Je me souviens (3)
Je me souviens du jour où mon mari, sentant que quelque chose avait changé, m’a demandé si je l’aimais toujours et où je l’ai fait asseoir pour lui dire que non, depuis des années et qu’en plus, je t’avais rencontré.
Je me souviens du soulagement que j’ai ressenti en disant enfin la vérité, même si elle fracassait notre vie en mille morceaux. Et je me souviens t’avoir appelé tout de suite après pour te le dire, tu ne savais pas comment réagir et cette fois, c’est moi qui t’ai rassuré.
Je me souviens d’avoir été mise au pied du mur par cet homme (« lui ou moi ») et avoir été déstabilisée par cette soudaine autorité de la part de quelqu’un qui n’en avait jamais manifesté.
Et je me souviens avoir perdu pied et cru que je pourrais lui donner une seconde chance pour sauver mon mariage. Mais au bout de quelques heures, je me souviens que j’ai compris que ce n’était pas possible parce que tu étais celui que j’aime alors je lui ai dit que je le quittais.
Je me souviens de tout. Des larmes, des explications, des mots dégueulasses, des coups de fil à nos familles, à nos enfants, de leurs larmes et de l’incompréhension de (presque) tout le monde.
Je me souviens de m’être sentie minable, coupable, monstrueuse, mauvaise mère, seule. Mais malgré tout ça, forte, contre vents et marées, grâce à toi.
Je me souviens de toi, un peu en retrait par rapport au tsunami qui balayait ma vie, toi, qui m’aimais comme un soleil.
Je me souviens de la recherche d’un appartement, en pleine menace d’un nouveau confinement. Je me souviens de nos coups de fil libérés du secret, et de ton inquiétude pour moi. Moi, je me sentais invincible.
Je me souviens de la signature du bail, in extremis avant le confinement de l’automne, d’être partie de chez moi avec mes effets personnels et un peu de linge et de vaisselle, je me souviens du regard des voisins, aussi.
Et je me souviens de cette première nuit seule dans mon nouveau nid, tout petit, sans meubles à part le lit, de pouvoir te parler quand je le voulais, de la liberté que je ressentais malgré la situation confuse et tendue.
Je me souviens aussi des soirées solitaires à pleurer sur le passé démoli, sur la frustration de ne pouvoir te rejoindre à cause de ce foutu virus, je me souviens surtout des mots très durs de mes fils qui ne me pardonnaient pas la trahison, je me souviens. Je me souviens de la douleur, du doute mais il y avait surtout l’amour.
Je me souviens de nos retrouvailles après 2 mois de séparation, chez toi, je me souviens de leur goût très particulier, libéré du mensonge. C’était le jour où Samuel Paty a été assassiné.
Je me souviens de notre nouveau rythme de vie, des week-ends partagés en alternance, des TGV, de nos « je t’aime, bonne nuit » le soir avant de se coucher et puis je me souviens du jour où pour la première fois, tu m’as appelée « Chérie ». C’était la première fois que tu utilisais ce mot et la première fois qu’on me le disait.
Je me souviens des plans sur la comète, de tes premières démarches en vue d’une mutation pour venir me rejoindre. Je me souviens avoir eu peur, les choses allaient si vite. Mais tu étais sûr de toi, j’étais la bonne personne, pour le reste de ta vie. Et le présent nous montre que tu avais raison.
Je me souviens de mes larmes lorsque j’ai appris ma mutation à 75 km de chez moi, je me souviens que tu étais là, en visio quand j’ai ouvert le mail et Maps pour chercher où se trouvait ce fichu collège et tu ne savais pas quoi faire pour m’aider.
Je me souviens de nos premières vacances ensemble, en Bretagne. Je me souviens que je flippais un peu en disant que c’était l’épreuve de vérité, qu’on n’allait peut-être pas se supporter. Tu riais, je me souviens que tu riais tellement, tu ne pouvais pas t’être trompé.
Et je me souviens alors de notre trajet vers le bout de la terre, à écouter du blues et du rock en chantant à tue-tête dans la voiture, c’était la fête et quelle joie c’était d’être avec toi, tout le temps.
Je me souviens des proprios du gîte qui nous appelaient les jeunes mariés parce qu’on était collés l’un à l’autre tout le temps, on marchait main dans la main même sur les sentiers de randonnée.
Je me souviens des embruns salés, des balades dans le grand vent, du soir où tu m’as prêté ton grand sweat à capuche et ton chèche parce que j’étais congelée d’avoir pris l’air toute la journée. Tu m’appelais « la petite kurde » car j’étais emmitouflée comme une combattante de là-bas.
Je me souviens de nos siestes crapuleuses, de nos nuits compliquées parce que je bouge tout le temps et puis je ronfle et toi, en mode hypervigilant, ça t’empêchait de dormir.
Je me souviens de ce que nous apprenions l’un sur l’autre au quotidien, les goûts culinaires, les habitudes, le ménage, les courses, la vie. Je me souviens des tensions aussi, qui se dissolvaient dans les mots et les baisers.
Je me souviens du mot croisé de l’été de Libé qui était parti en vacances avec nous mais qui n’avançait pas vite, des parties de 421 à l’apéro que je gagnais tout le temps et qui te rendaient grognon.
Je me souviens des pauses photos sur les chemins, de tout ce que tu m’as appris à voir et à capturer. Je me souviens de la fatigue dans nos mollets et de la satisfaction de marcher ensemble sur les sentiers escarpés du GR34.
Je me souviens de ma rentrée dans ce village du bout du département, au bout du monde. Je me souviens entre autres de la première fois où j’ai passé le col et où j’ai dit « Waouh » en voyant ce qui m’attendait de l’autre côté de la montagne.
Je me souviens des textos qu’il fallait t’envoyer à mon départ et à mon arrivée parce que tu te faisais du souci, je me souviens t’avoir raconté la route en automne, avec le brouillard sur les sapins et en hiver, avec le verglas dans les virages. Et les vaches, et les chevaux, et les tracteurs.
Je me souviens de la fatigue de ce nouveau rythme de travail, augmenté par les longs trajets. Je me souviens avoir fait la route certains jours en pilote automatique, je me souviens avoir eu peur à cause des camions, je me souviens avoir été assommée de fatigue, je me souviens m’être assoupie au volant, une fois.
Je me souviens de ton arrivée les week-ends et les vacances, tu ne voulais plus que je me déplace parce que j’en faisais déjà assez dans la semaine. Je me souviens de la joie de te retrouver, à la gare, à l’arrêt de bus, de nos corps toujours avides l’un de l’autre, on faisait l’amour dès qu’on avait passé la porte.
Je me souviens aussi du vol de ma voiture, des galères avec les voitures de prêt des assurances, de l’hiver et ses dangers, je me souviens de ton inquiétude et de mon sourire qui se voulait rassurant mais en fait non, j’avais la trouille.
Je me souviens de ta rencontre avec mes parents, tu étais terrifié et tu voyais tout en noir. Je me souviens de notre premier Noël en famille, compliqué pour toi, tu n’avais plus l’habitude du bruit, de tout ce monde, des cadeaux.
Je me souviens de notre relation à distance qui n’était pas si difficile parce que nous avions commencé comme ça.
Je me souviens de ta première demande de mutation, qui a été rejetée, de notre déception mais au fond de moi, un imperceptible soulagement parce que c’était si tôt encore.
Je me souviens de ma décision de chercher un logement plus près du boulot, dans la campagne que j’avais appris à aimer, puisque tu ne pouvais pas me rejoindre tout de suite.
Je me souviens de mon déménagement et du soulagement que cela a représenté pour mon corps épuisé par les trajets. Je me souviens t’avoir emmené quelques semaines auparavant voir là où j’allais habiter et de ton coup de cœur pour le paysage de ma vallée, les vaches et les sapins.
Je me souviens des étoiles dans tes yeux quand je t’ai emmené dans le petit chemin derrière chez moi, tu es resté longtemps à contempler le paysage en disant que j’allais être bien, là. Et c’est là que ce qui reste de ton corps repose, à présent.
Je me souviens de ta première visite en week-end et de la fatigue que cela représentait désormais pour toi de venir jusque dans ce trou du cul du monde. Mais je me souviens aussi de nos premiers marchés ensemble, le samedi, de nos balades sur les chemins en partant de chez moi, je me souviens comme tu étais bien ici, dans ton élément.
Et évidemment, je me souviens comme si c’était hier du texto reçu un petit matin de novembre où tu m’annonçais ta mutation à Lyon, je me souviens de mes larmes de joie, j’étais prête, cette fois.
Je me souviens tes préparatifs pour me rejoindre, tu ne laissais rien au hasard, en grand anxieux que tu étais et ça me faisait rire. Je n’avais plus aucune inquiétude, j’étais pressée, je me souviens.
Je me souviens du jour de ton déménagement, c’était un mercredi de janvier, il faisait un froid polaire et il avait neigé, quelques jours plus tôt. Je me souviens avoir accueilli les déménageurs avec un café, ils ne portaient qu’une doudoune sans manche et ils ne s’attendaient pas à arriver à la montagne !
Je me souviens aussi de ton arrivée, le même soir, tard. Tu avais pourtant réservé un hôtel sur la route mais tu étais si pressé de me rejoindre. Je me souviens de cette première nuit et de mon départ au boulot le lendemain, tu avais pris ton café avec moi, ça nous faisait bizarre.
Je me souviens des petites routines qui se sont installées, de nos siestes les week-ends sur le canapé, de l’amour à l’heure du goûter et des apéros-jeux, je me souviens des plats cuisinés ensemble le dimanche et qui étaient suffisamment copieux pour nos gamelles du lundi.
Je me souviens de tes départs de bonne heure pour prendre le train de Lyon, des déboires avec la ligne SNCF, des retards, des annulations, des travaux sur la voie, des feuilles mortes sur les rails et des vaches dans le tunnel, je me souviens de toi consultant ton appli fébrilement chaque matin pour savoir quelle nouvelle mésaventure t’attendait.
Je me souviens des soirs où tu me demandais d’appeler mes parents pour solliciter l’asile géographique pour toi parce qu’il n’y avait plus de train pour rentrer.
Je me souviens de ton stress dans tes nouvelles fonctions, je me souviens que tu en étais malade et je me demandais parfois si tu avais bien fait de quitter ton boulot et le confort de ce que tu maîtrisais par amour pour moi. Je me souviens de ta réponse lorsque je formulais l’idée à voix haute, elle était ambiguë, parfois mais tu restais droit dans tes bottes.
Je me souviens de nos chamailleries, de nos engueulades, c’était toujours de ma faute, toi, tu étais parfait et tu savais où tu allais. Je me souviens que ça m’énervait mais je découvrais en fait ta sensibilité particulière et j’ai fini par la dompter à peu près.
Je me souviens de tes mots doux et de tes déclarations d’amour éternel, autant que de tes piques parfois cruelles. Je me souviens avoir fait pas mal de concessions mais n’avoir jamais lâché sur les valeurs qui sont les miennes. Je me souviens de réconciliations douces et drôles.
Je me souviens des vendredis soirs où tu animais ton émission sur le blues à la radio et où j’assurais la communication sur les réseaux sociaux. Je me souviens de tes dédicaces, je me souviens de la douceur et de la passion dans ta voix.
Je me souviens de la préparation de ces émissions, quand tu me faisais écouter 10 secondes d’un morceau et que tu me demandais mon avis. Je me souviens que c’était frustrant de ne pas en entendre plus mais tu étais comme ça, concis et pressé.
Je me souviens de nos dimanches à la maison, à bidouiller de photos pour le #sundaygimp. Je me souviens de ce que tu m’as transmis, de ton goût pour l’abstrait et les objets aux formes géométriques étranges.
Je me souviens que tu me regardais lire, parfois, du coin de l’œil. Moi, j’aimais te regarder dormir. Et manger aussi.
Je me souviens des projets que nous avons commencé à bâtir une émission de radio à deux voix, l’achat d’une maison dans notre montagne à vaches.
Je me souviens de nos étés à marcher dans des paysages désolés et déserts, loin de la foule.
Je me souviens de nos soirées devant des séries, à nous bagarrer à propos de la VO. Et je me souviens des après-midi à regarder du rugby, heureusement j’avais mes bouquins.
Je me souviens de la première (et dernière) fois que nous sommes allés voter ensemble, je me souviens du scandale que tu as tapé devant un conseiller municipal à propos de la plaque de rue qui n’orthographiait pas correctement le nom de Mitterrand (ils l’ont enlevée, depuis, je crois qu’ils la font refaire).
Je me souviens de tes jours de télétravail et d’avoir assisté de loin à tes entretiens avec tes stagiaires. Je me souviens avoir pensé à la chance qu’avaient ces jeunes gens de t’avoir comme tuteur, de la passion qui t’animait quand tu partageais ton métier, pourtant si difficile.
Je me souviens de nos échanges à table à propos de nos boulots respectifs. Je me souviens de tes espoirs de retravailler un jour, bientôt, avec des jeunes.
Je me souviens de la joie, profonde, qui m'envahissait quand j'étais avec toi, à chaque moment, la joie qui s'était emparée de ma vie depuis que tu y étais entré, la joie que c'était de t'aimer et d'être aimée de toi. Je me souviens.