, avec du space opéra. Ce nouveau roman de Stéphane Desienne tombait donc à point nommé. Je connais Stéphane depuis longtemps et je sais qu'il excelle dans ce registre. Je trouve aussi qu'il livre des œuvres de plus en plus abouties et ce dernier opus le confirme tout à fait.
Récit au temps long, Humanis nous narre une histoire de conquête spatiale, quand l'humanité rencontre après des millénaires une espèce qu'elle a elle-même créée et qu'elle pensait éteinte : les humanis, génétiquement modifiés pour s'adapter à la vie en apesanteur.
Entamant son roman comme un techo-thriller, Stéphane Desienne délaisse très vite les soupçons de ce prologue pour déployer une véritable épopée, en laissant s'installer une intrigue millénaire, dans un monde dans lequel l'humanité n'a vaincu les distances qu'en figeant le temps. La dimension temporelle allongée à l'extrême permet de se rappeler, en comparaison, de la fragilité et l'insignifiance d'une vie humaine.
Si les héros sont éphémères, les enjeux sont colossaux et l'auteur parvient tout à fait à retranscrire les perspectives ouvertes par la conquête de nouveaux espaces. Le choc civilisationnel de la rencontre avec une autre humanité et les décisions qui en découlent formant le cœur passionnant de l'intrigue.
L'écriture de Stéphane Desienne s'épanouit franchement pour donner corps et crédibilité à un monde vaste, riche et parfaitement cohérent. Il est dans son élément, et ça se sent. Il prend le temps d'établir une intrigue s'étirant dans le temps, dont l'essence même nécessitait un large espace qu'il a su très bien lui forger.
Si j'ose le dire ainsi, Humanis est un roman infiniment humaniste, dans lequel pointe, sous la crasse réalité, un optimisme touchant profondément à la lecture.
Dans ce nouvel album, Marion Montaigne s'attaque, avec l'humour qui la caractérise, à l'histoire de la paléontologie. Prenant comme point de départ sa propre fascination pour la chose à la suite de la découverte en salle du film Jurassic Park alors qu'elle était adolescente, elle remonte le temps à la rencontre des grandes figures et des grands événements qui ont jalonné les avancées de cette science.
Je suis une inconditionnelle que Marion Montaigne, je ne tarirai donc pas d'éloges sur ce nouvel opus. J'ai de plus été agréablement surprise par le fait que pour une première fois, elle insère dans cet album quelques éléments autobiographiques. Ce sont ces respirations qui lui permettent de construire une histoire d'autant plus cohérente, plutôt que d'aligner les faits chronologiques. Je me suis également beaucoup retrouvée en jeune femme passionnée de sciences et de choses incongrues pas toujours comprise par son entourage.
À travers ces considérations, Marion Montaigne parvient, avec ce ton plein d'ironie et cette légèreté apparente, à aller au-delà d'une histoire des sciences factuelle, en s'attaquant aux aspects parfois un peu plus méconnus que sont l'impact des mœurs et de la société sur la vie des personnes savantes en devenir.
Parfaitement accessible aux ados, Nos mondes perdus pourrait bien susciter quelques vocations.
Vermines est un premier long-métrage très réussi de Sébastien Vaniček. À l'heure à laquelle j'écris cet article, je suis encore emplie de l'adrénaline qui a déferlé dans mes veines pendant toute la séance. Vermines n'est pas seulement un film dans lequel “le monstre” (les, en l’occurrence) est effrayant, c'est également un film qui réussit à maintenir une tension constante, ne laissant pas vraiment de répit aux spectateurs.
Sébastien Vaniček parvient avec aisance à mettre au service d'un scénario solide (qui, sans éviter quelques maladresses, permet une montée en puissance de l'horreur subtile et crédible) une réalisation particulièrement admirable, qui est de loin le principal atout de ce film, certains plans laissant bouche bée d'inspiration et de maîtrise.
La brochette de jeunes acteurs apporte une crédibilité supplémentaire, Finnegan Oldfield en tête, particulièrement poignant. Theo Christine porte habilement une bonne partie du long métrage sur ses épaules, le jeu de Sofia Lesaffre et Lisa Nyarko est impeccable et même Jérôme Niel, que j'avais peur de ne pas trouver crédible en rôle dramatique tant je l'associe à la comédie, tire brillamment son épingle du jeu, son côté excessif collant parfaitement avec son personnage. L'histoire se passant, d'après les plans extérieurs, dans les arènes de Picasso de Noisy-Le-Grand (une ville que je connais bien pour y travailler), je n'ai eu aucun mal à me sentir en immersion dans cet immeuble envahi de bestioles, qui semble avoir été oublié par tous.
J'espérais bien, en m'asseyant dans la salle, tomber sur un bon film d'horreur français. Vermines a dépassé toutes mes attentes en me proposant un excellent moment de cinéma, se hissant in extremis parmi mes films préférés de 2023.
Voilà un livre qui porte particulièrement bien son nom.
Écrit par le philosophe et professeur en sciences de l'éducation canadien Normand Baillargeon, ce Petit cours d'autodéfense intellectuelle est bien plus sérieux que les illustrations de Charb dont il est parsemé ne pourraient le laisser penser.
Parfaitement conçu et structuré, il explore tout d'abord les différents outils nécessaires à tout un chacun pour élaborer une pensée critique viable : maîtriser le sens que l'on peut donner aux mots, comprendre la rhétorique, maîtriser un minimum les chiffres (probabilités, statistiques)... pour ensuite appliquer ces outils dans différents domaines comme la science ou les médias.
Écrit de manière claire et didactique, on est vraiment dans l'essence même d'un cours à la fois abordable et jouissant d'exemples suffisamment bien choisis pour être relativement digeste. La forme reste en revanche assez classique. On se surprend parfois à avoir envie de prendre des notes, tant le côté “cours magistral” est prégnant.
Sur le fond, ce “petit cours” (qui m'a demandé environ 5 heures de lecture) est notablement complet, riche en rappels, en listes, il constitue une très bonne boîte à outils à laquelle on peut se référer facilement. Si certaines de ces notions m'étaient familières, cette lecture m'a permis de les approfondir et d'en découvrir de nouvelles.
Bien qu'il demande un minimum d'investissement à la lecture pour être entièrement profitable, le Petit cours d'autodéfense intellectuelle est typiquement le genre d'ouvrage pouvant servir de référence à qui veut exercer et améliorer sa pensée critique.
Petit cours d'autodéfense intellectuelle | Normand Baillargeon | Lux