Ma vie sans lui

Journal intime de la vie d'après

Ce qui reste

Aujourd'hui, comme presque tous les jours depuis que mon amoureux est mort (à l'exception des 2 premières semaines où j'ai fui mon appartement et le drame qui s'y était produit parce que je n'étais tout simplement pas capable de vivre là), je trie, je classe, je jette des affaires.

Il y a les vêtements qu'il faut laver, trier (ceux qu'on va donner, ceux qui vont partir au recyclage, ceux que je vais garder), il y a les papiers dont on a eu besoin, son père et moi, pour la “succession” (je mets des guillemets parce que ce terme me parait tellement ridicule dans ce cas précis – c'est son père qui va hériter, vu qu'aux yeux de la loi, mon amoureux et moi n'étions rien et ça, ça l'aurait rendu dingue, au moins autant que d'avoir un gouvernement composé de gens qui ont perdu les élections mais bon, là, je m'égare). Il y a les objets que je trouve dans des endroits inattendus : ses poches, les innombrables boites qu'il collectionnait, les cartons de la cave dont je pensais qu'ils étaient vides mais non, les enveloppes cachées dans la bibliothèque, les tiroirs des armoires, les sacs à dos.

C'est en l’occurrence un travail de Titan parce que mon amoureux était du genre qui ne jetait rien. Il a toujours ses cours de fac, ses cartes d'étudiant, les cartes électorales de ces 20 dernières années, des tickets de musée, des carnets piqués dans des salons, des autocollants de la Fête de l'Huma, ses t-shirts de quand il jouait encore au foot, une dizaines de pots à crayons remplis et classés par couleurs dont une bonne partie n'écrit probablement plus.

Au début, j'y passais des demi-journées et puis je me suis rendue compte que ça me démolissait moralement, ce tri. Chaque objet me le rappelle, chaque vêtement porte encore un peu son odeur, tous ces souvenirs dont certains sont destinés à la poubelle parce qu'on ne peut pas tout garder et que ça n'a pas de sens, c'est difficile, émotionnellement.

Alors j'y vais doucement. Je fais des sacs, des piles, des tas en pleurant sur ce qu'il reste de mon homme, de sa vie. J'ai toujours des vêtements à lui qui sèchent avec les miens. C'est presque comme avant.

Ce matin, je suis passée dans la forêt où j'ai répandu ses cendres il y a 15 jours. Il n'y a plus trace de rien, la pluie de ces derniers jours a enfoui les cendres dans la terre. Seul un champignon poussait là, tout neuf, je me suis dit que c'était bien.

L'amour plus fort que la mort

Dans les premiers messages reçus après l'annonce du décès de mon amoureux, j'ai eu beaucoup de choses sur le fait que l'amour était plus fort que tout, qu'il survivait à la mort et qu'il serait éternel, quoi qu'il arrive. J'avoue avoir tiqué plus d'une fois, jusqu'à l'agacement, voire la colère.

Notre histoire d'amour était encore récente, nous étions (malgré notre âge “canonique”) un jeune couple, encore dans les émois des débuts, dans les frissons de l'amour toujours, dans les promesses d'une vie ensemble qui ne faisait que démarrer. Cet amour, nous nous le disions tous les jours, plusieurs fois par jour, nous nous le montrions tout le temps, les gens qui nous voyaient ensemble nous en parlaient.

Cet amour, nous l'avons construit dans l'adversité. Lui divorcé et blessé, moi piégée dans un mariage qui ne m'apportait plus d'amour. Nous nous sommes rencontrés par hasard sur les internets et vraiment, cette rencontre relève du miracle (lui, pas geek pour un sou et d'une méfiance absolue envers les réseaux sociaux). Et pourtant, l'alchimie a pris. En quelques semaines, nous nous sommes rendus compte que ce qui était né là, par messages interposés, c'était de l'amour. Pas une historiette à la con, pas juste un crush, non, un truc fou et d'une immensité vertigineuse. C'était comme si nous nous connaissions depuis des dizaines d'années.

Mais l'adversité n'était pas terminée : par un coup du sort incroyable, notre première rencontre en chair et en os aurait dû avoir lieu le 19 mars 2020. “Nous sommes en guerre”, interdiction de sortir de chez soi, de se déplacer, la pandémie a confiné chez elle la moitié de l'humanité... Et nous, chacun chez soi, à 450 km de distance. Les appels en cachette, les photos échangées, les visios finalement, parce que nous en avions besoin. L'histoire a pris un tour inattendu et a finalement donné une profondeur à cet amour, qu'il n'aurait sans doute pas atteint sans ça. Notre première rencontre en juillet a été d'une beauté absolue et a scellé l'histoire, définitivement.

J'ai quitté mon mari, il a quitté son boulot pour venir me rejoindre et voilà, nous vivions enfin l'amour fou. Chaque moment de la journée était preuve d'amour, même les jours de tensions. Chaque journée commençait dans les rires et les baisers, chaque soirée se terminait dans la promesse du lendemain et de l'avenir, du plus tard, du quand on sera vieux.

Alors quand il est tombé et qu'on m'a annoncé qu'il était mort, j'ai eu du mal, pardonnez-moi, à croire à l'amour par-delà la mort. Comment je pouvais aimer quelqu'un qui n'est plus là, qui ne sera plus jamais là, quelqu'un que je ne pourrai plus serrer dans mes bras, que je ne pourrai plus embrasser, caresser. Non vraiment, c'étaient des conneries, ces histoires de l'amour plus fort que tout. J'ai refusé d'en entendre parler plus longtemps.

Plus d'un mois a passé, je commence tout juste à l'accepter. Oui, il est mort mais je l'aime encore et probablement que je l'aimerai toujours. Je le lui ai promis quand il était allongé sur le sol de la cuisine, allongé sous son drap. Il fera toujours partie de moi, de mon histoire, il restera dans mon cœur à jamais, même si un jour, peut-être, quelqu'un d'autre arrive dans ma vie.

Il adorait me dire (et m'écrire) qu'il m'aimait pour toujours. Je le trouvais bien présomptueux, eu égard à nos expériences respectives de mariages ratés. En fait, il avait raison. Il m'aimera pour toujours et la moindre des choses que je puisse faire pour honorer notre histoire, c'est de lui rendre la pareille.

Moi aussi, je t'aime pour toujours, mon amour merveilleux.

Les larmes

Je crois que je n'ai jamais pleuré autant de toute mon existence. Et pourtant, je pleure facilement, dans la vie de tous les jours. Un film émouvant, une chanson qui me touche, un mot gentil, l'eau déborde de mes yeux à de nombreuses occasions. Depuis un mois et quatre jours, je pleure tous les jours et plusieurs fois par jour. Le chagrin, la solitude, le manque, les souvenirs des moments heureux qui n'arriveront plus, je pleure doucement ou à gros bouillons, c'est selon.

Je pleure allongée dans le noir quand le sommeil me déserte, je pleure en cuisinant ou en faisant la vaisselle, je pleure en plein milieu d'une page de livre (sans rapport avec ce que j'essaie de lire – la lecture est compliquée en ce moment, j'ai la capacité de concentration d'un poisson rouge), je pleure sous la douche, je pleure en marchant dans la forêt, je pleure en conduisant (ne faites pas ça chez vous, c'est dangereux).

Je me demande comment il est possible que le corps puisse produire autant de larmes... (et je comprends mieux le médecin qui m'a conseillé de beaucoup boire).

Aujourd'hui, il fallait bien que ça arrive, j'ai craqué devant les élèves. J'avais réussi jusque là à esquiver en me sauvant dans le couloir lorsque je sentais l'émotion monter mais là, je n'ai pas pu. Ils ont eu l'air un peu inquiets alors je leur ai expliqué pourquoi je pleurais, en plein comité de rédaction du journal du collège (il y avait un lien avec mon amoureux) et que ce n'était pas grave, que j'étais juste triste mais que ça allait passer et effectivement, rapidement, on est passé à autre chose. C'est bête, c'était la première fois que je remettais du mascara depuis le jour funeste...

Je me dis que les larmes finiront par s'estomper, j'y crois dur comme fer. D'ailleurs, il me semble déjà qu'elles sont moins fréquentes. Dans ces larmes, j'évacue la peine, la colère, le sentiment d'injustice, le vide dans lequel je suis plongée. Alors je les laisse faire, je ne lutte pas (trop). Par contre, je vais me démaquiller à titre préventif pour ce soir : la semaine dernière, on a commencé le cours de yoga par la position dite du “cadavre” et j'avoue, j'ai un peu sangloté en silence.

La vie au ralenti

Si l'on excepte les tout premiers jours où j'étais sous cloche, chez mes parents, dans un état second d'incrédulité totale par rapport à ce qui venait d'arriver, j'ai repris peu à peu pied dans le monde, mais je suis dans une sorte de ralenti. Un comme dans un film très très lent où il ne se passerait pas grand chose mais où chaque mouvement est décomposé à l'extrême.

Je passe de longs moments à regarder dans le vide, plongée dans mes pensées, sans même en avoir conscience (ce sont mes proches qui m'ont raconté). Et puis c'est reparti, je tiens une conversation “normale”, je ris à une blague ou je m'énerve sur un truc lié à l'actualité ou à la politique, avant de replonger dans cet état second où je ne suis plus là.

Mon cerveau tourne lui aussi au ralenti. J'avais souvent cette impression-là quand mon amoureux était là, parce que le sien carburait à une vitesse bien supérieure au mien (on en riait souvent). Aujourd'hui, je mets plus de temps pour prendre une décision, je fais répéter des choses à mes collègues, à mes élèves, pour être bien sûre de ce que je fais, voire je demande un délai de réflexion, ce qui était rare chez moi auparavant. Je tourne au ralenti comme une convalescente qui n'aurait pas encore retrouvé toutes ses forces.

C'est d'ailleurs ce que je suis, finalement. Un deuil, ça assomme, ça casse, ça tabasse. J'ai eu des jours (notamment ceux après les cérémonies funéraires) où je me suis effondrée physiquement, juste bonne à me rouler en boule dans mon lit et essayer de dormir (sans y parvenir, mais c'est une autre histoire).

Depuis quelques jours, ça va un peu mieux. Le rythme du boulot m'aide à reprendre mes repères, l'énergie que réclament mes élèves aussi. Le plus dur, après une journée difficile, c'est de savoir que mon amoureux ne sera pas là pour me faire un câlin, alors que c'est justement de ça dont j'ai besoin et de rien d'autre. Quelqu'un pour me prendre dans ses bras et me réconforter.

Je me répète comme un mantra “Il ne sera plus jamais là”, “plus jamais là”, “plus ja-mais” pour être certaine de bien intégrer l'idée. Cela finira peut-être par fonctionner, à la longue...

Là où il est

Depuis que mon amoureux est mort, je lui parle beaucoup, souvent, et à voix haute. Je l'ai fait tout de suite, d'instinct, quand le médecin du Samu est venu m'annoncer que malgré les efforts de tous ces gens sur place, ils n'étaient pas parvenus à le réanimer. Cela faisait déjà un bon moment que je pleurais, que je sanglotais, sans bien savoir ce qu'il était possible d'attendre de ces gens qui faisaient l'impossible. D'ailleurs, à un moment, il était déjà venu me dire “je ne vous cache pas que c'est très mal engagé, il est en arrêt cardio-respiratoire depuis trop longtemps”, sans doute pour me préparer. Mais hébétée, anesthésiée par la violence de ce que je vivais, j'y croyais encore, fermement. C'est pour ça que lorsque cela a été vraiment fini, mes sanglots ont fini dans des cris que tout le quartier a dû entendre. Et ces cris disaient que non, ce n'était pas possible, qu'il ne pouvait pas me laisser comme ça. Ces cris s'adressaient déjà à mon amoureux.

Depuis, je n'ai pas cessé de lui parler, parfois calmement pour lui dire ce que je ressens, parfois dans un soupir pour exprimer mon ras-le-bol qu'il me laisse gérer tout son bordel, parfois dans un cri de colère pour lui reprocher d'être parti sans prévenir, si brusquement que je n'ai pas pû lui dire au revoir comme je l'aurais voulu. La plupart du temps, je lui parle en pleurant, pour déverser ma peine, ce chagrin qui ravage tout et me coupe les ailes. Un jour sans doute, je lui parlerai dans un sourire pour lui rappeler un bon souvenir ou un moment heureux mais c'est encore un peu tôt.

Je lui parle, tout le temps, à voix haute et dans ma tête aussi mais où est-il, lui, m'écoute-t-il seulement ?

J'ai été élevée dans la foi catholique mais j'ai pris de très grandes distances avec l’Église en tant qu'institution. Pour autant, j'ai encore une sorte de spiritualité mais je crois que pas une fois, depuis qu'il est mort, je n'ai prié (je sais que d'autres l'ont fait, invoquant Dieu ou Allah et ça m'a profondément touchée mais moi, je n'ai pas réussi).

J'aimerais bien croire qu'il est là, quelque part, qu'il me regarde et qu'il m'aime (comme il me le disait souvent dans ses messages vocaux, dont un que j'ai retrouvé enregistré sur mon ordinateur et que je me repasse souvent). Des personnes me disent que “là où il est”, il veille sur moi ou alors qu'il a rejoint sa maman. J'adorerais qu'il en soit ainsi, vraiment, sincèrement. Je le cherche parfois dans un papillon qui passe ou un coup de vent fugace qui traverse les arbres, je le supplie de me faire un signe, n'importe lequel, mais il faut se rendre à l'évidence, je crois qu'il n'est nulle part. Je parle dans le vide qu'il a laissé, je parle toute seule.

Ce qui est curieux, c'est que je continue. Je ne sais pas, je ne sais plus, je suis perdue.

Le toucher

Alors d'accord, la météo est particulièrement fraiche pour une mi-septembre. Ici, il fait 5°C le matin et la bise n'apporte pas la chaleur que le soleil de l'après-midi pourrait générer. J'ai froid, donc, et je n'arrive pas à me réchauffer.

Je pense que je suis aussi froide à l'intérieur de moi. Mon cœur est gelé. Mon amoureux avait ce don de me réchauffer toute entière, rien qu'avec la chaleur de sa peau. Ma bouillotte naturelle. Ses mains valaient n'importe quelle chaufferette et si d'aventure elles devenaient froides, c'est qu'il y avait quelque chose qui clochait (maladie, stress intense).

Mon amoureux était roux, un vrai rouquin avec la peau diaphane qui va avec (et les éphélides aussi). Comme se mettre au soleil lui était interdit, sa peau était d'une douceur de bébé. C'était un bonheur de la caresser, un bonheur velouté et infini dont je ne me suis jamais lassée.

Sa barbe rousse était également douce parce qu'il en prenait grand soin. J'adorais fourrager dedans, pour le plaisir de défaire ce qu'il avait patiemment peigné, brossé, huilé. C'était moi, la barbière en cheffe, qui rectifiait, taillait, redonnait forme à cette prolongation de lui-même dont il était si fier. Nous aurions dû céder à ce rituel le matin où il est mort.

L'avant-dernière fois où j'ai touché mon amoureux, son décès venait d'être prononcé et il avait été débarrassé des tubes et autres perfusions qui avaient tenté de le ramener à la vie. J'ai été autorisée à soulever le drap pour lui dire adieu. Allongé sur le sol de la cuisine, il était encore chaud mais pas ses mains. Quelque chose clochait, définitivement. Je l'ai serré contre moi et je lui ai parlé quelques minutes, c'était presque comme s'il dormait (d'ailleurs, il était en pyjama). Durant les 2 heures qui ont suivi, nous avons attendu les pompes funèbres et je ne voyais plus qu'une chose de lui, les orteils de son pied droit qui dépassaient du drap et qui étaient en plein soleil. Je me disais “Zut, il va brûler”.

La dernière fois que je l'ai touché, c'était une semaine plus tard, avant la fermeture de son cercueil. J'ai d'ailleurs retardé ce moment le plus possible et j'ai vraiment hésité. Il était allongé, avec sa veste kaki et sa casquette dans cette chambre funéraire, alors qu'il faisait plus de 30°C dehors, c'était ridicule, il allait avoir trop chaud. Sa barbe avait été entretenue, elle était bien nette. Par contre, ses mains jointes, je n'ai pas aimé, ce geste ne lui ressemblait pas. Après un long moment, j'ai fini par les toucher. Je n'aurais pas dû. Il était glacé. Et ça, ce n'était pas lui, mon feu follet, mon soleil.

Depuis, je suis glacée à l'intérieur moi aussi. La météo n'a rien à voir là-dedans.

La solitude

Après la mort de mon amoureux, j'ai été immédiatement très entourée. J'ai appelé mes parents, comme une petite fille blessée appelle à l'aide. Mes sœurs sont aussi venues très vite et j'ai reçu d'innombrables coups de fil et messages de la famille plus éloignée. J'ai prévenu mes collègues, mes amis ici, le téléphone n'a cessé de sonner, de vibrer, de donner du réconfort sous forme de mots ou d'images qui m'ont été d'un grand secours.

Parfois les gens me disaient à quel point ils étaient désolés de ne pas trouver les mots, de ne rien pouvoir faire mais le fait de les savoir là, quelque part, en train de compatir à mon chagrin, de penser à mon amoureux disparu, c'est quelque chose d’extrêmement précieux. Nous faisions communauté dans la peine, nous formions une grande chaine d'humanité et je me suis sentie reliée à tout le monde, y compris les personnes que je ne connaissais absolument pas (ses collègues, par exemple).

Les mots reçus tout au long de ces premières semaines sans lui ont été d'un grand réconfort et en même temps, ils venaient aviver le déchirement d'avoir perdu cet homme merveilleux, qui a laissé auprès de tous ceux qui l'ont connu un souvenir fort et singulier.

Et pourtant.

Pourtant, même au milieu de cette communauté de chagrin, même au milieu des gens nombreux qui sont venus lui rendre un dernier hommage il y a une semaine, je me suis rendue compte que j'étais seule. Cet homme était ma moitié, je lui disais souvent qu'il remplissait ma vie de bonheur et d'amour, qu'avec lui, je me sentais enfin “complète”. Maintenant qu'il est parti et qu'il ne reviendra plus jamais, je me sens si seule que je pourrais en crever.

Faire sans.

Quand on me demande comment je vais, je réponds un peu automatiquement que je fais avec mais en vérité, j'apprends surtout à faire sans. Il y a beaucoup de choses qui me manquent. J'ai l'impression de fonctionner en mode dégradé, un peu au ralenti. C'est une sensation étrange, je n'ai pas été habituée à cela.

Sans sa présence, la nuit à mes côtés. Son corps doux et tout chaud, ma bouillotte naturelle. Je dormais si bien quand il était là. Je faisais même la sieste, allongée contre lui, le weekend, alors que ce n'est pas quelque chose que je pratiquais avant.

Sans son regard sur moi, ses grands yeux verts qui me regardaient comme si j'étais un trésor, son regard pétillant de malice et de tendresse.

Sans ses bras couverts de taches de rousseur qui me serraient contre lui, qui m'enveloppaient de douceur, dans lesquels je sentais que rien de mal ne pouvait m'arriver.

Sans ses textos, qui arrivaient à toute heure de la journée, juste pour dire “je suis arrivé au boulot” ou “je pense à toi”, “le train a du retard” ou “je t'aime, je t'aime tellement”. Je n'arrive d'ailleurs pas à archiver nos conversations, épinglées sur mon téléphone, que je saisis parfois pour vérifier mais non, il ne m'écrira plus jamais.

Sans ses mots doux. J'en avais fait une note de blog pendant le confinement, alors même que notre relation n'en était qu'à ses débuts. Il ne m’appellera plus son aurore boréale ou sa petite belette d'amour et ça, c'est une des choses qui me manque le plus.

Sans son amour, enfin. Il va falloir que j'apprenne à vivre sans son amour et ça, c'est une chose dont je ne pense pas être capable un jour. Cet amour était tellement immense que plus jamais je ne serai aimée comme ça et l'idée à elle seule me déchire le cœur.

Un goût de larmes

Ce matin, j’ai pleuré en regardant un écureuil virevolter autour du tronc d’un arbre, par la fenêtre du collège. Mon amoureux, c’était mon écureuil roux, mon feu follet. Il sautait du coq à l’âne, tout le temps, avec brio et intelligence, me perdant en route la plupart du temps mais j’avais fini par me faire une raison : cet homme était définitivement bien plus brillant que moi, à sa manière atypique et déroutante. La vie avec lui était un feu d’artifice permanent (ou presque), c’était stimulant.

Le fait que cet amoureux de la vie, cet esprit vif, toujours en mouvement, soit tombé comme ça, d'un coup et qu'en moins de 15 min, il soit parti est proprement inconcevable pour moi. Le vide qu'il laisse est vertigineux. Le simple fait de penser qu'il ne sera plus jamais là me suffoque et fait déborder mes yeux.

Au début, c'était tout le temps. Aujourd'hui, un mois après, il y a des moments où j'ai l'impression d'avoir intégré l'idée. Et puis elle me rattrape violemment et en fait non, je n'ai pas du tout accepté cette réalité, elle me broie le cœur, encore et toujours.

Je me demande encore comment je vais faire sans lui. Le risque est grand que je ne trouve plus goût à rien. C’est le cas actuellement. Je n’ai plus envie de cuisiner, de me balader, de regarder une série (même celle que nous avions commencée ensemble, la veille de sa mort), je n’ai même plus goût à la lecture, ce qui ne m’est jamais arrivé en près de 50 ans. Je me force, un peu.

Tout à l'heure, en rentrant du boulot, j'ai vu un autre écureuil roux. Mort, celui-là, sur le bord de la route. J'ai pleuré encore. Et encore une fois en ouvrant la boite aux lettres, vide. Et en ouvrant la porte sur laquelle son nom est écrit.

La vie a un goût de cendres et de larmes, c'est de la merde, je n'en veux pas.

Allongée par terre, dans la cuisine, je contemple la dernière chose qu'a vue mon amoureux afin de rendre son dernier souffle. Le plafond, blanc et constellé de petites taches, sans doute des éclaboussures liées à la cuisson, elles étaient déjà là quand j'ai loué l'appartement.

J'aurais aimé avoir été la dernière chose qu'il a vue mais à mon souvenir, ses yeux mi-clos ne me voyaient pas, ils ne voyaient peut-être même pas ce foutu plafond dégueulasse, peut-être qu'ils voyaient déjà l'autre côté. Je lui parlais, je lui disais de continuer à respirer calmement comme il le faisait, après cette violente crise qu'il venait de faire, je lui disais que c'était bien, que les pompiers arrivaient, tu les entends, ils seront bientôt là.

Et puis cette respiration un peu forcée s'est ralentie, je l'ai vu arriver, pendant quelques secondes, le moment où à force de ralentir, elle allait s'arrêter. Je lui ai parlé, massé la poitrine, j'avais envie de le frapper, de le cogner, il ne fallait pas qu'il s'arrête de respirer, non, ne t'arrête pas. J'étais terrifiée.

Le dernier souffle a été si léger que je l'ai à peine entendu.

Allongée par terre, dans la cuisine, je ferme les yeux, comme il l'a fait. Je crois qu'il savait, lui, que c'était fini.

Moi, un mois plus tard, je ne suis toujours pas tout à fait sûre que ça l'est. Par moments, cette incertitude me ravage les tripes. Il n'est pas possible qu'il m'ait laissée comme ça, sur le sol de la cuisine, c'est une possibilité nulle, ça ne peut pas être arrivé. Je suis dans un cauchemar, il va revenir, il est en déplacement, il me fait une blague.

Lui avait conscience que c'était fini. Avant sa dernière série de respirations laborieuses, il s'est tourné vers moi et m'a dit “Désolé...”. Ce mot me coupe le souffle, encore maintenant.