Un Spicilège

Invincible

Je le redoutais, ce court-métrage.
De toute la collection “En lice vers les Oscars 2024” sur Arte.tv, c'est celui que j'ai regardé en dernier.

Parce qu'il était le plus long (29 minutes).
Parce que c'était le seul en prises de vue réelles quand tous les autres sont des courts-métrages d'animation. L'animation, c'est plus facile, c'est moins concret, ça touche souvent moins.
Parce que l'image d'illustration, celle du jeune acteur en herbe Léokim Beaumier-Lépine, m'inspirait déjà une infinie tristesse. Les histoires d'adolescents me bouleversent. Il faut dire que j'en ai deux qui vivent sous mon toit.
Parce qu'en lisant le synopsis, basé sur l'histoire vraie de Marc-Antoine Bernier, je me doutais que j'en sortirais bouleversée.

J'avais raison. Il faut croire que je me connais bien.
Invincible est un drame sauvage, une histoire poignante. Grave, mais paradoxalement d'une réelle beauté.
Il se passe au Canada, dans la vie d'un jeune garçon dont les envies irrépressibles de liberté se heurtent à l'internement dans un centre d'accueil fermé pour mineurs.

Il repose surtout sur le talent de ses acteurs, l'acteur principal en tête. Léokim Beaumier-Lépine est en effet d'une justesse incroyable quand on sait qu'il s'agit de son premier rôle, il incarne le personnage avec une vérité qui ne trompe pas.
La réalisation est plus classique, le travail sur la couleur vraiment soigné et certains plans, évocateurs, sont déchirants.

Intéressez-vous à l'histoire de ce film, aux circonstances dans lesquelles il a été réalisé, il n'en devient que plus poignant encore.


Invincible | Vincent René-Lortie | 2022

Lapin maudit

Dans ce recueil de 10 nouvelles, la Coréenne Chung Bora nous entraîne à la lisière du fantastique, dans un monde inattendu et mélancolique. Un monde dans lequel une étrange tête peut tout à coup sortir des toilettes pour discuter, un monde où une femme tombe enceinte d'avoir pris trop longtemps la pilule, un monde ou un renard blessé peut saigner de l'or...

Si je peux faire un vœu
Je voudrais être heureux
Mais alors juste un peu
Si je suis trop heureux
Ma peine va me manquer

Plonger dans l'univers de Chung Bora est une sacrée expérience. Puisant ses inspirations dans les mythes coréens, mais teintant le tout d'une surprenante modernité, elle commence chacune de ses nouvelles comme une petit fable légère, pour la faire basculer au fil des lignes vers des récits souvent très noirs, puissants, dérangeants. Il émane de ce recueil une profonde tristesse, une telle étrangeté que l'on se sent souvent désemparé, ne sachant comment réagir face à des événements impossibles à appréhender.

Grâce à son écriture claire et franche, Chung Bora est capable de mettre en place une situation en quelques mots, de nous mettre dans une atmosphère en quelques phrases, de faire basculer le ton d'un récit d'une ligne à l'autre.

Ce recueil est sans aucun doute parmi les textes les plus étranges qu'il m'ait été donné de lire. Singulièrement fascinant, il m'a happée en quelques pages et je ne l'ai quitté qu'à regret, en me demandant un moment encore qu'étais-je bien en train de lire.


Lapin maudit | Chung Bora | Traduit par Han Yumi et Hervé Péjaudier | Matin Calme

Volna

Avec Volna, Christophe Siébert ouvre donc le cycle Après le black-out, toujours situé dans l'univers de Mertvecgorod, mais chez un nouvel éditeur. On y retrouve la RIM dans une temporalité différente sans que cela ne change sa nature profonde de matriarche-ogresse prête à dévorer ses enfants.

L'intrigue de Volna tourne autour d'un singe capucin électroniquement augmenté innocemment récupéré par une jeune femme. Consciente de son prix au marché noir, et résolument décidée à le revendre, elle se lance dans une fuite avec son colocataire tandis qu'ils se retrouvent recherchés dans toute la ville par ceux que la perte de cet animal dérange.

Dans ce court roman percutant, Christophe Siébert s'attelle cette fois-ci à nous offrir une course-poursuite rythmée, en y mêlant violence et corruption, quand la dimension politique se heurte aux ambitions individuelles.
Dans l'univers de Mertvecgorod, les choses les plus crasses deviennent tellement familières que rien ne parvient plus à choquer, voire même à interpeller, et je me suis souvent surprise par mon détachement à la lecture. Anesthésiée par le sordide, habituée à l'infect, au bout de 4 romans, il devient difficile de trouver la lumière et l'étrange insensibilisation qu'exerce Mertvecgorod devient hypnotique.
La plume de Siébert est cependant tellement évocatrice qu'elle parvient sans effort à m'atteindre, me ramenant au cœur de l'intrigue, au cœur du spectacle auquel j'avais presque l'impression de prendre part. Volna est de ces romans qu'on a l'impression de lire précipitamment, pressé par une urgence qu'on a du mal à définir, mais qui ne nous quitte à peine qu'une fois le dernier mot imprimé sur la rétine. Reste le mal-être, une vague impression de dégoût.

Un livre à lire de bonne humeur. Peut-être attendre le printemps.


Volna | Christophe Siébert | Mnémos/Label Mu

Humanis

J'avais envie de renouer avec une saga, avec de la science-fiction, avec du space opéra. Ce nouveau roman de Stéphane Desienne tombait donc à point nommé. Je connais Stéphane depuis longtemps et je sais qu'il excelle dans ce registre. Je trouve aussi qu'il livre des œuvres de plus en plus abouties et ce dernier opus le confirme tout à fait.

Récit au temps long, Humanis nous narre une histoire de conquête spatiale, quand l'humanité rencontre après des millénaires une espèce qu'elle a elle-même créée et qu'elle pensait éteinte : les humanis, génétiquement modifiés pour s'adapter à la vie en apesanteur.

Entamant son roman comme un techo-thriller, Stéphane Desienne délaisse très vite les soupçons de ce prologue pour déployer une véritable épopée, en laissant s'installer une intrigue millénaire, dans un monde dans lequel l'humanité n'a vaincu les distances qu'en figeant le temps. La dimension temporelle allongée à l'extrême permet de se rappeler, en comparaison, de la fragilité et l'insignifiance d'une vie humaine.
Si les héros sont éphémères, les enjeux sont colossaux et l'auteur parvient tout à fait à retranscrire les perspectives ouvertes par la conquête de nouveaux espaces. Le choc civilisationnel de la rencontre avec une autre humanité et les décisions qui en découlent formant le cœur passionnant de l'intrigue.

L'écriture de Stéphane Desienne s'épanouit franchement pour donner corps et crédibilité à un monde vaste, riche et parfaitement cohérent. Il est dans son élément, et ça se sent. Il prend le temps d'établir une intrigue s'étirant dans le temps, dont l'essence même nécessitait un large espace qu'il a su très bien lui forger.

Si j'ose le dire ainsi, Humanis est un roman infiniment humaniste, dans lequel pointe, sous la crasse réalité, un optimisme touchant profondément à la lecture.


Humanis | Stéphane Desienne | Éditions du 38

Nos mondes perdus

Dans ce nouvel album, Marion Montaigne s'attaque, avec l'humour qui la caractérise, à l'histoire de la paléontologie. Prenant comme point de départ sa propre fascination pour la chose à la suite de la découverte en salle du film Jurassic Park alors qu'elle était adolescente, elle remonte le temps à la rencontre des grandes figures et des grands événements qui ont jalonné les avancées de cette science.

Je suis une inconditionnelle que Marion Montaigne, je ne tarirai donc pas d'éloges sur ce nouvel opus. J'ai de plus été agréablement surprise par le fait que pour une première fois, elle insère dans cet album quelques éléments autobiographiques. Ce sont ces respirations qui lui permettent de construire une histoire d'autant plus cohérente, plutôt que d'aligner les faits chronologiques. Je me suis également beaucoup retrouvée en jeune femme passionnée de sciences et de choses incongrues pas toujours comprise par son entourage.

À travers ces considérations, Marion Montaigne parvient, avec ce ton plein d'ironie et cette légèreté apparente, à aller au-delà d'une histoire des sciences factuelle, en s'attaquant aux aspects parfois un peu plus méconnus que sont l'impact des mœurs et de la société sur la vie des personnes savantes en devenir.

Parfaitement accessible aux ados, Nos mondes perdus pourrait bien susciter quelques vocations.


Nos mondes perdus | Marion Montaigne | Dargaud

Vermines

Vermines est un premier long-métrage très réussi de Sébastien Vaniček. À l'heure à laquelle j'écris cet article, je suis encore emplie de l'adrénaline qui a déferlé dans mes veines pendant toute la séance.
Vermines n'est pas seulement un film dans lequel “le monstre” (les, en l’occurrence) est effrayant, c'est également un film qui réussit à maintenir une tension constante, ne laissant pas vraiment de répit aux spectateurs.
Sébastien Vaniček parvient avec aisance à mettre au service d'un scénario solide (qui, sans éviter quelques maladresses, permet une montée en puissance de l'horreur subtile et crédible) une réalisation particulièrement admirable, qui est de loin le principal atout de ce film, certains plans laissant bouche bée d'inspiration et de maîtrise.

La brochette de jeunes acteurs apporte une crédibilité supplémentaire, Finnegan Oldfield en tête, particulièrement poignant. Theo Christine porte habilement une bonne partie du long métrage sur ses épaules, le jeu de Sofia Lesaffre et Lisa Nyarko est impeccable et même Jérôme Niel, que j'avais peur de ne pas trouver crédible en rôle dramatique tant je l'associe à la comédie, tire brillamment son épingle du jeu, son côté excessif collant parfaitement avec son personnage. L'histoire se passant, d'après les plans extérieurs, dans les arènes de Picasso de Noisy-Le-Grand (une ville que je connais bien pour y travailler), je n'ai eu aucun mal à me sentir en immersion dans cet immeuble envahi de bestioles, qui semble avoir été oublié par tous.

J'espérais bien, en m'asseyant dans la salle, tomber sur un bon film d'horreur français. Vermines a dépassé toutes mes attentes en me proposant un excellent moment de cinéma, se hissant in extremis parmi mes films préférés de 2023.


Vermines | Sébastien Vaniček | 2023

Petit cours d'autodéfense intellectuelle

Voilà un livre qui porte particulièrement bien son nom.
Écrit par le philosophe et professeur en sciences de l'éducation canadien Normand Baillargeon, ce Petit cours d'autodéfense intellectuelle est bien plus sérieux que les illustrations de Charb dont il est parsemé ne pourraient le laisser penser.

Parfaitement conçu et structuré, il explore tout d'abord les différents outils nécessaires à tout un chacun pour élaborer une pensée critique viable : maîtriser le sens que l'on peut donner aux mots, comprendre la rhétorique, maîtriser un minimum les chiffres (probabilités, statistiques)... pour ensuite appliquer ces outils dans différents domaines comme la science ou les médias.
Écrit de manière claire et didactique, on est vraiment dans l'essence même d'un cours à la fois abordable et jouissant d'exemples suffisamment bien choisis pour être relativement digeste. La forme reste en revanche assez classique. On se surprend parfois à avoir envie de prendre des notes, tant le côté “cours magistral” est prégnant.
Sur le fond, ce “petit cours” (qui m'a demandé environ 5 heures de lecture) est notablement complet, riche en rappels, en listes, il constitue une très bonne boîte à outils à laquelle on peut se référer facilement. Si certaines de ces notions m'étaient familières, cette lecture m'a permis de les approfondir et d'en découvrir de nouvelles.

Bien qu'il demande un minimum d'investissement à la lecture pour être entièrement profitable, le Petit cours d'autodéfense intellectuelle est typiquement le genre d'ouvrage pouvant servir de référence à qui veut exercer et améliorer sa pensée critique.


Petit cours d'autodéfense intellectuelle | Normand Baillargeon | Lux

Les grands enfants

J'ai eu un véritable coup de cœur pour ce livre de Régis de Sà Moreira que j'ai trouvé naturellement empilé, bien en vue, sur l'une des tables de la librairie qui me fournit, modestement orné d'une étiquette “les libraires ont adoré”.

Il m'a épaté par son propos : l'histoire d'un film improbable, celui de deux frères, l'un scénariste, l'autre réalisateur qui, alors que les confinements se succèdent, décident de se retrouver pour donner corps à leur œuvre majeure. Ils accoucheront d'un film étrange, une histoire de robot, qui pourrait sembler anecdotique, mais qui aura pourtant un impact inimaginable.

Il m'a épaté par sa forme : une succession de prises de parole souvent brèves, anarchiques, quand chacun des protagonistes de cette aventure, du figurant à la grande star, du technicien au chef opérateur, se donne tour à tour le rôle du héros de sa propre vie, le tout finissant par donner corps à une fresque bien plus large que le simple tournage du film.
Il m'a épaté par son sous-texte : mettant beaucoup en lumière les figures de l'ombre. Les dires de ce figurant ne souhaitant pas devenir personnage, de ce chef opérateur conscient du caractère indispensable de sa discrétion, sont parmi les textes m'ayant le plus touchée.

Lorsque vous comprenez que vous êtes avant tout un support pour le monde intérieur des autres, votre importance se réduit en même temps que votre pouvoir augmente.

Il m'a épaté par sa virtuosité : quand les paragraphes se succèdent, décousus et disparates, mais finissent par esquisser une histoire ample ; quand les sous-entendus des uns comblent les blancs des autres ; quand certains détails discrets mettant un doute en tête finissent par ne plus pouvoir être ignorés et qu'on se rend compte des différences.

Les grands enfants, sous ses airs ordinaires, cache en fait un récit subtil et émouvant, fait de portraits terriblement touchants au service d'une intrigue originale et captivante. Ce fut un plaisir immense d'en découvrir toutes les facettes.


Les grands enfants | Régis de Sà Moreira | Albin Michel

En cherchant Majorana

Court essai au faux air de roman policier, En cherchant Majorana s'éloigne des livres habituels d'Etienne Klein, surtout reconnu pour ses talents de vulgarisateur.
Il détaille en effet dans ce texte l'enquête qu'il a lui-même menée pour tenter de retracer la vie d'Ettore Majorana, physicien dont la carrière fut aussi géniale que brève, réputé inadapté socialement et qui disparaît apparemment volontairement sans laisser de traces en 1938.
Une enquête qui l'entraîne jusqu'en Italie, à la rencontre de la famille du disparu, mais également au cœur de toutes les archives qu'il peut rassembler au sujet de cet étrange personnage et de ses travaux.

En suivant ses pérégrinations, on en apprend beaucoup sur Majorana (dont je n'avais jamais entendu parler auparavant), ses découvertes et ses théories, sur l'histoire de la physique et sur l'Italie des années 20/30. La plume d'Etienne Klein fait toujours merveille pour accrocher un lecteur et le garder captif, même au moment d'expliquer des concepts avancés de physique, et je me suis passionnée pour l'ombre de ce scientifique étrange, sans doute le plus doué de son époque, adoubé par ses pairs, mais également irrémédiablement en rupture avec le monde qui l'entoure. J'ai suivi avec assiduité les tâtonnements de l'enquêteur en herbe, ses échecs, ses découvertes, cherchant avec lui à comprendre ce qui avait bien pu se passer.

Au fil de la lecture, on en apprend également beaucoup sur l'auteur, Etienne Klein, qui avoue qu'Ettore Majorana lui est “tombé dessus” au début de ses études de physique et dont on ressent à chaque page la fascination et l'admiration.
En cherchant Majorana, il a en effet trouvé bien d'autres choses et se plaît à le transmettre dans cette lecture qui a passionné l'amatrice d'histoire des sciences et d'histoire des hommes que je suis.


En cherchant Majorana | Étienne Klein | Flammarion & Équateurs

Sous contrôle

J'ai passé un très bon moment devant cette minisérie d'Arte (6 épisodes de 30 minutes environ).
On y suit les aventures de Marie Tessier, ancien médecin engagée dans le monde des ONG, catapultée Ministre des affaires étrangères et devant faire face à la gestion d'une prise d'otages.
L'excellente Léa Drucker donne vie avec beaucoup d'humour à cette femme forte et déterminée, incapable de reconnaître ses maladresses face à un Samir Guesmi drolatique dans le rôle de son directeur de cabinet flegmatique.
Satire avant tout du monde politique, Sous contrôle égratigne gaiement les travers de ce milieu avec un humour grinçant, souvent proche de l'absurde, qui fait toujours mouche grâce à une écriture ciselée.
On s'y intéresse en effet beaucoup aux personnes derrière les fonctions et le cynisme ambiant, l'hypocrisie, les petites magouilles sont joyeusement mis à jour.


Sous contrôle | Charly Delwart | 2023