Gaston Lioret
1863 – 1927
La belle époque ?
Françoise Brunelle 2025
C’est plutôt mal parti à la naissance !
Gaston est né le 2 septembre 1863 à Paris (10ème) de père inconnu.
Sa mère Justine Hyacinthe REB (1836 – 1899) était une jolie modiste, elle aimait le rappeler et ne cachait pas ses aventures : un prince en Sicile la promenant dans une calèche, acclamée comme une impératrice, un lord qui avait abusé d'elle quand elle était gouvernante en Angleterre.
En 1864, un seul “père” paie pour le “petit Gaston”. Justine en a conservé une lettre bleue reçue 4 mois après la naissance de l'enfant d’un négociant juif du nom d'A. Heymann, qu’on disait soyeux lyonnais.
Paris le 27 avril 1864
Ma cher Justine
De mon retour d’Elbeuf je suis parti pour Lyon
en entrant J’ai trouvé ta lettre datté de
baumont où tu te trouve actuellement
pour te dire le jour fixe que je pourrai
aller a beaumont je ne le peu pour le
moment. Je pense sil m’est possible
de partir samdi qui sera le 7
mai. Je suis trê presse. Je tenvoi si inclus cent
francs embrasse (pour, barré) cest cher petit Gaston pour moi … ma cher ami porte toi bien ton ami devouer
A. Heymann
réponse desuite
Abraham dit Alfred Heymann (1830 – 1997) était en effet un riche négociant qui avait fait fortune avec son neveu dans le commerce avec le Brésil. Il était encore célibataire à la naissance de Gaston, mais se mariera 2 ans plus tard avec une coreligionnaire. Exit le père biologique.
Lorsque Gaston a 5 ans, le 12 septembre 1868, sa mère se marie avec un jeune garçon coiffeur de 21 ans (10 ans de moins qu’elle) Victor Lioret, un ami de son beau-frère habitant à Issy-les-Moulineaux. Dans l’acte de mariage, Gaston est reconnu et légitimé. Il s’appelle désormais Gaston Lioret. Plus tard, pendant la 2ème guerre mondiale, ses fils remarqueront qu’il valait finalement mieux s’appeler Lioret qu’Heymann.
Ça ne s’arrange pas dans l’enfance !
La guerre de 1870 et le siège de Paris
Les souvenirs de Gaston se situent donc à Issy : la famine, la queue dans la neige, pour rapporter la ration de 300 g de pain mêlé de son. Il avait sept ans ; il s'est juré alors de devenir épicier pour ne plus manquer de sucre, et il a tenu parole !
Le village d'Issy a été particulièrement éprouvé par le siège et par la Commune ; il était en dehors de l'enceinte fortifiée, sous le fort d'Issy conservé par une garnison française de deux mille hommes ; les troupes qui occupaient les bourgs d'Issy et des Moulineaux en profitèrent pour saccager autour d'elles. Les Prussiens tenaient les hauteurs de Clamart et le fort de Châtillon et, à partir du 27 décembre 70, ils bombardaient Issy et Vanves. Le fort d'Issy a été le plus bombardé des forts défendant Paris : vingt mille projectiles reçus, soit un pour six m2. La garnison de 58 officiers et 1871 hommes eut 18 tués et 80 blessés entre le 5 et le 26 janvier 71. Tous les édifices, église, château, mairie, hospice des Petits Ménages, séminaire, maisons, ont été criblés d'obus, et les habitants n'avaient de refuge que dans les caves. Beaucoup s'enfuirent jusqu'à l'armistice du 28 janvier qui mit fin au siège.
Mais pendant la Commune, ce fut pis encore, à Issy et à Clamart. Du 2 avril 1871 où les fédérés organisent une marche sur Versailles, en occupant à nouveau les forts, au 3 mai où ils repoussent les Versaillais du cimetière d'Issy, les combats ne cessent pas. Clamart vit entre deux feux et brûle vraiment le 4 mai. Une plaque à la mémoire des combattants est apposée place des Marronniers à Issy, des combattants si indisciplinés qu'ils perdent, peu après, le fort d'Issy. Issy retrouve la paix avant Paris et ne connaît pas les derniers combats de la semaine sanglante. Des hauteurs, les habitants sortant de leurs caves, “assistèrent au spectacle grandiose de Paris incendié ; l'armée allemande emplissait l'air de ses hurrahs frénétiques, croyant assister à l'agonie de la France.”
Souffre-douleur
Dans le foyer Lioret naissent une fille Elise Henriette (1869 – 1906) puis un fils mort au bout d’un mois en 1873. C'était un milieu d'artisans pas bien riches, plombiers, couvreurs, serruriers, blanchisseuses, ne fréquentant guère l'Eglise.
Malgré la jolie dot de 2500 F. apportée par Justine, cinq ans avant, pour faire accepter le bâtard, Gaston devient le souffre-douleur de son « père ». Il se souviendra des coups de lanière quand on l'avait attaché au pied du lit à genoux sur ses sabots.
Pour lui, pas d’école, ce qu'il regrettera. Autodidacte, Gaston a pieusement conservé les quelques livres scolaires qu'il a potassés.
Et il est bien sûr mis au travail dès 10 ans. C’est ainsi qu’on le retrouve garçon épicier à Levallois en 1888.
Gaston et Albertine se marient
Gaston est garçon épicier suivant sa promesse de 1870, et loge chez son patron où il travaille dimanches et fêtes, plus de dix heures par jour.
Elle, c’est Lucie, Albertine, Eugénie BEAUVILLARD, dite Albertine, née le 7 octobre 1869 à Laas (Loiret) cinquième et dernière enfant d’une famille d’agriculteurs. L’une de ses sœurs vivait à Levallois et c’est peut-être ainsi qu’elle a rencontré le jeune garçon épicier.
bague de fiançailles d'Albertine
Ils se marient à la mairie de Levallois le 5 janvier 1888.
Le « père » de Gaston est mort en 1884 et sa mère demeure à Paris, 85 avenue du Maine. Elle assiste au mariage, accompagnée de son frère Henri REB, officier d’administration d’intendance militaire.
Elle-même, se remarie le 30 octobre 1890 et finit, relieuse, 17 rue Couesnon ; elle meurt à l'hôpital Broussais, en 1899.
Justine connaîtra ses petits-enfants. Elle ne comprenait pas que son fils bien-aimé, ce bel enfant de l'amour, ait épousé une femme quelconque, qu'elle accusait ouvertement d'être plutôt moche et rabat-joie. Gaston était farceur, passablement coureur de jupons (y compris ceux des bonnes) ; Albertine redoutait plus que tout, d'être enceinte et répliquait que “la beauté ne se mange pas en salade !” En 1899, Justine ne roulait pas sur l'or dans son dernier état de relieuse.
Henri Reb, oncle de Gaston
Gaston a sûrement aidé sa mère ; il est resté attaché à la famille REB autant qu'Albertine pouvait l'être aux BEAUVILLARD. La demi-sœur Elise a épousé, le 22 mai 1889, Jean Baptiste RAPPENEAU ; leurs enfants ont été établis teinturiers, rue d'Hauteville.
Elise Lioret, son mari et ses filles
Les Chalot : des parents d’adoption
La sœur ainée d’Albertine, Marie Louise Adèle BEAUVILLARD, dite Louise (1849 – 1921), avait 20 ans de plus qu’elle. Lorsqu’elle avait été « placée » à Paris dans sa jeunesse, elle avait eu un fils illégitime, né exactement 4 jours avant la petite Albertine. Ce bébé Louis BEAUVILLARD vécut 5 mois en nourrice à Laas (3 octobre 1869 – 5 mars 1870). A sa mort, Louise reporta son affection sur sa petite sœur qu’elle traita comme sa fille, d’autant plus qu’Albertine était orpheline de père.
Et puis, en 1880, Louise épousa un employé de commerce Louis Auguste Albert CHALOT, dit Albert, qui se lança bientôt comme négociant en bois et entrepreneur dans le domaine de la pâte à papier. L’objet de l’entreprise « Chalot et Cie » : « importation et négoce spécialement des pâtes à papier et des rondins pour la fabrication des pâtes à papier ». Il voyageait en Russie et dans les pays scandinaves pour importer du bois et travaillait avec des usines de papier des Vosges.
collier d'ambre rapporté de Russie
Il était aussi administrateur de nombreuses entreprises : Fabrique rouennaise de cellulose, Société des papeteries espagnoles du Val d’Aran, Société anonyme des usines St Antoine (Ariège) pour la fabrication de la pâte à papier, Société franco-africaine des pâtes d’Alfa, etc…
Et, par ailleurs, Administrateur de l’Union des associations des anciens élèves des écoles de commerce de Paris, il fut nommé Officier de l’instruction publique en 1907 en récompense.
Les CHALOT n’avaient pas d’enfants, ils prirent en affection le jeune couple de Gaston et d’Albertine. L'oncle CHALOT, et son appartement du boulevard de Courcelles, représentait, pour les LIORET, richesse et honorabilité. Louise a divorcé mais la famille a continué à fréquenter l'oncle, parrain de Gaston. Pour lui, les LIORET étaient restés sa famille, et il a choisi de se faire enterrer à Pantin, construisant, pour sa seconde femme et lui, une chapelle voisine de la leur.
L’entreprise Humbert et Lioret
Après son mariage, Gaston se met à son compte, d’abord à Levallois, 34 rue Chevallier, comme en témoigne ce jugement du tribunal correctionnel le condamnant à 25 francs d’amende :
Puis en 1892 ou 1893, il crée, en association avec Maurice HUMBERT, un commerce d’épicerie et de vente de vin en gros à Pantin, 3 rue Auger et 35 rue de Paris, emplacement stratégique, juste à l’extérieur de la barrière de l’octroi où les marchandises étaient taxées à leur entrée dans Paris.
Ce commerce était très florissant, employant jusqu’à 60 personnes, et Gaston, entreprenant et, selon l’expression du journal local, « un de nos citoyens les plus estimés », est sollicité pour entrer dans la franc-maçonnerie. Il travaille beaucoup et souffre de l’estomac.
tastevin Humbert et Lioret 1894
En 1909, on va installer des cuves de ciment de 2000 hl. Georges, avec son lorgnon, est ici photographié, faisant l'appel, devant les voitures chargées, c'était le rôle du patron. Les voitures partaient, tôt, livrer jusqu'à trente kilomètres de Pantin. En 1914, les livreurs sont revenus de Dammartin-en-Goële en rapportant la nouvelle : “Les boches sont derrière nous !” C'était le 3 septembre 1914, un mois après la déclaration de guerre et le départ pour Berlin, la fleur au fusil !
L’entreprise Lioret
Puis, Gaston vole de ses propres ailes et l’entreprise devient l’entreprise Gaston LIORET. Après la guerre de 1914 – 1918, elle abandonne la partie épicerie pour ne garder que les vins et spiritueux encore rentables.
Après la mort de Gaston en 1927, la maison est reprise par les enfants, Gaston junior et Germaine. C’est Germaine qui assistait au départ, remettant les congés jaunes ou roses, découpés aux ciseaux, dans un registre, en ciselant des crans suivant les quantités d'alcool transportées. Quel travail ! une horloge dessinée à laquelle on ajoutait les aiguilles indiquait le temps de livraison. Après, allez savoir si le livreur s'arrête, si les chevaux glissent….
Le soir, Germaine allait terminer le travail de la journée, sur les nouvelles tireuses, où les femmes, à la chaîne, lavaient et remplissaient les bouteilles, les pieds dans l'eau, risquant le verre qui casse. Cette tireuse, c'était, quand même, une fierté dans les années 20 : un gros investissement, marquant la transformation de la vente du vin ordinaire, en litres, et non plus en fûts, à l'image des magasins à succursales multiples, concurrents. Il fallait vendre moins cher, toujours moins cher que le voisin, comme l'attestaient les tarifs imprimés, roses, de la maison Lioret.
Ils ont conservé l'intégralité des bâtiments du 3 rue Auger et du 35 rue de Paris, partiellement vides, mais la crise de 1929 aura finalement raison de l’entreprise qui fait faillite en 1937.
La belle époque
Albertine donne naissance à Georges (1888) puis à Berthe (1890) à Levallois. En 1893, ils habitent à Pantin quand nait Yvonne, très prématurée à sept mois suite à une chute de sa mère : elle est élevée dans du coton, au sens propre, en l'absence de couveuses. Drame provoqué par ce prénom ! La sœur Louise arrive : “Comment ! tu sais que c'est le prénom de la maîtresse de mon mari !” Albertine accommodante la rebaptisera Germaine.
Mais en août 1893 la petite Berthe de 3 ans attrape la rougeole et, pour ne pas contaminer le bébé fragile, on l’envoie chez sa tante Louise, avenue de la Grande Armée où elle décède. C’est pour elle que sera construite la chapelle Lioret au cimetière de Pantin.
Comme toutes les femmes de l'époque, Albertine appréhendera toujours de se trouver enceinte. Peu désiré, Gaston naît à Neuilly Plaisance en 1897. La famille habite toujours Pantin. C'est l'été, les deux aînés, toujours malades, ont eu besoin d'un changement d'air ! Germaine, a déjà manqué mourir d'une méningite. Après ou avant la méningite, il y a eu la diphtérie d'où on l'a tirée grâce au tout nouveau sérum du Dr Roux.
Dans l’appartement du 3 rue Auger à Pantin, la cuisine était grande, avec un évier en pierre de Bourgogne, douce et de jolie couleur, bien plat pour que toute l'eau se répande alentour. Installation moderne, il y avait, là, la chaudière du chauffage central et l'appartement avait une salle de bains aux robinets de cuivre et lavabo encastré dans la table de toilette de marbre rouge avec des garnitures de flacons de toilette, un détail supplémentaire d'aisance et ... de nettoyage.
Le ménage restait la préoccupation constante, malgré le modernisme de l'aspirateur, un birum cylindrique, énorme. Il ne pouvait rien aux détails : les colonnettes de l'inévitable salle à manger Henri II, la cheminée lorraine ajoutée à la salle à manger, les tapis et tentures partout, les housses des sièges rocaille-19e du salon aux pieds si minces que nul ne s'aventurait à s'y asseoir. Paille de fer et encaustique jusqu'au siège des WC.
Une bonne y aidait, sortant seulement le dimanche soir. Au repas de ce soir-là, le pot-au-feu préparé à l'avance évitait le travail de la maîtresse de maison. La bonne était secondée pour le blanchissage et le repassage. Le monceau de linge était impressionnant : nappes blanches damassées, serviettes immenses assorties, chemises d'homme au plastron et col amidonnés sans parler des plis grands ou petits ornant tant le linge d'homme que de femme. Il fallait retourner les longues chemises de nuit arrivant aux pieds, déjà toutes plissées derrière avant d'attaquer les plis de devant. Pas de planche à repasser, pas de fer électrique, surtout, au fil trop gênant ! Les dentelles et les manches n'étaient pas aplaties bêtement, il y avait les fers plats, les fers à tuyauter, les fers à coque, destinés à cet usage. Le temps passé ne comptait pas.
La couturière venait une fois par semaine. On sortait l'encombrante Singer de son débarras, on l'installait tout près de la fenêtre, sur un vieux lino à cause des petits fils à ramasser,
Chez les LIORET, la bonne, seule, était logée, au sixième comme il convient, et sa vertu n'était pas garantie contre le maître de maison. Combien sont passées à la porte pour ce motif ?
Qui aurait attendu cette vie bourgeoise et conformiste d'une fille de vignerons de Laas ? Ces vertus ménagères sont pourtant celles des campagnes : à Laas, les filles étaient placées avant leur mariage, garantie de leur apprentissage, car il faut, pour commander, savoir travailler, selon l'avis d'Albertine. Ces petits bourgeois remplissaient leurs armoires de paires et de paires de draps blancs. Chaque année, en janvier, saison du blanc, on faisait venir, de la Samaritaine ou de la Cour Batave, le grand magasin de l'avenue de l'Opéra, des piles de linge de maison, torchons, serviettes, grands tabliers bleus ou blancs, on choisissait à loisir chez soi et non sur catalogue, on renvoyait le surplus. L'amour du très beau linge fin, cousu à points minuscules et brodé est manifeste dans les restes du trousseau de Germaine.
Hors du ménage qui prenait du temps, Albertine s'occupait des enfants. Ils fréquentaient le cours privé des demoiselles Rieu, tout proche. Cours religieux qui les a préparés à une première communion sans émotion : les parents ne pratiquaient pas.
Loisirs
Parents et enfants partageaient les plaisirs de l'automobile. Il y en eut différents modèles, la carrosserie étant fabriquée après achat du châssis. Le dimanche, on allait voir la famille BEAUVILLARD, à St Vrain, à la Ferté Alais, à Milly ou à Magny en Vexin. Quelques photos prises près de Clermont-Ferrand (où vivaient les cousins REB), d'autres au Mont Blanc ou dans les Ardennes belges attestent de voyages plus lointains. Les LIORET ne craignaient ni les routes cahoteuses, les éclatements des pneus, les phares qui n'éclairaient pas, ni les hôtels, pourtant toujours pleins de punaises d'après eux.
Curieusement, ils ne semblent jamais être allés à La Bernerie en voiture. Les malles et les caisses, contenant les encombrants vêtements ou l'épicerie, introuvable sur place paraît-il, exigeaient le train : quel coffre de voiture tiendrait une malle d'osier (pour la légèreté) recouverte de lourd cuir noir (solidité oblige), à deux tiroirs de près d'un mètre de large ?
Gaston lisait beaucoup : les auteurs de l'époque, Zola, Rostand, Daudet, Loti... sans oublier Hansi et Erckman-Chatrian, marquant l'origine lorraine de sa mère. Il aimait sortir, aller au théâtre ou au bal, car, sans être auvergnat, on dansait aussi chez les épiciers et le président de la République était tenu d'assister au bal annuel. Germaine se vantait d'avoir marché sur les pieds de Fallières. Elle avait conservé ses délicieux carnets de bal.
lunette de théâtre télescopique s sac de bal perlé
Les LIORET commencent à aller aux bains de mer, sur le conseil du médecin, sur la Manche, à Luc-sur-mer et à St Aubin où ils louent pour le mois d'août. Il y a eu une religion du climat vivifiant ; les enfants n'auraient pas passé l'hiver s'ils n'avaient pas “pris l'air”, au minimum à 50 km de Paris pendant un bon mois ; la ville était malsaine et l'air alentour, sans bienfait jusqu'à Fontainebleau. Aux bains de mer, on écoute la faculté : pas plus de dix minutes dans l'eau, deux heures après les repas. Les petits parisiens n'allaient à l'eau qu'avec un vieux pêcheur supposé maître-nageur.
La Manche, c'est froid ! Aussi, après un ou deux ans, les LIORET ont opté pour l'Atlantique, d'ailleurs leurs associés HUMBERT allaient à La Baule. Ils ont loué à Pornic ; quand Albertine y est arrivée et qu'elle a vu les rochers, elle s'est écriée : “Jamais je ne ramènerai mes enfants vivants d'ici !” Donc, on a recherché, en urgence, une plage plus sûre et trouvé La Bernerie toute proche.
L'habitude s'est prise de retourner à la Bernerie, par sympathie des garçons avec les AUDOUIN qui étaient trois joyeux lurons ne craignant certainement pas plus l'eau que les reproches des parents. Pour éviter les locations précaires, les LIORET ont alors acquis une propriété, rue des Moutiers dont le jardin se prolongeait par un pré jusqu'à la plage Ste Anne. Le sentier des douaniers passait au bout du pré, bordé d'“écumes de mer”. Il y avait une salle de billard, dont Gaston était très féru, qui s’ouvrait largement sur le jardin.
Gaston Audouin et sa petite-fille Josette à la Bernerie en 1926
Fin de vie
Albertine meurt à Pantin en 1923, à l’âge de 54 ans, de septicémie, suite à une brûlure qu'elle s'était faite, à la Bernerie, en sortant du four, un plat de tomates farcies ! Une autre version prétend qu’elle s’était blessée sur le poulailler de Pantin.
Quant à Gaston, il souffrait de l'estomac au point de ne rien pouvoir manger et se nourrissait des seuls bouillons de viande concentrés que lui cuisinait son épouse dans une marmite norvégienne. Il fit des cures à Vichy, sans résultat. On l'a ensuite envoyé à Dax et Lamalou. A la fin de sa vie, en 1927, il était paralysé sans qu’aucun des plus grands spécialistes de l'époque n'en ait diagnostiqué la cause. La dernière année, il n'acceptait de soins que de sa fille. Il avait 63 ans.
Pendant leurs années fastes, en 1911, le couple avait acheté un immeuble de rapport de 2 étages au 203 rue de Paris à Pantin qu’ils ont fait rehausser de 3 étages et qui existe toujours.
3 enfants = 3 vocations contrariées
Georges (1889 – 1967)
Georges, toujours maladif, est envoyé interne à Fontainebleau pour raison de santé. De Fontainebleau, il reste un rond de serviette et une timbale argentés, marqués à son numéro : 63. Georges a dû y passer péniblement trois ans, en 6e (redoublée) et 5e, entrecoupés de fugues. Si ses parents le reconduisaient le dimanche soir, il leur arrivait de le retrouver rentré à Pantin avant eux ! Sans bac, il a fait l'Ecole de Commerce de Paris.
Sa photo en uniforme de collégien le montre avec un lorgnon et une chaîne de montre ; très hypermétrope, il n'était pas comme les autres à l'époque.
Mais sa véritable passion était l’automobile. Georges conduisait, son premier permis date de 1906, et il démontait la voiture le lundi matin, heureux si elle marchait le samedi suivant. A 17 ans, il ne passait pas beaucoup de temps à travailler ! Ce qu’il était pourtant censé faire dans l’entreprise paternelle.
L’affaire !
Fils à Papa, Georges mène la belle vie, sort à Paris et en 1911, tombe fou amoureux d’une demi-mondaine habitant rue de Crimée : Marie Augustine Béatrice PERNOT, qui se fait appeler Mathilde de Belcour ou Mathilde Belcour.
Malheureusement pour Georges, Mathilde épouse en février 1913 un homme riche et de 28 ans son ainé. Le 12 septembre 1913, Georges, fou de jalousie, tire 5 balles sur le mari de sa belle et se constitue prisonnier. Après quelques mois de prison, Georges sera jugé aux assises à Evreux le 13 janvier 1914, pour tentative de meurtre seulement, bien que le mari soit mort entre temps.
Tous les journaux se sont évidemment emparés de cette affaire de crime passionnel : le Petit journal, le Petit Parisien, le Journal de St Denis, Gil Blas, l’Aurore, le Droit, le Journal, le Matin, le Temps. Sur tous les tons et prenant partie pour ou contre l’accusé, mais dans l’ensemble plutôt favorables à celui-ci qui fut acquitté sous les applaudissements de la salle, grâce au très bon avocat payé par les parents LIORET.
En 1914, Georges n'est pas mobilisable, réformé à cause de sa vue. Il s'engage aussitôt et fera la guerre dans les bureaux de l'intendance au château de Vincennes dans le même bureau que le peintre Raul Dufy.
Après la guerre, il épouse sa chère Mathilde que la famille LIORET adopte malgré le scandale et qui est choisie comme marraine pour sa nièce Josette. Mathilde, après son mariage avec Georges, avait monté une maison de haute couture, 12 rue Vignon. Ce n'était pas une femme ordinaire pour réussir à se créer une riche clientèle sud-américaine, un tant soit peu excentrique. Les clientes arrivaient pour un tour en Europe, accompagnées d'un nombre impressionnant de malles qu'elles déposaient parfois rue Vignon, en attendant de les remplir. “J'ai oublié mon collier de perles”, disait l'une d'elles, débarquant en coup de vent de Genève ou de Londres et elle repartait aussitôt.
Mais Mathilde meurt en 1926, victime d’un cancer du sein, malgré les rayons. Georges n’a pas été capable de gérer la maison de couture qui a sombré, la “première d’atelier” emmenant la clientèle, d'ailleurs touchée par la crise. La « Maison Mathilde Lioret » a fait faillite le 16 avril 1931 et Georges a tout perdu, son ravissant vieux moulin à Paley, le mobilier, engageant même des titres qu'il ne possédait pas encore, car ils faisaient partie de la succession de son père, et laissaient ses frère et sœur dans une situation difficile au magasin de vins, sans trésorerie.
Difficile pour lui de retrouver une situation en pleine crise et il n’a survécu à cette période que grâce à l’aide de sa sœur et de son frère. Il a ensuite travaillé pour les premiers magasins Monoprix qui s'installaient en province. Il s'occupait des implantations et des achats, un métier qu'il connaissait. C'est au même titre d'acheteur, qu'il est passé à la coopérative Renault. Et au lendemain de la seconde guerre mondiale, Gaston ayant monté une entreprise de récupération d'accus, a embauché Georges, sans plus de soucis l'un que l'autre des risques encourus par le plomb et l'acide.
A la retraite, logé par sa sœur dans l’immeuble familial du 203 rue de Paris à Pantin, il restait très actif, bricolant dans son atelier, vadrouillant chez les brocanteurs, intarissable collectionneur de timbres et de disques de chanteurs anciens.
Germaine (1893 – 1973)
Elle aurait voulu être médecin, d’ailleurs elle s’est inscrite aux cours d’infirmière de la Croix rouge pendant la première guerre mondiale, mais il n’en était pas question dans son milieu.
Après le certificat d'études chez les demoiselles Rieu, et le brevet élémentaire au cours complémentaire de Pantin, on avait renvoyé la bonne pour initier la fille aux travaux ménagers, un an durant. Un an passé à obtenir l'autorisation de continuer jusqu’au brevet supérieur, peut-être grâce à l'aide de son amie Marguerite Garry qui fut inscrite, avec elle, à un cours situé place de la République où enseignaient ... des professeurs hommes venus de Chaptal ! Une surveillante trônait au fond de la classe qui frappait sa table, d'une règle si le monsieur outrepassait la correction !
Germaine n'était pas révoltée ; elle aurait pu, brevet en poche, être institutrice ou demoiselle des postes et échapper au milieu familial et macho. Elle s'est contentée de s'amuser des prétendants qui ne manquaient pas et qu'elle refusait.
Mais il y en a un qui lui plaisait beaucoup, c’était Léon AUDOUIN, le fils ainé des épiciers de la Bernerie avec lequel ses frères avaient tant sympathisé. Les parents n’étaient pas favorables à ce mariage car il n'y avait aucune commune mesure de richesse entre les épiceries de Pantin et de la Bernerie.
C’est elle qui a gagné et ils se sont mariés à Pantin le 23 juin 1914, juste avant la guerre. Léon est blessé par un éclat d’obus dès le mois de septembre, il est rejoint par sa femme pour sa convalescence à Nantes, leurs seuls vrais mois d’amour. Lieutenant sorti du rang, il est fait prisonnier en 1915 et passera 3 ans en captivité en Allemagne.
repas de mariage à l'Elysée Palace
Ces trois ans de séparation forcée, le caractère volage et dépensier de Léon, la mainmise de la famille LIORET sur le jeune ménage furent surement des facteurs de leur séparation rapide après la naissance non désirée de leur fille Josette en 1920. Exit le gendre …
Séparée mais non divorcée, Germaine reste donc à Pantin avec sa fille, dans un appartement sur le même palier que celui de ses parents au 3 rue Auger. Elle travaille très dur dans l’entreprise familiale, davantage que ses frères, plus intéressés par la mécanique, le tennis ou la photographie. Gaston disait : “Je n'ai qu'un garçon, c'est ma fille.”
A la mort de son père en 1927, elle reprend l’affaire familiale déclinante avec son frère Gaston jusqu’à la faillite de 1937.
Puis elle a repris le magasin de chaussures d’un locataire impécunieux de l’immeuble du 203 rue de Paris à la veille de la guerre et elle l’a gardé jusqu’en 1960, disant encore que c’était une bêtise de l’avoir cédé, tant elle s’ennuyait ensuite.
Inconsciemment coupable de la mort de sa sœur à sa naissance, soutien de ses parents dans leur vieillesse, de ses frères, il fallait qu’il lui en coutât de les aider, mais elle ne pouvait se passer de ce sacrifice. Mère célibataire à une époque où ce n’était pas si courant, elle aimait sa fille tyranniquement en se plaignant sans cesse d’être délaissée. C’était une mère courage en même temps qu’une terrible pessimiste.
Gaston (1897 – 1974)
Le petit Nono était le préféré de sa mère, Albertine. Celui-là avait eu droit au lycée Chaptal, mais c’était surtout un fou de toutes les inventions de l’époque.
Dès 1913, à l’âge de 16 ans, il expose au Salon de l’aéronautique un modèle d’aviette (hélice arrière) de son invention.
Il s’engage volontairement dans l’aviation le 15 juillet 1915 et fait ses classes à Pau. Nommé sergent, breveté pilote militaire, il vole en escadrilles au Crotoy ou dans les Vosges et gagne la Croix du combattant volontaire.
Puis, il est rayé du personnel navigant pour vertiges et surdité avec une invalidité à 10%, invalidité qu’il gardera toute sa vie.
Dans l’aviation, il a rencontré des jeunes fortunés et libres, les Gaumont, qui l’invitent à Sainte Maxime, l’entraînent dans des sorties où les filles ne résistaient pas à ces beaux aviateurs.
Comme beaucoup de pilotes, Gaston aurait voulu rester dans l'aviation après la guerre mais Albertine a repris son autorité et s'est opposée à ce désir. “Tu seras épicier, mon fils”. On reste étonné de la soumission de ses enfants. Il aurait fallu se battre pour faire une carrière difficile dans l'aviation. Gaston a renoncé, mais il n'a jamais aimé que la mécanique, la photo, le cinéma, tout ce qui évoluait si vite alors. Il a eu son petit laboratoire hors du magasin, sa voiture, il a continué à mener une vie insouciante, dissimulant sa raquette quand il partait visiter la clientèle. Sa joie aura toujours été de voler avec “les vieilles tiges”, et peut-être a-t-il accueilli la fin du magasin de vins, en 1937, comme une libération !
Il s’est marié le 18 juin 1928 aux Pavillons-sous-bois avec Léone Germaine VERGNE, mariage mal accepté par sa sœur si possessive, et est venu habiter dans l’ancien appartement de ses parents 3 rue Auger à Pantin où ils eurent un fils unique, Jean, en 1930.
Plus tard, ils ont ouvert une blanchisserie à Pantin avant une calme retraite de vieux monsieur placide et rassurant comme son frère.
Alors belle époque ?
Oui, sans doute pendant la vingtaine d’années très prospères avant la première guerre mondiale, obtenues au prix d’un travail acharné et de sévères maux d’estomac par un homme qui n’était pas né avec une cuillère d’argent dans la bouche. Mais le désir de perpétuer et transmettre à tout prix l’entreprise familiale a rogné les ailes de ses trois enfants solidaires.
Ecrit d’après les souvenirs personnels et objets conservés par Josette, la petite-fille de Gaston et Albertine.